En cette année de célébration - cinquantenaire des relations diplomatiques franco-chinoises oblige - qui mieux que Zeng Fanzhi pour illustrer une relation qui se veut apaisée, lui dont l’art pictural fait la synthèse entre Orient et Occident ? Non revendicatif sans être pour autant apolitique, intégrant symboles de la Chine révolutionnaire et codes occidentaux, l’art de Fanzhi plait autant aux collectionneurs asiatiques qu’occidentaux. Sa côte est désormais appréciable et le Musée d’Art moderne à Paris lui offre ses cimaises pour une mini-rétrospective.
Zeng Fanzhi est né en 1964, l’année même où le général de Gaulle, premier dirigeant occidental à nouer le dialogue, tend la main à la la République populaire de Chine. Le garçon grandit dans la révolution maoïste. En 1966, il a 2 ans quand éclate la Révolution culturelle, qui met à bas ce que Mao appelle les « quatre vieilleries » : idées, culture, coutumes, habitudes, tous symboles du passé qui doivent disparaître. Pour cela, les Gardes rouges, la jeunesse des villes qui s’appuie sur le Petit livre rouge, deviennent son bras armé. Leur foulard écarlate, dont Zeng Fanzhi a été inexplicablement privé, revient comme un leitmotiv dans son œuvre. "(Sans foulard) j'étais exclu par la collectivité. C'était vécu comme un déshonneur par mes parents. C'est une ombre sur mon enfance".
En 1976, à la mort de Mao, Zeng a 12 ans. La Révolution culturelle s’achève et avec elle, l’ère des purges. « L’impact de la Révolution culturelle a contribué à la complexité de l’univers dans lequel nous avons grandi. En tant qu’artistes, nous avons eu beaucoup d’expériences pour nourrir notre imagination », dit-il pudiquement. Peut-être influencé par un voisin, un peintre graveur qui a fait son portrait, l’enfant commence à peindre dès ses 8 ans. Il intègre naturellement l’École des Beaux-Arts de sa ville de Wuhan, avec le plein accord de ses parents ouvriers. La capitale provinciale du Hubei tient une place particulière dans les relations franco-chinoises. Elle bénéficie dès 1966 de la récente coopération entre les deux pays. Le général de Gaulle et Zhou Enlai, Premier ministre de Mao Zedong, qui a une relation particulière avec la France (lire notre article) ont décidé de faire de Wuhan, la vitrine de leur coopération. D’abord universitaire, puis médical, le partenariat devient plus largement économique à partir des années 80, notamment avec l’installation de Peugot-Citroën. Sur le plan strictement national, Wuhan ville-carrefour bénéficie de la politique de développement des cités de l'intérieur. Itinéraire d’un enfant du siècle Le parcours de Zeng Fanzhi, c’est l’histoire d’un homme qui au croisement de l’Histoire choisit de peindre ce qu’il voit, plutôt que ce qu’il vit. Témoin plus qu’acteur de la recomposition politique et économique en cours. La transition d’une économie planifiée à une économie de marché apparaît dans le costume. L’uniforme des débuts laisse place au complet veston occidental. La cravate remplace le foulard rouge. Seules les mains dénotent : immenses, rouges, noueuses, elles disent le passé ouvrier.
L’une de ses premières séries « Hôpitaux » exposées au Musée d’Art Moderne, témoigne de sa vie d’étudiant. L’hôpital, qu’il fréquente pour pouvoir se doucher, lui fournit la matière première de ses toiles. Il peint la vie et la mort à l’œuvre en ces murs : infirmière soutenant un mourant, malades alités, soins médicaux... A l’image de ce triptyque, réalisation de fin d’étude, violemment rouge et noir. Le rouge, couleur symbole de vie en Chine, aussi associé au deuil et à la mort. Sa formation en département « peinture à l’huile » dure quatre ans durant lesquels Fanzhi s’intéresse à toutes les formes d’art, dont l’art occidental. Son intérêt revendiqué pour l'expressionnisme allemand est perceptible, particulièrement dans ce triptyque de Max Beckmann.
Avec sa série « hospitalière », le jeune Zeng trouve son premier acheteur, un marchand d’art qui paie 2 000 dollars chaque tableau. Une somme inespérée dans la Chine d’alors. Cette vente qui lance la carrière de Zeng Fanzhi, est le premier pas vers son statut de « plus grand peintre chinois » vivant.
Masques et autres portraits. Avec ce pécule, sa formation achevée, Zeng Fanzhi s’installe en 1991 à Pékin. Sa solitude d’alors lui inspire les séries Mask à l’honneur au Musée d'Art Moderne de Paris. « Tout le monde portait des costumes », raconte le peintre « mais ça avait quelque chose d’un peu faux. Derrière la plupart de ces masques, c'est moi. J'avais très peu d'amis. » Tous sourient mais quels visages présentent-ils derrière leurs masques ? Leur joie semble factice, de pure forme. La transition vers un autre monde, celui des villes, de l’occidentalisation ne rend pas forcément heureux... Cette série semble rapprocher Zeng Fanzhi d’un autre de ses compatriotes, Yue Minjun, l'un des chefs de file du mouvement « Réalisme cynique ». Mais est-ce vraiment le cas ? Les figures hilares emblématiques de Minjun ne trahissent pas la joie mais le désenchantement, celui de la génération de Tian'anmen, marquée par la répression militaire et la perte des illusions. Il n’est que de voir ce tableau « Exécution » : des condamnés sur le point d’être fusillés sur la place Tian'anmen y montrent des visages hilares, un pied de nez à la féroce répression d’alors. Une intention très limpide qui classe clairement Yue Minjun dans les rangs des opposants. Fanzhi ne revendique pas une représentation politique à proprement parler. Même si sa peinture de la solitude de l’homme contemporain en Chine peut être lue comme une critique sociale. Une modération, en ces temps de commémoration, qui en fait un artiste décidément plus fréquentable qu’un Minjun ou un Weiwei.
Question de fierté nationale Joli score : avec des ventes cumulées de 25,1 millions d'euros en 2012/2013, Zeng Fanzhi se classe 4ème au palmarès mondial des artistes contemporains établi par la société Artprice. Un motif de fierté pour la Chine d’aujourd’hui. Inspiré de la Cène de Léonard de Vinci, son « The last supper (le dernier repas, ndlr)» peint en 2001 a mis le feu aux enchères à Hong Kong où il s’est adjugé 17 millions d’euros !
La Cène de Léonard de Vinci
Dans cette composition, Judas, « porte une cravate dorée, qui évoque le pouvoir de l'argent, le capitalisme », explique Zeng Fanzhi. D’aucuns le lisent comme une trahison du communisme corrompu par le pouvoir de l’argent. Peu importe. Dans la Chine capitaliste du XXIème, « les Chinois ont envie que plusieurs de leurs artistes atteignent le million de dollars. C'est pour eux une question de fierté nationale », observe Pia Cooper, spécialiste d'Artcurial. Comment en est-on arrivé là ? Explication intéressante de Philippe Dagen, historien de l'art, également chercheur et professeur d'histoire de l'art contemporain à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Ce serait grâce au communisme lui-même que la peinture à l'huile, longtemps inconnue en Chine obtient ce succès mondial. Pourquoi ? Parce que ces peintres qui explosent les cotations sont des héritiers du modèle soviétique. Les écoles d'art de la Chine communiste ont été réformées dans les années 1950 selon la doctrine soviétique du réalisme socialiste. Les étudiants formés à cette époque ont donc selon Philippe Dagen adopté le système éducatif et les modèles figuratifs du « pays frère ». Ainsi l’a voulu Mao (avant que la déstalinisation en URSS ne refroidisse le climat...) : « La littérature et l'art révolutionnaires sont donc le produit du reflet de la vie du peuple dans le cerveau de l'écrivain ou de l'artiste révolutionnaire, explique l'historien de l'art. La vie du peuple est toujours une mine de matériaux pour la littérature et l'art, matériaux à l'état naturel, non travaillés, mais qui sont en revanche ce qu'il y a de plus vivant, de plus riche, d'essentiel.» Ainsi la boucle est elle bouclée : Zeng Fanzhi rend au communisme ce que celui-ci lui a donné. La notoriété personnelle et la richesse qui ne se cachent plus, en bonus.