Deux jeunes sur trois entre 18 et 30 ans se disent désormais prêts à renoncer à postuler dans une entreprise qui ne prendrait pas suffisamment en compte les enjeux environnementaux. Ce changement de mentalité face à l'urgence climatique chez la jeune génération gagne désormais le milieu des grandes écoles, où sont formés les patrons de demain.
Tout avait l’air d’une cérémonie de diplôme des plus classiques, comme en connaissent les grandes écoles chaque année. À celle d’AgroParisTech, considérée comme la meilleure école d’agronomie de France, le public applaudit sans retenue ce 30 avril 2022 au soir pour accueillir la prochaine étudiante qui doit tenir son discours. Mais elle est accompagnée de sept de ses camarades.
L’une d’entre eux prend la parole : « Les diplômés de 2022 sont aujourd’hui réunis une dernière fois après trois ou quatre années à AgroParisTech. Et nous sommes plusieurs à ne pas vouloir faire mine d’être fiers et méritant d’obtenir ce diplôme à l’issue d’une formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours. »
La salle est silencieuse et écoute attentivement les étudiants venus livrer leur critique sur le contenu et la vocation de leur formation qui, pour eux, fait fi de tous les constats alarmants sur l’état du monde. « AgroParisTech forme chaque année des centaines d’élèves à travailler pour l’industrie de diverses manières : trafiquer en labo des plantes pour multinationales qui renforcent l’asservissement des agricultrices et agriculteurs, concevoir des plats préparés et ensuite des chimiothérapies pour soigner les maladies causées, compter les papillons et les grenouilles pour que les bétonneurs puissent les faire disparaitre légalement », déclare un étudiant au pupitre.
Une accusation contre laquelle AgroParisTech s'est défendue par le biais d'un communiqué publié le 12 mai : "Nous formons des ingénieurs du vivant, amenés à évoluer dans la complexité et dont le métier sera d’imaginer, de concevoir et de déployer des solutions. Nous nous inscrivons donc résolument dans une démarche constructive et considérons que les solutions se trouvent dans le progrès de la science et des technologies tout autant que dans les usages qui en sont et seront faits.[...] Nous ne sommes donc pas surpris par la diversité des points de vue exprimés au cours d'une cérémonie qui a duré 3 heures, car ils traduisent l’ampleur des controverses engendrées par les thématiques qu’enseigne AgroParisTech."
Au-delà de la formation, c’est tout un système économique et un mode de vie que les étudiants souhaitent questionner devant l’assistance. « Quelle vie voulons nous ? Un patron cynique ? Un salaire qui permet de prendre l’avion et un emprunt sur 30 ans pour un pavillon ? Même pas cinq semaines pour souffler par an dans un gîte insolite ? » interroge l’un d’entre eux avant d’inviter tout à chacun à ne pas « perdre son temps et laisser filer cette énergie qui bout quelque part en nous. N’attendons pas le 12e rapport du GIEC qui démontrera que les États et les multinationales n'ont jamais rien fait d’autre qu’aggraver les problèmes. »
La vidéo sur Youtube, signé « les agros qui bifurquent », a été vue plus de 700 000 fois. Elle n’est pas sans rappeler le discours de Clément Choisne, diplômé de Centrale Nantes en 2018. Il déclarait alors devant un parterre de convives, être « incapable de [se] reconnaitre dans la promesse d’une vie de cadre supérieur en rouage essentiel d’un système capitaliste de surconsommation. » La vidéo a été vue près de 375 000 fois.
Il n’est pas nouveau que la jeunesse soit en contradiction avec la génération précédente, en rébellion contre son temps. Toutefois, un vent de changement semble atteindre des sphères jusqu’ici assez imperméables, notamment en raison de leur proximité avec le pouvoir : les grandes écoles.
Plusieurs étudiants de ces instituts prestigieux, au sein desquels on forme les cadres de demain, se sont retrouvés à faire le même constat. « On ne questionne aucun enjeu sociétal », a remarqué Rémi Vannel, diplômé des Arts et métiers, l’une des meilleurs écoles d’ingénierie, en septembre dernier. L’étudiant se rappelle de cours où l’on « parlait d'électricité pour parler d'électricité. On parlait de matériau pour parler de matériau sans adresser d'une quelconque manière les enjeux de transition écologique. »
Avec des camarades, ils ont donc voulu faire bouger les lignes à leur échelle d’étudiants, en organisant un événement rythmé de conférences et d’ateliers de sensibilisation abordant précisément ces enjeux de transition.
Leur élan a été toutefois quelque peu freiné : « Quand on a soumis nos projets dans le cadre de notre événement, on nous a fait comprendre que les sujets environnementaux n’étaient pas des sujets à traiter dans le cadre de notre formation. On nous parlait technique, matériau. Les sujets de transition écologique, on nous faisait comprendre que ce n'était pas de l’ingénierie. »
Si la CAMTE (Convention Arts et Métiers pour la Transition Écologique) a bien pu voir le jour et a été favorablement accueillie même par la direction, le futur ingénieur regrette « le manque de synergie » à la suite du projet. « En réalité, il n’y a pas de moyens mis à disposition, pas de programme de formation de profs, pas de questionnements transversaux sur les enseignements et la recherche. Cela reste à l'initiative des enseignants-chercheurs et c'est une minorité de personne » déplore-t-il.
En parallèle, lors de sa formation, Rémi Vannel a décidé de rejoindre le collectif « Pour un réveil écologique » qui regroupe plus 30 000 étudiants en France de grandes écoles voulant « prendre [son] avenir en main en intégrant dans notre quotidien et nos métiers les enjeux écologiques et en appelant au réveil la société. » Si contrairement à leurs camarades d’AgroParisTech, les membres du collectif ne croient pas en une sortie du système mais plutôt en sa réforme, l’idée du discours tenue était nécessaire.
« Le discours est radical sur le fond au sens étymologique, (à la racine), en disant que le problème c'est la société telle qu'elle est. Il y a des gens qui créent des alternatives et ces gens permettent à des personnes comme nous de changer de l'intérieur. L'idée globale du discours va dans le bon sens pour les luttes écologiques » admet Léa Falco, étudiante à Sciences Po Paris en développement international et membre de « Pour un réveil écologique. »
Le discours des jeunes diplômés en agronomie n’a cependant pas été favorablement accueilli par tous et a fait l’objet de nombreuses critiques, notamment sur les réseaux sociaux. Olivier Lesgourgues, diplômé lui aussi d’AgroParisTech devenu animateur télé, a déclaré trouver « dommage qu'ils aient accepté que la société investisse autant d'argent dans une formation qui leur sera totalement inutile. »
Que mes jeunes condisciples fassent carrière dans le dessin, le pétrissage manuel du pain ou le tressage de paniers, libre à eux. Dommage en revanche qu'ils aient accepté que la société investisse autant d'argent dans une formation qui leur sera totalement inutile. @AgroParisTech https://t.co/rRy6GfmAqX
— Mac Lesggy 3 x (@MacLesggy) May 11, 2022
Un reproche que déplore Léa Falco et porte-parole du collectif. « Il faut bien se rendre compte qu'on parle de jeunes de 22 ans qui ne trouvent pas leur place dans un système qui leur déplait », précise-t-elle. Par ailleurs, le changement de mentalité pourrait bien être plus répandu que les huit diplômés se trouvant sur la scène ce soir-là.
Selon l’étude menée par l’institut de sondage Harris Interactive sur plus de 2000 personnes âgées de 18 à 30 ans, deux jeunes sur trois se disent prêts à renoncer à postuler dans une entreprise qui ne prendrait pas suffisamment en compte les enjeux environnementaux. Autre chiffre : plus de huit jeunes sur dix jugent qu’il est important que les salariés soient associés à la définition de la stratégie de l’entreprise et aux décisions sur les aspects environnementaux.
La jeune génération ne serait plus prête à accorder de délai supplémentaire. « Moi j'ai 23 ans et les gens qui étaient à la cérémonie doivent avoir à peu près le même âge. Il y a ce sentiment d'urgence que vous avez peut être moins quand vous avez 50-60 ans. » constate Léa Falco. « Le fait de savoir que nous allons subir dans notre chair les transformations de ce monde, ça pousse à faire des choses comme ça. »