Joseph-Antoine Bell : "Que le journal Marca reconnaisse la force des racines africaines, c'est tout à l'honneur de l'Afrique"

Entretien. La Une du quotidien sportif espagnol Marca, le plus lu du pays, fait énormément réagir ce lundi 27 juin 2022. Elle met en avant les origines africaines de six des joueurs de l’équipe du Real Madrid, récent vainqueur de la prestigieuse Champions League. Si certains jugent cette Une raciste, l'ex Lion indomptable et capitaine de l’Olympique de Marseille, Joseph Antoine Bell y voit plutôt une consécration pour l'Afrique.
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Capture d'écran
Capture d'écran de la Une du journal sportif espagnol Marca.
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A la Une de l’édition de Marca de ce lundi, l’on voit une carte du continent africain, sur laquelle l’on distingue certains animaux tels que des girafes, des dromadaires, mais aussi ce qui s’apparente à une savane. Cette infographie occupe le centre de la page, et tout autour, sont disposées les photos de six joueurs du Real Madrid : Antonio Rüdiger, Aurélien Tchouaméni, Eduardo Camavinga, Ferland Mendy, David Alaba et Karim Benzema.

Des images qui rappellent à certains égards, l’imagerie coloniale la plus raciste. D’autant que dans l’article de Marca, publication la plus lue du pays forte de 1355000 lecteurs quotidiens, plus de 5 millions d’abonnés sur sa plateforme web et 420000 auditeurs sur sa plateforme radio, l’on peut lire que le Real Madrid a une nouvelle "feuille de route dans son recrutement". Pas étonnant que cette Une ait créé la polémique en Espagne et un peu partout en Europe. Le journal espagnol a été cité plus de 5000 fois sur Twitter. En France, le journaliste de France Télévisons Mohamed Bouhafsi n’a pas manqué d’exprimer son indignation.

En revanche, l’ancien Lion indomptable, emblématique gardien de but et capitaine de l’Olympique de Marseille, Joseph Antoine Bell, aujourd’hui consultant, notamment pour Radio France Internationale, si Marca a commis quelques erreurs, notamment en omettant de citer les autres joueurs noirs de l’équipe, en particulier les Brésiliens Éder Gabriel Militão, Vinícius José Paixão de Oliveira Júnior ou encore Rodrygo Silva de Goes qui ont de lointaines ascendances africaines, ne voit pas de racisme dans cette Une.  


TV5MONDE : Que vous inspire la Une du journal espagnol Marca ?
 
Joseph-Antoine Bell : Mon commentaire est que, malheureusement pour Marca, nous vivons une époque, une période, où relever le racisme est dans l’air du temps. Je ne veux pas aller plus en profondeur pour dire qu’est-ce qu’ils pensent eux. Mais je vais parler de la perception qu’on a de certaines choses. Aujourd’hui parce qu’on a subi et qu’on continue de subir le racisme, nous sommes devenus des écorchés vifs, qui ne tolèrent plus rien, de même que nos amis antiracistes. Mais, je voudrais défendre Marca du point de vue précisément des Noirs.

La seule erreur que Marca a commise, c’est de ne pas adjoindre les autres joueurs noirs de l’équipe aux Africains. Parce que les Brésiliens par exemple sont de lointains descendants d’Africains. C’est manifeste. Si on peut rattacher Benzema, né en France, à l’Afrique, les autres également [Tchouaméni, né en France ; Rüdiger né en Allemagne, Alaba, né en Autriche ; seul Camavinga est né en Angola et est arrivé en France à l’âge de deux ans], simplement du fait de leurs parents, on devrait faire la même chose pour Vinicius par exemple ; et on irait jusqu’à l’origine qui fait que les Africains qui sont au Brésil sont des descendants de Noirs venus d’Afrique.

Tchouameni
La nouvelle recrue du Real Madrid, Aurélien Tchouameni, s'exprimant lors d'une conférence de presse sur le terrain d'entraînement du club, à Madrid, en Espagne, le mardi 14 juin 2022.
© AP Photo/Manu Fernandez

Maintenant, je voudrais expliquer une chose. Nous ne pouvons pas vouloir une chose et son contraire. C’est vrai que dans ma langue, on dit que quand on a été piqué par un serpent, on voit un millepatte et on a peur. Ça nous pousse, donc à chaque fois qu’on voit Noir ou qu’on entend Noir, à dire qu’il y a peut-être du racisme là-dedans. Or, je vais nous prendre nous-mêmes à témoin. Comment réagissent les Africains quand ils regardent l’équipe de France ? Ils n’aiment plus la France aujourd’hui, ils sont opposés à la France, mais ils soutiennent l’équipe de France parce qu’elle a des joueurs noirs qui ne sont pas nés en Afrique.

Ils vont même jusqu’à dire : il faut qu’on nous les renvoie pour que nous gagnions la Coupe du monde. Ça veut dire qu’ils se reconnaissent dans ces enfants-là. Et que font les Africains lorsqu’ils ouvrent leur télévision et qu’il y a un boxeur noir contre un blanc ? Ils ne cherchent pas à voir le meilleur styliste des deux, ils sont pour le boxeur noir. Ça c’est la réaction des opprimés. Ils se sentent solidaires. Pourquoi soutiennent-ils Benzema ? Pourquoi veulent-ils du ballon d’or de Benzema ? Et pourquoi soutiennent-ils le Real Madrid ? Parce qu’il y a des Africains dans l’équipe. Et pourquoi les Africains aiment-ils l’Olympique de Marseille ? Parce que l’OM a été la première équipe à faire d’un Noir son capitaine. Et c’était moi, à l’époque !

Bell
Le gardien de but suédois Thomas Ravelli, à gauche, et le Camerounais Joseph-Antoine Bell s'embrassent après le match nul 2-2, du match du premier tour du groupe B, de la coupe du monde de football aux USA, le 19 juin 1994, au Rose Bowl de Pasadena, en Californie.
© AP Photo/Lois Bernstein

Aujourd’hui, les enfants qui soutiennent Marseille ne savent qu’ils le doivent à leurs parents ; mais ils ne savent pas ou plus, pourquoi leurs parents soutenaient Marseille. Toute l’Afrique soutenait l’OM (soutient toujours Marseille !) à cause de ce lien historique qui leur faisait croire que à l’OM on n’est pas raciste, à l’OM on n’aime les Noirs, à l’OM on respecte les Noirs.

Si Marca ne l’avait pas fait, tous les Noirs et tous les Africains feraient le lien d’eux-mêmes, en voyant l’équipe du Real Madrid jouer avec tous ces garçons. N’oublions pas que le slogan « Black Power » n’a pas été inventé par Marca !

TV5MONDE : En l’occurrence, Marca a titré « Africa Power », qui est un clin d’œil à « Black Power », le slogan de la lutte des Afro-américains pour leur émancipation.

Joseph-Antoine Bell : « Africa Power » est en effet un clin d’œil à « Black Power ». Et précisément, Marca qui sait ce qui est dans l’air du temps, n’a pas voulu utiliser le mot « Black » pour ne pas renvoyer à du racisme, donc ils ont mis « Africa Power », pour essayer d’éviter précisément le procès qu’on leur fait maintenant.
Nous ne pouvons pas oublier que tous les Noirs, tous les Africains, tous les opprimés du monde, se sont sentis proches des militants qui scandaient « Black Power » à l’époque, qui se battaient et qui revendiquaient le fameux « I am Black and I am proud » de feu l’immense chanteur afro-américain James Brown. On a aimé ça, on a dansé ça ! Pourquoi aujourd’hui, si quelqu’un nous le dit, nous allons nous en offusquer ?

N’oublions pas que le journalisme consiste surtout à relever ce qui est extraordinaire. Les journalistes ne parlent pas des trains qui arrivent à l’heure, mais de ceux qui sont en retard. Aujourd’hui, il est logique que la Maison blanche [Casa blanca, l’autre nom du Real Madrid, NDLR] lorsqu’elle est habitée par des Noirs, que cela retienne l’attention et qu’on le relève !  

Eto'o et Song
Le président de la fédération camerounaise de football, Samuel Eto'o, à droite, et l'entraîneur camerounais, Rigobert Song, célèbrent la qualification des Lions indomptables pour la coupe du monde 2022, aux dépens de l'Algérie, au stade Mustapha Tchaker, de Blida, le mardi 29 mars 2022.
© AP Photo/Anis Belghoul

TV5MONDE : Selon vous, cette Une de Marca, c’est une façon de dire que les dirigeants du Real Madrid se réjouissent de cet « Africa power » ! D’où le parallèle que fait le journal avec le sang des tirailleurs sénégalais durant les deux guerres mondiales, en évoquant le sang africain des prédécesseurs des joueurs actuels (Samuel Eto’o, Geremi Njitap, Zinedine Zidane, Claude Makelele ou encore Lass Diarra) !

Joseph-Antoine Bell : Absolument ! En réalité pour moi, la Une de Marca et l’article de Marca, sont en l’honneur des Africains ! Et il n’y a pas à s’en offusquer. Il faut qu’on arrête d’être écorchés vifs, parce qu’on nous a trop fait subir le racisme ; au point où le jour où on nous décore, nous refusons cela. Nous trouvons encore du racisme dans la décoration, dans la reconnaissance de notre pouvoir. Un journal espagnol fait remarquer quelque chose qui aurait pu passer inaperçu, à savoir que la Casa blanca a été bâtie avec du sang africain. Moi je trouve cela positif.

Real champions
Les joueurs du Real Madrid dans un bus à toit ouvert, lors du défilé des trophées, devant l'hôtel de ville de Madrid, en Espagne, dimanche 29 mai 2022.
© AP Photo/Andrea Comas

D’ailleurs, peut-être précisément grâce à mon parcours. dans les clubs où je jouais, dès qu’il y avait deux ou trois joueurs qui s’approchaient de moi et qui étaient noirs, puisque malheureusement ou heureusement, avec ma personnalité c’était un peu particulier, dès qu’il y en avait deux ou trois qui s’approchaient, on faisait remarquer que le centre de gravité du club avait un peu basculé (vers l’Afrique !).

Donc, aujourd’hui, pourquoi on s’en offusque encore une fois ? N’oublions pas, les gens oublient vite, à l’époque où l’équipe de France était toute blanche, il y avait deux Noirs qui étaient arrières centraux. On les avait appelés la garde noire de l’équipe de France. C’était feu Jean-Pierre Adams et Marius Trésor. Donc, on sort ce qui est particulier ; et nous ne nous étions pas offusqués à l’époque. Les jeunes africains et les Africains tout court, ne s’étaient pas offusqués du fait que les Français reconnaissaient que dans leur équipe, ils ont la garde noire qui est leur point fort.
 
TV5MONDE : Aujourd’hui, ce centre de gravité au sein de l’équipe de France a basculé. Nous n’avons plus une équipe avec seulement deux joueurs noirs. Les choses se sont presque inversées !
 
Joseph-Antoine Bell : On a parfois l’impression qu’il n’y a que deux joueurs blancs (rires) ! Nous ne pouvons pas en même temps dire on ne nous voit pas, et lorsqu’on nous voit et nous remarque, et qu’on le dit, eh bien que les gens s’en offusquent. D’ailleurs, n’oublions pas qu’il ne s’agit pas ici d’un progrès lié à une politique de quotas. Ce n’est pas par des quotas que ces garçons sont au Real Madrid ! Ils y sont par l’excellence !

TV5MONDE : Je précise que le Réal Madrid s’est battu avec le PSG pour s’arroger les services de Kylian Mbappe, en vain. Il a toutefois réussi à recruter l’ancien monégasque Aurélien Tchouameni (tous deux sont d’origine camerounaise), qui est le dernier arrivé de ce fameux « Africa Power » !

Kylian
Le Français Kylian Mbappe, à gauche, et l'Autrichien Nicolas Seiwald, lors du match de football de l'UEFA Nations League entre l'Autriche et la France, au stade Ernst Happel de Vienne, en Autriche, le vendredi 10 juin 2022.
© AP Photo/Michael Gruber

En réalité, c’est tout à l’honneur de l’Afrique, que le journal Marca reconnaisse la force des racines africaines, et reconnaisse qu’on compte sur cette force spécifique, pour consolider la Maison blanche.
 
TV5MONDE : Dans une moindre mesure, et dans un contexte totalement différent, nous serions dans une situation qui fait écho à l’appel aux tirailleurs sénégalais lors des deux guerres mondiales !
 
Joseph-Antoine Bell : En effet, on a eu besoin, à l’époque, des muscles noirs pour faire la guerre ! En conclusion, pour moi, on devrait plutôt voir la force du football, qui est justement que l’excellence prime. Je tire mon chapeau au Real Madrid. Moi qui n’ai pas été entraîneur d’un club français, parce que le président et surtout la maire de la ville en question, trouvait que l’équipe était pleine de Noirs et qu’on ne pouvait pas, en plus, nommer un entraîneur noir !

TV5MONDE :  Ah bon ? 

Joseph-Antoine Bell : Bien sûr ! Donc, au contraire, j’envoie le message à Florentino Perez [le président du Real Madrid, NDLR], à toute la Casa blanca, et à Marca, que je les applaudis ; d’un côté, Florentino Perez, en recrutant, n’a pas dit je cherche des Noirs, il cherchait de bons joueurs. Il s’est trouvé que les bons joueurs étaient Noirs. il n’a pas hésité à les prendre.

Perez
Le président du Real Madrid, Florentino Perez, assiste à une séance d'entraînement de son équipe au Parc des Princes, à Paris, en France, le 14 février 2022.
© AP Photo/François Mori

Je me rappelle mon président, à Marseille, un jour, qui disait que ces deux Africains là ne peuvent pas jouer ensemble. Donc, il y en avait un de trop. Je ne vais pas revenir sur les détails de cette affaire. Or, aujourd’hui les clubs n’hésitent pas à mettre les Noirs ensemble, surtout lorsqu’ils sont convaincus qu’ils peuvent jouer ensemble, et qu’ils seront meilleurs ensembles. C’est qu’on a largement progressé. Ce n’est pas moi qui vais dire que ça c’est du racisme. Recruter des Africains ne peut pas devenir du racisme, et remarquer leur présence ce n’est pas du racisme. C’est faire honneur à leurs racines.

Tapie
Une image géante de feu Bernard Tapie, avant le match de football Ligue 1 française entre Marseille et le FC Lorient, au stade Vélodrome de Marseille, en France, le 17 octobre 2021.
© AP Photo/Daniel Cole

TV5MONDE : Deux précisions,  la première c’est de quel président il s’agit, et la seconde, de quels joueurs parliez-vous ?
 
Joseph-Antoine Bell : J’aurai pu dire que je ne cite pas les contemporains, mais il se trouve qu’il est mort, donc… C’était Bernard Tapie ! Les joueurs en question, c’étaient simplement Abdoulaye Diallo et Abedi Pelé. Le nombre d’étrangers étant limité, et pour faire de la place à un joueur allemand de l’époque, il fallait sortir quelqu’un ! Donc pour moi, aujourd’hui, qu’on recrute en masse les joueurs sans tenir compte de la couleur de la peau, c’est ce que les Africains demandent, c’est ce que les antiracistes demandent. Ne pas voir leur couleur au moment où on les recrute. En revanche, qu’un journal qui est là pour relever ce qui est exceptionnel puisse rappeler à tout le monde que la Casa blanca s’est fortifiée, a écrit son histoire, avec le sang, en l’occurrence ici la sueur, grâce à la sueur des joueurs d’origine africaine, je ne vois absolument pas de mal à cela.
 
TV5MONDE : Que ces joueurs soient africains de nationalité ou simplement d’origine africaine, ça ne change rien à vos yeux ?

Joseph-Antoine Bell : Ça ne change absolument rien, et tout ceci est plutôt à l’honneur de l’Afrique. Et surtout, il n’y a pas d’enfants valeureux qui ne rendent pas hommage à ses parents. Et en l’occurrence, au lieu que ce soit les joueurs qui citent leurs parents, c’est un journal qui le fait (parce que ces garçons sont nés en Europe, ils ont des passeports européens, ils peuvent se dirent Français, Allemands… à juste titre et de droit) Mais maintenant, ils sont nés de parents différents, qui eux venaient d’ailleurs. Et donc ce rappel de Marca rend hommage aux parents. En faisant honneur aux origines des joueurs, on nous ramène à l’enrichissement des cultures, les unes grâce aux autres.

Et donc, là par exemple, on montre l’apport de l’immigration africaine. Ne pas toujours la montrer comme étant désastreuse, comme étant consommatrices de je ne sais pas quels crédits. Mais là, on montre très bien que voilà l’excellence qui vient d’ailleurs. Si les parents n’étaient pas venus, eux ne seraient pas nés en Europe ! Et ils n’auraient sans doute pas le parcours qu’on leur connaît. Or, il se trouve que là précisément, ces garçons jouent pour les équipes nationales européennes, telles que la France, l’Allemagne ou encore l’Autriche. Donc c’est un hommage pour les parents, c’est une reconnaissance de la valeur de l’immigration.