Fil d'Ariane
“Sans minimiser l’impact sanitaire de la consommation de cannabis, nous considérons, à l’instar des politiques publiques existantes pour le tabac et l’alcool ou encore les jeux d’argent, que la légalisation donnera les moyens d’agir plus efficacement pour protéger davantage nos concitoyens et notamment notre jeunesse.” Dans une tribune publiée le 10 août dans le quotidien français Le Monde, une trentaine de sénateurs socialistes plaident pour la légalisation du cannabis en France.
Pour eux, cela permettrait de tirer de nombreux bénéfices, comme “contrôler la qualité sanitaire des produits consommés”, “freiner grandement les trafics au bénéfice des zones sinistrées” ou “développer des plans de prévention de grande ampleur, financés par la taxation des produits et par le redéploiement des moyens de répression”, écrivent-ils dans la tribune. Cependant, en France, l’exécutif reste rétif. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin est farouchement opposé à la légalisation du cannabis et a fait de la lutte contre les trafics une priorité de son action, avec le soutien d’Emmanuel Macron.
Marie Jauffret-Roustide est sociologue à l’Inserm, spécialiste des questions liées à la légalisation du cannabis. Selon elle, le refus gouvernemental de légaliser le cannabis s’explique par des facteurs émotionnels. Elle remarque toutefois que les mentalités sur la question évoluent rapidement. Elle considère la tribune des sénateurs socialistes comme la preuve de cette évolution.
TV5MONDE : Pourquoi la question de la légalisation du cannabis est au point mort en France ?
Marie Jauffret-Roustide : C’est difficile de trouver une explication rationnelle. Je pense qu’elle est plutôt d’ordre émotionnel. En France, l’approche politique qui prévaut sur la question des drogues depuis le vote de la loi du 31 décembre 1970, c’est une approche très politicienne, auto-centrée et déconnectée des expériences internationales. Elle s'appuie sur l’idée que le pouvoir politique est avant tout garant de l’ordre et donc de la protection des citoyens. De ce fait, il considère devoir les protéger des dangers des drogues. Pour la plupart des politiques, la réponse la plus adéquate et acceptable pour les citoyens, serait la répression. D’un point de vue socio-historique, on a une approche des drogues qui reste très répressive en France.
En même temps, la France a une approche qui est très centrée sur le soin. Dans le monde, il y a des pays comme la Chine ou les Philippines qui ont choisi exclusivement la répression. Il y a d’autres pays en Europe, comme le Portugal, qui ont choisi des approches de décriminalisation associées au soin, beaucoup plus respectueuses des droits humains. En France, on donc a un paradoxe en matière de politique des drogues. On a à la fois une répression très forte, mais on a aussi une approche très tolérante sur la question du soin. C’est-à-dire que l’État français investit des dépenses publiques pour permettre aux usagers de drogues, y compris aux usagers de cannabis, de pouvoir accéder à des soins. Par exemple, des consultations spécialisées pour prévenir la consommation problématique de cannabis, des accompagnements psychologiques, des aides à l’arrêt et à la réduction des risques … Cela ne va pas être le cas en Chine ou aux Philippines, où c’est la prison et le sevrage. La France est présentée comme un modèle du soin au niveau international, mais le pouvoir politique reste très bloqué sur la répression.
En France, on a une des politiques les plus répressives d’Europe en matière de cannabis et on a le niveau de consommation de cannabis chez les jeunes le plus élevé en Europe. Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l'Inserm
Il y a aussi des éléments d’ordre conjoncturel pour expliquer la persistance de ce discours actuel centré sur la répression alors que des pays choisissent de mettre en place des approches de légalisation ou de décriminalisation. Depuis juillet 2020, Gérald Darmanin est ministre de l’Intérieur. Il a une vision de ce que doit être la politique des drogues exclusivement axée sur la répression, avec un discours martial d’un autre âge. Pour reprendre ces termes : "La drogue, c’est de la merde." Ce slogan date du milieu des années 1980. Des spots de prévention tenaient ce type de discours. Mais c’est totalement inefficace pour faire baisser la consommation, selon les évaluations des politiques de prévention. Il y a l’idée que la répression empêchera les personnes de consommer. En France, on a une des politiques les plus répressives d’Europe en matière de cannabis et on a le niveau de consommation de cannabis chez les jeunes le plus élevé en Europe. Cela montre que cette option ne fonctionne pas.
TV5MONDE : Est-ce que ces positions sont susceptibles d’évoluer ?
Marie Jauffret-Roustide : Il y a une sensibilité particulière des politiques français à coller aux opinions des citoyens. Ils ont longtemps été persuadés que les attentes des Français vis-à-vis des drogues étaient exclusivement la répression. Ce qui est intéressant, c’est de voir que dans les enquêtes récentes, menées en particulier par l’Observatoire des drogues et des toxicomanies, on voit que les études sur les représentations des politiques à mettre en œuvre vis-à-vis du cannabis sont en train d’évoluer au fil du temps. Une part de plus en plus importante des Français sont de plus en plus favorables à la légalisation du cannabis et surtout à des politiques publiques moins exclusivement axées sur la répression.
Même s’il n’y a pas de changement de ton au niveau du gouvernement sur la question de la répression, au niveau des autres forces politiques on sent un mouvement. Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l'Inserm
La tribune publiée dans Le Monde est aussi la preuve qu’il y a une évolution au sein même du monde politique. Jusqu’à il y a quelques années, hormis les écologistes, il y avait un consensus sur l’opposition à la légalisation du cannabis. Depuis quelques années, on observe une évolution considérable. En 2020, des parlementaires LREM et des Républicains, Robin Reda, Jean-Baptiste Moreau et Caroline Janvier, ont monté une mission d’information sur la réglementation et les impacts des différents usages du cannabis. Ils ont conclu à l’inefficacité des lois actuelles sur la question. Ils appellent à des approches différentes. En 2021, Éric Coquerel de LFI avait fait une proposition de loi. Aujourd’hui, des sénateurs socialistes appellent à la légalisation. Auparavant, on avait des individualités isolées et maintenant, ils sont de plus en plus nombreux. Même s’il ne semble pas y avoir de changement de ton au niveau du gouvernement sur la question de la répression, au niveau des autres forces politiques on sent un mouvement.
Ce frémissement est à mettre en relation avec les évolutions internationales. On a aujourd’hui un nombre de plus en plus important de pays qui vont vers la légalisation. Personnellement, je pense que le fait que le Canada, qui a une tradition d’amitié et de collaboration très forte avec la France, ait légalisé le cannabis pèse dans la balance. Même si ça ne fait que quelques années et qu'il est trop tôt pour conclure, les premiers résultats de la légalisation du cannabis sont plutôt encourageants en termes de santé publique. Cela amène une partie des politiques français, sensibles aux logiques scientifiques et aux expériences étrangères, à faire évoluer leur point de vue.
TV5MONDE : La démocratisation de l’usage du CBD peut-elle ouvrir la voie à la légalisation du cannabis ?
Marie Jauffret-Roustide : Pour moi, ce sont deux sujets différents. Pour le CBD, on est sur un marché bien-être, avec des produits qui ne sont pas toujours contrôlés. La légalisation du cannabis renvoie à des enjeux beaucoup plus variés, qui sont vraiment différents. Sur le sujet de la légalisation du cannabis, il y a les questions de permettre un accès à des produits plus contrôlés pour les consommateurs et de renforcer la préention de l'usage pour les mineurs. La prévention des risques liés à la consommation de cannabis chez les plus jeunes est l'une des questions les plus importantes à se poser quand on fait le choix de légaliser.
La consommation de cannabis comporte des risques. Ces risques sont amplifiés quand le cannabis est interdit par la loi.Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l'Inserm
Ce qui est pour le moment rassurant dans ce qu’on a vu des premières évaluations au Canada, c’est que la légalisation ne s’est pas accompagnée d’une augmentation de la consommation chez les adolescents. La consommation de cannabis comporte des risques qu'il ne faut négliger, en particulier chez les plus jeunes. Ces risques sont amplifiés quand le cannabis est interdit par la loi. Alors que la légalisation permet de réduire les risques car elle s’accompagne d’un contrôle de la qualité, d'un meilleur dialogue sur les risques liés à l'usage et d’une prévention renforcée de la consommation chez les jeunes, avec des moyens plus importants réinvestis dans la prévention, le soin et les risques.
TV5MONDE : Quel modèle de légalisation du cannabis pourrait être mis en place en France le cas échéant ?
Marie Jauffret-Roustide : Il y a différents modèles de légalisation du cannabis. Il y a des États américains qui ont choisi un modèle très dérégulé, basé sur la concurrence, un modèle très étatique comme en Uruguay, … Selon le modèle, on n’obtient pas les mêmes résultats. Celui qui me paraît le plus intéressant est le modèle canadien, en particulier le modèle québécois. La question des profits liés au cannabis est perçue comme moins importante que la question de la santé publique. Celle-ci guide la politique québécoise. Si on applique ce modèle en France, on peut espérer des résultats similaires à ceux du Québec.
Mais il y a aussi toute la question de la transférabilité des politiques publiques dans des contextes socioculturels et politiques différents. Quels moyens seraient mis sur la table ? Est-ce les profits qui seraient faits en lien avec la vente de cannabis seraient bien réinvestis dans la prévention ? Les questions de l’encadrement de la conduite automobile et des risques de la consommation de cannabis, doivent être l’objet d’une attention particulière. Tout dépend du modèle qui pourrait être mis en œuvre, la santé publiques doit prévaloir.