Les présidentes de trois prestigieuses universités américaines dans la tourmente

La guerre entre Israël et le Hamas déchaîne les passions dans les universités les plus renommées des États-Unis. Après la tenue "d'innombrables manifestations antisémites sur les campus", le Congrès américain a auditionné les dirigeantes de l'université de Harvard, celle de Pennsylvanie et du MIT. En parallèle, les autorités américaines ont ouvert des enquêtes.

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Des manifestants pro-palestiniens participent à un rassemblement à l'Université de Columbia, le jeudi 12 octobre 2023, à New York.

AP/Yuki Iwamura
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Outre-Atlantique, à plus de 10.000 kilomètres de la bande de Gaza, le conflit au Proche-Orient a une résonance particulière dans les campus universitaires américains, terre de militantisme par excellence.

Historiquement, ils ont été un haut lieu de mobilisation estudiantine et le point de départ de nombreuses manifestations autour des conflits géopolitiques. À tel point qu’en 1967, au moment de la guerre du Vietnam et du mouvement des droits civiques, le "comité Kalven", qui rassemblait des universitaires et des présidents d’université aux États-Unis avait été créé pour “affirmer l'engagement de l'Université en faveur de la liberté académique des professeurs et des étudiants face à la répression des entités internes et/ou externes, tout en insistant également sur la neutralité institutionnelle sur les questions politiques et sociales”, rappelle l’université de Chicago sur son site internet.

Ces préconisations ont-elles volé en éclat depuis le 7 octobre dernier, date de l’attaque sanglante du Hamas en Israël suivi de l'opération militaire de l'armée israélienne ? Aux États-Unis, dans certaines universités d'élite, l’organisation de manifestations en soutien à la cause palestinienne ou israélienne a pu susciter des polémiques. À tel point que le Congrès américain, qui rassemble les sénateurs et les représentants des États américains, a auditionné trois dirigeantes des plus prestigieuses institutions.

Auditions au Capitole

Mardi 5 décembre, Claudine Gay, Elizabeth Magill et Sally Kornbluth, qui président respectivement les universités d’Harvard, de Pennsylvanie (Upenn) et du Massachusetts Institute of Technology MIT, ont été interrogées au Capitol Hill par une commission parlementaire. Son objectif affiché était de leur "faire rendre des comptes" après "d'innombrables manifestations antisémites" sur leurs campus. Les trois dirigeantes ont été sommées de condamner clairement des manifestations d'étudiants pro-palestiniens. 

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À gauche, la présidente de l'université américaine de Harvard, Claudine Gay. À droite, son homologue de l'Université de Pennsylvanie, Elizabeth Magill. Les deux femmes ont été auditionnées au Capitole, mardi 5 décembre 2023 à Washington, États-Unis. 

AP/Mark Schiefelbein

Lors de cette audition, Elise Stefanik, élue républicaine de l’État de New York, a assimilé les appels de la part de certains étudiants d’Harvard à l'"intifada" -  terme arabe signifiant "soulèvement" et renvoyant notamment à la première révolte palestinienne de 1987 contre l'occupant israélien - à une exhortation à un "génocide contre les juifs en Israël et dans le monde". L'élue a ensuite demandé à la directrice d’Harvard,,si "appeler au génocide des juifs violait le règlement sur le harcèlement à Harvard, oui ou non ?", l’intéressée a répondu que "cela peut, en fonction du contexte", avant d'ajouter : "si c'est dirigé contre une personne".

Défendant la liberté d'expression sur les campus, Claudine Gay a précisé que “nous prenons des mesures contre toute rhétorique antisémite, quand elle se transforme en un comportement relevant de l'intimidation et du harcèlement”. Peu convaincue par les contre-arguments de Claudine Gay, l'élue new-yorkaise a exigé sa démission. "Cela ne dépend pas du contexte, la réponse est oui et c'est pourquoi vous devriez démissionner", lui a lancé Elise Stefanik à la fin de l'échange. 

Toute université, institution ou société qui peut contextualiser et excuser des appels au génocide est vouée à l'échec.
Dani Dayan, président du mémorial de la Shoah en Israël

Une polémique, une enquête et des excuses... Et une démission

L'appel à la démission de la présidente de Harvard a rapidement été relayé par plusieurs personnalités influentes de la classe politique américaine. Le sénateur républicain Ted Cruz a lui estimé sur X que la réponse de la présidente de Harvard était "honteuse". Un membre d'un conseil consultatif d'Harvard sur l'antisémitisme, le rabbin David Wolpe, a même annoncé sa démission. Dani Dayan, président de Yad Vashem, le mémorial de la Shoah en Israël, s'est dit de son côté "consterné que des dirigeants d'institutions académiques d'élite utilisent une contextualisation trompeuse pour minimiser et excuser les appels au génocide des juifs"

Le professeur de droit à l'université d'Harvard Laurence Tribe a regretté "les réponses hésitantes, stéréotypées et bizarrement évasives de Claudine Gay". L'éditorialiste au Washington Post et chercheur Shadi Hamid a lui aussi jugé la réponse de Mme Gay "gênante", mais "parce qu'elle a accepté le postulat de Stefanik selon lequel dire intifada équivaut à appeler au génocide, ce qui est ridicule".

Lorsque les mots amplifient la détresse et la douleur, je ne sais pas comment on peut ressentir autre chose que du regret.
Claudine Gay, présidente de l’université d’Harvard

En pleine polémique, le Congrès américain a ouvert une enquête sur ce qu'il a qualifié d'"antisémitisme endémique" sur les campus. Et depuis l’ouverture de cette enquête, plusieurs des dirigeantes auditionnées ont été contraintes de préciser leurs propos, voire de s’excuser, comme l’a fait Claudine Gay. "Certains ont confondu le droit à la libre expression avec l'idée que Harvard cautionnerait les appels à la violence contre les étudiants juifs. Je veux être claire :  les appels à la violence ou au génocide contre la communauté juive, ou tout autre groupe ethnique ou religieux, sont ignobles” et “ceux qui menacent nos étudiants juifs devront rendre des comptes", a déclaré la présidente. Cette dernière s’est dit “désolée” dans un  article mis en ligne vendredi 8 décembre sur le site internet du journal étudiant de l'université, The Harvard Crimson.

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Samedi 9 décembre, son homologue de l'Université Elizabeth Magill a annoncé sa démission. "Ce fut un honneur de servir cette remarquable institution", a-t-elle écrit dans un bref message de "démission" rendu public par le président du conseil d'administration de l'établissement, Scott Bok. Elizabeth Magill avait été nommée à ce poste à l'été 2022.


“Manquement individuels et institutionnels”

Malgré une première démission et ces excuses, les tensions ne se sont pas retombées. Un autre extrait de l'audition, au cours duquel les trois présidentes ne répondent pas concrètement à la question de savoir si "appeler au génocide des juifs viole le code de conduite" de leurs universités, était aussi diffusé en boucle sur les grandes chaînes d'information américaines, nourrissant la polémique. Une enquête a été ouverte pour identifier les "manquements individuels et institutionnels" de ces institutions académiques d'élite. 

La commission chargée des questions d'éducation à la Chambre des représentants a estimé, de son côté, que les réponses des présidentes d'universités face à ce que les parlementaires américains qualifient d'"antisémitisme endémique" sur les campus étaient "inacceptables". "Les membres de la commission sont profondément préoccupés par leur gouvernance et leur incapacité à prendre des mesures pour offrir aux étudiants juifs le cadre éducatif sûr auquel ils ont droit", a jugé le groupe, aux mains des républicains.

"Les présidents d'université sont critiqués pour ne pas s'être exprimés assez vite, assez fort. On les force à choisir leur camp. Et pourtant, beaucoup disent que la diversité des points de vue sur le campus fait qu'il ne peut pas y avoir de position institutionnelle sur des questions aussi complexes", souligne auprès de l’AFP la présidente de l'Association américaine des universités (AACU), Lynn Pasquerella.

Les riches donateurs font pression

Pour rappel, Harvard fait partie de la “Ivy League”, nom donné au prestigieux groupe d'universités historiquement établies dans l'est des États-Unis et qui jouissent d'un immense prestige académique et social. Ces universités américaines, huit au total, (Brown, Columbia, Cornell, Dartmouth, Harvard, Princeton, Upenn et Yale, ndlr) bénéficient chaque année de plusieurs millions de dollars de dons accordés par de riches donateurs. Au vu des récentes polémiques, plusieurs d’entre eux ont menacé de retirer leurs financements aux universités concernées.

À commencer par la Fondation Wexner. Cette institution promeut la formation d'élites issues de la communauté juive aux États-Unis. Elle s’est dite "écœurée par l'absence de position claire contre le Hamas" lors de l’audition devant le Congrès de la présidente de l'université de Harvard. La fondation a annoncé mettre fin à son partenariat avec la Harvard Kennedy School. Une décision radicale prise en réponse à "l'échec lamentable de la direction de Harvard à prendre une position claire et sans équivoque contre les meurtres barbares de civils israéliens innocents", a écrit le milliardaire Les Wexner, fondateur de la chaîne de magasins Bath & Body Works (Victoria's Secret). Autre acteur économique de poids qui annonce suspendre ses donations annuelles à Harvard : Bill Heckner. Le milliardaire américain, patron d'un fonds d'investissement, est connu pour ses dons généreux à Harvard. 

Le PDG du fonds d'investissement Apollo Global Management et grand donateur de UPenn, Marc Rowan, a lui demandé la démission de sa présidente, Elizabeth Magill. Il lui reproche d'avoir accueilli un festival de littérature palestinienne où figuraient des "antisémites notoires". Selon des médias américains, Kenneth Griffin, PDG du fonds d'investissement Citadel et l'un des grands donateurs d'Harvard (350 millions de dollars en 2023), ou Ronald Lauder, l'héritier du groupe de cosmétiques Estée Lauder et bienfaiteur de UPenn, ont aussi fait connaître leur mécontentement.

Des professeurs ou des administrateurs se sentent sous la contrainte de peur de perdre des donations.
Lynn Pasquerella, présidente de l'Association américaine des universités (AACU)

Selon Lynn Pasquerella, qui préside l'Association américaine des universités (AACU), les pressions des donateurs "nuisent" aux "objectifs de l'enseignement supérieur qui sont de promouvoir une recherche sans entrave de la vérité et le libre échange d’idées". Les pressions sont aussi le fruit du "désinvestissement public dans l'éducation supérieure", estime-t-elle. "Les institutions ont une plus grande dépendance à l'égard des donateurs privés" et "des professeurs ou des administrateurs se sentent sous la contrainte de peur de perdre des donations". Un phénomène qui, selon elle, touche des universités de taille moindre qu'Harvard, dont le "modèle économique", avec un fonds de réserve investi en bourse de 50 milliards de dollars, ne repose pas "sur les donations de quelques individus".

Tensions sur les campus universitaires 

En attendant de savoir si les menaces des donateurs se concrétisent, les tensions perdurent sur les campus universitaires. Fin octobre, la Maison Blanche avait déjà alerté sur la "hausse alarmante des incidents antisémites dans les écoles et sur les campus universitaires" depuis l'attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre. À cette occasion, l'exécutif américain a assuré avoir simplifié les procédures permettant de porter plainte pour discrimination sur les campus américains, par exemple pour les personnes victimes d'insultes à caractère antisémite ou islamophobe. 

À l'université de Columbia, basée à New York, deux associations étudiantes qui ont appelé à un cessez-le-feu à Gaza, à savoir Les Étudiants pour la Justice en Palestine et la Voix Juive pour la Paix, ont été suspendues. Elles sont accusées d'avoir prononcé "des discours menaçants et des intimidations" et d'avoir "violé à plusieurs reprises" les règles de l'université. "Cela garantit à la fois la sécurité de notre communauté et la continuité des principales activités de l'université", a assuré Gerald Rosberg, vice-président de l'université, dans un communiqué.

À l'université Cornell, dans l’État de New York, Patrick Dai, un étudiant de 21 ans, avait proféré en ligne des menaces de mort contre des camarades juifs. Il a été inculpé par la justice fédérale. Le jeune homme, dont la photo a été diffusée par la justice, risque jusqu'à cinq ans de prison pour avoir "menacé de poignarder et de trancher la gorge de tous les hommes juifs qu'il verrait sur le campus, de violer et de jeter du haut d'une falaise toutes les femmes juives et de décapiter tous les bébés juifs", selon le communiqué du parquet. Il est également accusé d'avoir "menacé de venir sur le campus avec un fusil d'assaut et d'abattre tous les porcs juifs".

Outre les messages en ligne antisémites ignobles qui ont menacé notre communauté juive, nous avons reçu une menace inquiétante d'ordre criminel. Même infondée, elle s'est ajoutée au stress", a écrit Martha Pollack, présidente de l’université de Cornell, en se félicitant d'un renforcement de la présence policière sur ses campus et exhortant à "se dresser contre l'antisémitisme et toutes les formes de haine".

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À gauche, sous une capuche et portant un masque, la mère de Patrick Dai, un étudiant de 21 ans de l'Université Cornell, accusé d'avoir publié des menaces en ligne et de poignarder les étudiants juifs du campus. Syracuse, New York aux États-Unis - mercredi 1er novembre 2023.

AP/Adrian Kraus

Enquêtes pour antisémitisme ou islamophobie à l’université

Dans cette ambiance tendue, des étudiants des deux bords partagent leurs inquiétudes. "Tant d'étudiants juifs" se sentent "menacés", "nous ne nous sommes jamais sentis comme ça avant sur le campus", a expliqué sur CNN Jillian Lederman, présidente de l'association Étudiants pour Israël de l'Université Brown. "C'est vraiment, vraiment effrayant d'être Palestinien aujourd'hui dans un environnement si hostile", a rapporté un étudiant de Harvard, cité par ABC News, sous couvert de l’anonymat. 

Mi-novembre, le ministère américain de l'Éducation a ouvert plusieurs enquêtes pour antisémitisme ou islamophobie au sein de très prestigieuses universités, dont les campus sont vivement secoués par les réactions à la guerre au Proche-Orient. Au total, sept institutions sont concernées, à savoir un groupe scolaire du Kansas, les universités Cornell, Columbia et UPenn, le Lafayette College, le Wellesley College et la Cooper Union for the Advancement of Science and Art.

Ces enquêtes sont ouvertes pour "violations présumées du titre VI de la loi sur les droits civils de 1964 en matière d’ascendance commune". Les mises en cause constituent une  première vague d'enquêtes de ce type menées par le ministère depuis le début du conflit entre Israël et le Hamas. Dans le détail, cinq enquêtes concernent des accusations de "harcèlement antisémite" et deux autres de "harcèlement islamophobe", précise le ministère. 

La haine n'a aucune place dans nos écoles. 
Miguel Cardona, secrétaire américain à l'Éducation

Miguel Cardona, secrétaire américain à l'Éducation, rappelle que les établissements "doivent agir afin d'assurer des environnements éducatifs sûrs et inclusifs, où chacun est libre d'apprendre", et que les étudiants "sont protégés de la haine et des discriminations". Ces enquêtes peuvent mener à la coupure des subventions fédérales reçues par les établissements, voire à une enquête pénale. Et le ministre de l’Éducation de conclure : "La haine n'a aucune place dans nos écoles, point".