Loi immigration en France, associations et travailleurs sans-papiers ne cachent pas leur inquiétude

Débattu au Sénat depuis lundi 5 novembre le projet de loi immigration est au centre des préoccupations des associations françaises de défense des sans-papiers. Au cœur des débats demeure la question de la régularisation des travailleurs en situation irrégulière. La première version du projet de loi prévoyait la mise en place d'une carte de séjour d'un an pour les salariés des secteurs en tension.

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Loi immigration Sénat

Plusieurs associations de défense des sans-papiers étaient réunies devant le Sénat lundi 6 novembre 2023 pour l'ouverture des débats sur le projet de loi immigration 

 

Capture d'écran AFPTV 
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“Je suis en France depuis cinq ans et je travaille dans la restauration depuis deux ans, je suis commis de cuisine. Mais je ne peux pas être régularisé. La loi me demande 24 fiches de paye, mais la même loi dit qu’un sans-papiers n’a pas le droit de travailler” s’agace Siby, originaire du Mali et habitant de Montreuil, commune porche de Paris (à sa demande, nous avons enlevé son nom de famille).

Plusieurs centaines de milliers de travailleurs sans-papiers en France

Siby n'est pas un cas isolé en France. Le nombre de travailleurs sans-papiers est très difficile à évaluer étant donné qu'aucune donnée officielle n'existe sur le sujet. La CGT, deuxième syndicat français chiffre ainsi à environ 700.000 le nombre de travailleurs sans-papiers en France. Le quotidien français Le Monde dans un article de novembre 2022 citait lui une fourchette de 400.000 à un million pour quantifier le nombre d'étrangers en situation irrégulière, qu'ils travaillent ou non.

Un projet de loi inquiétant pour les associations 

Le projet de loi immigration, porté par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, et qui est arrivé au Sénat en début de semaine, inquiète les collectifs et associations de défense des sans-papiers.  

Où en est le projet de loi ?
- Suppression de l'article 3, qui prévoyait la création d'une carte "travail dans les métiers en tension" et durcissement des conditions de régularisation des travailleurs sans-papiers
- Suppression de l'Aide médicale d’État qui deviendrait une "Aide médicale d'urgence", pour les maladies graves
- Durcissement du droit du sol
- Fin de l'aide personnalisée au logement, des allocations familiales et de la prestation de compensation du handicap pour les étrangers résidant en France depuis moins de 5 ans
- Limitation du regroupement familial  

Que prévoyait l'article 3, supprimé par le Sénat ? 

Le texte, axé sur deux grands volets, intégration et répression, prévoyait à l’origine avec son article trois, la création d’une carte de séjour d’un an “travail dans les métiers en tension”. Il s'agit des secteurs de l'économie française qui font face à des difficultés de recrutement. “Beaucoup de métiers sont concernés, comme les métiers de l’hôtellerie, de la restauration ou encore de la santé et du bâtiment” explique Hélène Soupios-David, directrice du plaidoyer de France Terre d’Asile, ONG de défense des demandeurs du droit d'asile. La carte concernerait selon le ministre de l'Intérieur entre 7000 et 8000 personnes par an.

On nous donne un titre de séjour d’un an pour faire un travail pénible que les Français ne veulent pas faire.
Siby, travailleur sans-papiers 

30 000 travailleurs manquant dans l'hôtellerie-restauration 

Face aux difficultés de recrutement, certains professionnels du secteur de la restauration demandent un régularisation de leurs employés afin de palier au manque de main d’œuvre. Franck Delvau, patron de l’Union des Métiers des Industries de l’Hôtellerie (UMIH), le premier syndicat patronal du secteur, interrogé le lundi 6 novembre par France Bleu, radio publique française, se disait favorable à la mise en place de cette carte pour les travailleurs sans-papiers “Il faut faciliter le fait qu’ils puissent avoir des papiers pour pouvoir travailler dans nos établissements”, avait-il déclaré. En Île-de-France, le secteur de l’hôtellerie-restauration manque d’environ 30 000 travailleurs.  

Selon Siby, qui fait partie du Collectif des sans-papiers de Montreuil, cette loi ne va pas dans le bon sens. Elle a plutôt tendance à précariser la situation des travailleurs sans-papiers. "On nous donne un titre de séjour d’un an pour faire un travail pénible que les Français ne veulent pas faire, et le jour où le patron ne veut plus de nous, on nous retire la carte.” 

Vers un durcissement de la circulaire Valls de 2012 ?

Mercredi 8 novembre au soir au Sénat, la droite LR et les élus de la majorité présidentielle se sont finalement mis d’accord pour supprimer l’article 3 en le remplaçant par un nouvel article, que le ministre de l'Intérieur estime être "acceptable".  Cet article prévoit qu'un travailleur pourra prétendre à la régularisation à condition d'avoir exercé pendant au moins douze mois sur les deux dernières années dans des "métiers et zones géographiques caractérisés par des difficultés de recrutement". Le demandeur devra également justifier d'au moins trois ans de résidence ininterrompue en France pour se voir délivrer une carte de séjour "travailleur temporaire" ou "salarié" d'un an.

Aujourd'hui, la question de la régularisation des travailleurs sans-papiers est encadrée par la circulaire Valls de 2012 (du nom de Manuel Valls, alors ministre de l'Intérieur). Cette dernière autorise la demande de titres de séjour aux étrangers en situation irrégulière vivant en France depuis au moins cinq ans, à condition qu’ils aient travaillé au moins huit mois au cours des deux dernières années et qu'ils disposent d’un contrat de travail ou d’une promesse d’embauche. Chaque année, 6000 à 10 000 personnes sont régularisées par le travail avec la circulaire Valls. Le nouvel article prévu par le Sénat en remplacement de l'article 3 devrait "s'additionner" à cette circulaire, selon Gérald Darmanin, et donc durcir les conditions de régularisation actuelles.

Un texte uniquement répressif, selon les associations

Pour les associations, il s’agit d’une régression, sur un texte déjà jugé comme étant très répressif. “Avec la circulaire Valls, la démarche est très difficile, c’est aux préfets d’examiner les demandes, qui doivent être soutenues par les employeurs”, détaille Hélène Soupios-David. Difficile donc d’être régularisé si ces conditions ne sont pas réunies, ce qui est souvent le cas. “Si, au départ, le gouvernement a présenté son texte comme un bipède reposant sur deux jambes, intégration et répression, on se dirige de plus en plus vers un projet de loi unijambiste, basé uniquement sur la répression” ajoute la directrice du plaidoyer de France Terre d’Asile.  La suppression de la carte "métiers en tension", qui s'ajoute à la possible suppression de l'Aide médicale d’État et au durcissement du droit d'asile, donne le sentiment d'une texte uniquement répressif, selon Hélène Soupios-David.

Le nouvel article qui viendrait remplacer l'article 3 conserve, en revanche, une caractéristique centrale de la proposition du gouvernement : les travailleurs en situation irrégulière pourront déposer eux-mêmes une demande de régularisation, sans obtenir l'aval de leur employeur, qui n'y a pas toujours intérêt.

"Les travailleurs sans papiers payent des impôts, des cotisations, ils ne sont pas en dehors de la société"
Siby, travailleur sans-papiers.

Dembélé Aboubacar, militant d’origine malienne du Collectif des travailleurs sans papiers de Vitry-sur-Seine en Ile de France, dénonce un projet de loi qui "au lieu de permettre d’aller de l’avant, nous fait reculer”. Lui, vit en France depuis 2018, et travaille pour une grande entreprise publique dans le Val-de-Marne depuis 2020. “En tant que travailleurs sans-papiers, on nous exploite, les cadences sont infernales, on nous insulte tous les jours et on n'a pas le droit aux arrêts-maladie” précise-t-il.  

Des discriminations qui persistent 

Invité au Sénat par le sénateur communiste du Val-de-Marne Pascal Savoldelli pour y suivre les discussions sur le texte, Dembélé Aboubacar “rejette l’intégralité de ce projet de loi” et s’en inquiète. “La France a besoin de cette main d’œuvre, mais la discrimination est encore trop présente”, regrette-t-il, “on assimile encore souvent immigré à délinquant”. Hélène Soupios-David partage ce regret, “si ce texte de loi est aussi répressif, c’est aussi parce qu’il y a une instrumentalisation de certains faits divers qui est en train de nous conduire à une remise en cause des principes mêmes de la République”.  

Les travailleurs sans papiers payent des impôts, des cotisations, ils ne sont pas en dehors de la société”, estime Siby. Ces travailleurs ont une existence légale pour Bercy mais ils sont en situation irrégulière pour le ministère de l'Intérieur.

Mercredi 8 novembre, Gérald Darminin a déclaré "L'important, c'est l'esprit de compromis que veut le gouvernement pour avoir l'essentiel de ce qu'il demande : une mesure de régularisation de personnes qui travaillent dans notre pays depuis très longtemps et dont les patrons (refusent de) les régulariser".

Le vote du Sénat est prévu pour mardi 14 novembre. Le texte sera ensuite présenté en commission des Lois à l'Assemblée nationale, le 27 novembre.