D'une thèse de Doctorat, soutenue en 2009, Stanislas Frenkiel a fait un somptueux ouvrage. Intitulé Le Football des Immigrés et sous-titré France-Algérie, l'Histoire en partage, ce livre interroge le rapport entre l'Algérie et la France à travers le prisme du football. En 12 chapitres finement ciselés et agrémentés d'une centaine de photos d'époque et d'un index détaillé, l'historien éclaire la trajectoire de plusieurs générations de figures de l'élite sportive algérienne. Il nous en dit davantage sur les plus marquantes d'entre elles.
Avec Ali Benouna à Sete et Ben Bouali, international français en 1936, Habib Draoua est l'un des premiers joueurs algériens à évoluer en métropole. Issu d'un milieu très pauvre, pas du tout francophone et pas du tout sportif, il découvre le foot sur un terrain vague. Repéré à l'USM Oran, il va rapidement jouer en France, en 1937, au Havre. Au moment où les premières tensions éclatent, ou les mouvements nationalistes, qui réclament simplement plus de droits mais pas encore l'indépendance, il n'est pas du tout politisé. Au HAC, club doyen du football français, il retrouve des sportifs issus de l'Algérie coloniale. Ils ont une terre natale en commun, et dans l'exil les différences s'évaporent. Habib Draoua va jouer en D2, dans cette atmosphère fraternelle. Le début de la seconde guerre mondiale mettra un coup d'arrêt à sa carrière. Mobilisé dans la Marine, en Tunisie, il y restera après la guerre et y deviendra entraîneur. De futurs joueurs du championnat de France passeront entre ses mains, parmi lesquels Abdelaziz Ben Tifour. Oublié de tous quand il revient en Algérie un an après l'indépendance, il finira sa carrière dans l'administration pénitentiaire, et ne bénéficiera jamais de la reconnaissance de l'Etat ou de la Fédération algérienne de football (FAF).
Rachid Mekhloufi
Rachid Mekhloufi est petit en 1945 lors du massacre de Sétif. Il voit ensuite le mouvement indépendantiste se structurer, notamment dans les clubs sportifs. Il atterrit à Saint-Etienne grâce à un éducateur de Roche-la-Molière. C'est la rencontre avec la métropole et avec l'entraîneur Jean Snella, qui sera comme un deuxième père. Produit d'un football local algérien en pleine croissance, il est surclassé et joue dès l'âge de 16 ans, se bâtissant un gros palmarès en France. Il est convoqué à 22 ans en équipe du FLN. Son poids est d'abord plutôt sportif, car il n'est pas le plus engagé politiquement même s'il fait partie de la première vague. Il se sent bien entouré de ses aînés Moktar Aribi et Hamid Kermali. Celui qui est sans doute le plus grand joueur algérien de l'histoire reviendra à l'ASSE après indépendance. Suite à sa retraite en 1970, il va beaucoup structurer le football algérien, dont il sera l'homme fort jusqu'au début des années 1980.
Mustapha Dahleb
Si Draoua et Mekhloufi sont des migrants sportifs, Mustapha Dahleb fait partie des migrants familiaux. Ce milieu offensif quitte l'Algérie enfant, grandit dans la rigueur de Givet, au nord des Ardennes. Vite repéré par le CSSA, il signe un contrat professionnel et effectue des débuts prometteurs en 1969. Il doit rentrer en Algérie pour effectuer son service national. Intégré de force à l'équipe nationale militaire, il gagne un titre avec le CR Belouizdad. A son retour en France, il rejoint le PSG, où il fera une très belle carrière pendant une décennie. Incarnant une nouvelle génération de joueurs algériens, il joue sous une licence assimilée pour ne pas tomber sous le coup de la règle des deux étrangers par équipe, en vigueur à l'époque. Lors du Mondial 1982, il incarne le fameux amalgame (tant recherché et décrié à la fois) entre professionnels et locaux. Mustapha Dahleb est aussi représentatif du double déracinement vécu par les immigrés, jamais à 100% chez eux, autant que du rapport ambivalent qu'entretiennent les Algériens avec les personnes binationales.
Nordine Kourichi
Premier footballeur né en France à avoir joué en équipe nationale, Nordine Kourichi naît en 1954 à Ostricourt où son père est mineur avant de devenir OS chez Peugeot-Talbot à Poissy, il y grandit dans un milieu très cosmopolite. Recruté par Valenciennes-Anzin, il est très vite sollicité par l'Amicale des Algériens en Europe. Destinée au départ à contrôler l'immigration algérienne et à surveiller les harkis, cette structure va jouer un rôle fondamental dans la détection des meilleurs professionnels d'origine algérienne. Via sa direction sportive, chapeautée par le cousin de Kader Firoud, Nadir Ben Drama, l'Amicale va mettre sur pied une équipe des immigrés, qui fera des tournées en Algérie, ponctuées de matchs de gala. Cette équipe d'immigrés formera à terme une immense passerelle vers l'équipe nationale. Il faudra attendre que le régime socialiste renonce au dogme qui interdisait le recours aux binationaux. La demi-finale perdue à la CAN 1980 fera sauter ce verrou. Fathi Chebel, Abdel Djaadaoui, Abdelmajid Bourebbou et donc Nordine Kourichi en profiteront. Kourichi reste le seul Algérien à avoir disputé trois Coupes du monde : deux comme joueur (1982 et 1986) et une comme coach, dans un rôle d'adjoint de Vahid Halilhodzic, en 2014.
Chérif Oudjani
Fils d'Ahmed Oudjani, Chérif Oudjani est un chti, qui a grandi et a été formé à Lens où il a fait ses débuts et une partie de sa carrière. Une belle carrière qui s'étend sur une période de près de vingt ans, de 1983 à 2002. Il reste le buteur de la finale de la CAN 1990, la première gagnée par l'Algérie, au moment où de grosses lignes de fracture (francophone contre arabophones, modernistes contre traditionnalistes, laïcs contre religieux) ébranlent l'Algérie, alors que l'islamisme commence à prendre de l'ampleur. Il m'a raconté une anecdote qui date de cette CAN 1990. Après la finale, lors d'une réception donnée au club des Pins en l'honneur des vainqueurs, il surprend une conversation entre deux dignitaires du régime, disant que si le but avait été marqué par quelqu'un né au pays, c'aurait été la cerise sur le gâteau. "J'ai compris alors qu'en tant qu'immigré, je suis un international de seconde zone", me dira-t-il. En décembre 1990, le match amical contre le Sénégal à Constantine marque sa dernière sélection. Il ne sera plus convoqué pendant la décennie noire.
Djamel Belmadi
La trajectoire de Djamel Belmadi témoigne d'une ascension par le football, au moment où s'effondre le mythe "black-blanc-beur" et l'ascesion sociale par le sport. Il est aussi le produit d'une époque qui voit s'affirmer la génération banlieue (Belmadi est ami avec Nicolas Anelka) et monter les questions religieuses, sur lesquelles il n'a jamais pris position. Passé par les Portugais de Sucy-en-Brie, il est repéré par le PSG, qui ne le conservera pas. Cela ne va pas l'empêcher de faire une belle carrière, qui l'emmènera dans plusieurs pays. Il finit à Valenciennes puis dans des clubs du Qatar, où il apprend le métier de coach. Il va être nommé sélectionneur de l'équipe d'Algérie, alors en déroute. On peut saluer l'audace du président de la Fédération d'alors, Kheireddine Zetchi, qui fait de lui le premier binational à s'installer durablement sur le banc des Fennecs vingt ans après Nasser Sandjak, Abdel Djaadaoui et Saïd Hamimi. Cela témoigne bien d'un changement, car si ces techniciens avaient été sélectionneurs avant lui, cela avait été bref. Cela montre que les binationaux ont pris le pouvoir numériquement. Djamel Belmadi est un technicien sérieux, ambitieux, qui vise la qualification pour la Coupe du monde 2022 et pas juste pour participer... Il conduit l'Algérie au titre continental lors de la CAN 2019. Une victoire symbolique de la jeunesse, qui fait écho au soulèvement du Hirak qui secoue alors le pays.
Le Football des Immigrés - France-Algérie, l'Histoire en partage de Stanislas Frenkiel, Artois Presses Université, 24 €. Renseignements : http://apu.univ-artois.fr/Revues-et-collections/Cultures-sportives/Le-Football-des-immigres-France-Algerie-l-histoire-en-partage