Fil d'Ariane
Les athlètes kényans font partie des meilleurs coureurs de fond et de demi-fond de la planète mais leurs succès cachent souvent de lourds problèmes de santé mentale, illustrés tragiquement par de récents décès.
Lors des funérailles de Kelvin Kiptum, une femme tient son portrait, à Elgeyo Marakwet, Kenya, le 22 février 2024. Kelvin Kiptum a été assassiné avec son coach le 11 février.
Gagner pour vivre et faire vivre sa famille : le cercle est vicieux et entraîne dopage, addictions et violences pour certains des athlètes stars de ce pays d'Afrique de l'Est.
Depuis 2017, plus de 80 athlètes kényans ont été sanctionnés pour dopage, selon l'Unité d'intégrité de l'athlétisme mondial: une fois suspendus, ils doivent faire face à une brusque chute de leurs revenus entraînant des difficultés financières, physiques et mentales durant plusieurs années.
Voir Kenya : décès du marathonien Kelvin Kiptum
Le 6 octobre, Kipyegon Bett, médaillé de bronze sur 800 mètres aux Championnats du monde en 2017, est mort à l'hôpital de sa ville natale de Kericho, dans l'ouest du Kenya, des suites d'une insuffisance rénale et hépatique provoquée par l'alcool. Il n'avait que 26 ans.
Le Français Pierre-Ambroise Bosse, médaille d'or, le Polonais Adam Kszcot, à gauche avec sa médaille d'argent et le Kényan Kipyegon Bett en bronze sur le podium des 800 m lors des championnats du monde d'athlétisme à Londres, le 9 août 2017.
Bett, l'un des coureurs de demi-fond les plus prometteurs du Kenya, avait été frappé d'une suspension de quatre ans en 2018 après avoir été contrôlé positif à l'EPO. "Il est entré en dépression et a commencé à boire beaucoup", a expliqué à l'AFP sa soeur éplorée, Purity Kirui. Bett, assure-t-elle, avait ignoré les appels de sa famille à reprendre l'entraînement après la fin de sa suspension, en 2022. De ce fait, il n'a pas réussi à revenir à un haut niveau.
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Le jour même de l'annonce de sa mort, le corps du coureur de steeple Clement Kemboi a été retrouvé à quelque 250 kilomètres de là, à Iten, le célèbre centre d'entraînement en haute altitude de l'ouest du Kenya.
Clement Kemboi Kimutai lors du 3000m Steeple à Berlin, le 1er septembre 2013.
"Nous ne pouvons pas ignorer qu'il y a un problème", a déclaré à l'AFP Barnaba Korir, membre du comité exécutif d'Athletics Kenya, la fédération d'athlétisme. "Les récents décès montrent que les athlètes sont confrontés à des défis majeurs, y compris des problèmes financiers et de santé mentale."
Au lendemain de ces décès, Julius Yego, médaillé d'argent au javelot aux Jeux olympiques de 2016, a réclamé des mesures afin de mieux protéger les athlètes kényans.
Julius Yego effectue son lancer pour les qualifications lors des Jeux olympiques de Paris, le 6 août 2024 au stade de France.
"La question de la santé mentale des athlètes suspendus pour dopage est alarmante", a-t-il souligné auprès de l'AFP. "Ces athlètes se sentent isolés et ont dû lutter contre leurs problèmes littéralement seuls, sans aucun soutien de la part d'Athletics Kenya ou de leurs anciens managers et entraîneurs."
Yego est lui-même en contact avec un ancien coureur de fond en grande difficulté après une suspension de quatre ans.
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Les décès de Bett et Kemboi sont survenus alors que la communauté athlétique kényane, très soudée, était déjà ébranlée par la perte de trois autres athlètes. En octobre également, le célèbre marathonien Samson Kandie, âgé de 53 ans, a été tué lors d'une agression brutale et, en septembre, un autre marathonien, Willy Kipruto Chelewa, a été retrouvé mort.
Les circonstances de ces décès font toujours l'objet d'une enquête et quatre personnes, dont l'épouse de Samson Kandie, ont comparu devant un tribunal cette semaine. Mais dans un pays où un tiers des 52 millions d'habitants vivent sous le seuil de pauvreté, les revenus des athlètes en font des cibles d'agressions, a indiqué à l'AFP Asbel Kiprop, champion olympique du 1.500 m en 2008 aujourd'hui à la retraite.
Asbel Kiprop lors des championnats du monde à Pékin, le 30 août 2015 avec sa médaille d'or dans les 1500 mètres. L'ancien chamion olympique et trile champion du monde a été testé positif à l'EPO et interdit de compétition.
"Il est tragique de constater que ce phénomène est en train de se répandre. Il faut que les athlètes soient plus vigilants", relève-t-il, citant le cas de Kandie, qui a subi une agression mortelle devant sa maison à Eldoret.
Kiprop, qui travaille aujourd'hui comme officier de police, estime que l'appartenance aux forces de l'ordre est souvent le seul moyen pour les athlètes d'assurer leur sécurité. "Sinon, une bonne discipline personnelle est essentielle", affirme-t-il.