De la gloire à la mine, il n'y a parfois qu'un pas. Un jour vous êtes le Roi ou la Reine du monde, le lendemain vous n'êtes plus rien, presque un paria. Les Jeux olympiques ont ceci de merveilleux qu'ils magnifient les vainqueurs. Sur les podiums, les bras en croix, la médaille d'or en bandoulière, le champion exulte. Le soir venu, il sait qu'il rejoindra les dieux de l'Olympe.
Il y a 4 ans à Tokyo, Uta Abe était une déesse. À genoux sur le tatami, le kimono bleu légèrement négligé après un âpre combat, la Japonaise était en larmes. Ce jour-là, sacrée championne olympique de judo en -52 kg, le miroir de ses émotions reflétait la vie des champions : sacrifices, douleurs, dépassement de soi. Au pays du Soleil Levant, là où l'expression des sentiments semble quasiment proscrite, la scène avait quelque chose de touchant, d'irréaliste.
À quoi pensait-elle à cet instant, dans ce stade vide en pleine pandémie de Covid-19 ? À ses heures d'entrainement ? À ses inlassables répétitions de mouvements ? À ses exercices de concentration ? À son père, pompier, qui lui a appris le goût de l'effort ? Le même jour, ce 25 juillet 2021, son frère Hifumi était, lui aussi, titré champion olympique en moins de 66 kg. Le frère et la sœur étaient devenus des divinités dans leur pays.
Les dieux du sport redescendent parfois du mont Olympe. Le sportif est un carnassier (au sens noble du terme). Perdre n'est jamais une option. Il veut gagner partout, tout le temps. Quand il doit remonter sur le tatami, les sacrifices sont connus. Mais l'athlète sait qu'il est vivant. Uta Abe est âgée de 24 ans. Depuis son titre olympique à Tokyo, la Japonaise a été sacrée deux fois championne du monde (quatre titres mondiaux dans sa carrière). Dans sa catégorie, elle reste une référence.
Aux Jeux olympiques de Paris, Uta Abe vient chercher le titre, peut-être aussi la reconnaissance d'un stade plein. Dimanche 28 juillet 2024, dans l'Arena Champ-de-Mars, tout s'est arrêté très vite, sur ippon au premier tour. Le temps est resté suspendu. Sonnée, à genoux, la Japonaise semble incapable de se relever. Ses mains cachent la désillusion de ses yeux. Son adversaire impassible regarde debout la championne en titre, dépossédée. Ne pas saluer l'Ouzbèque, gagnante du jour, aurait été un outrage au Japon où la politesse est placée au rang de discipline. Uta Abe s'exécute. Seule sur le tatami, en pleurs, la judokate se réfugie dans les bras de son entraîneur. Des râles, des cris de douleur, des hurlements de détresse s'échappent. Le public n'est pas aphone, mais il compatit. Effondrée, sans ressort, la championne déchue ne s'est pas présentée aux médias. Trop de larmes, trop de tristesse.
Dans la mythologie, il y a toujours de grands divins. Son frère avait été sacré champion olympique le même jour que sa sœur à Tokyo. Dimanche à Paris, Hifume Abe était lui aussi en finale. Après sa victoire, la médaille d'or autour du cou, il dira en conférence de presse "J'ai tenté de rester fort, je voulais continuer à me battre au nom de ma sœur".