Stefano Cusin : « La Côte d'Ivoire n'avait plus rien à perdre »
Sélectionneur des Comores, Stefano Cusin était présent en Côte d'Ivoire pour suivre la CAN. Le technicien italien nous fait partager son analyse de cette trente-quatrième édition riche en buts et en rebondissements jusqu'à la victoire finale du pays organisateur.
Cette CAN 2023 a été décrite comme « la meilleure de l'histoire ». Au-delà de la communication, est-ce qu'on peut dire que c'était une des plus réussies ?
J'avais suivi la CAN 2017 au Gabon et la CAN 2021 au Cameroun, je ne sais pas si cette CAN 2023 était la meilleure de l'histoire mais c'était une CAN vraiment très intéressante, avec des belles structures. C'est un pays, la Côte d'Ivoire, très bien doté au niveau des hôtels. La qualité générale des infrastructures, qu'il s'agisse des aéroports ou des voies de communication, était excellente. Sur ces points-là, il n'y a rien à dire. Les terrains étaient en bon état, alors qu'il n'est pas facile de gérer deux matchs sur la même pelouse avec seulement une petite heure entre les deux. Le point noir reste la billetterie, qui a été très mal gérée. Ce n'est pas une critique contre la Côte d'Ivoire seulement, mais plutôt une remarque générale sur la CAN. Quand on organise une telle compétition à domicile, je ne trouve pas normal que les stades ne soient pas tous pleins. Quand on sait qu'il y a des millions de petits enfants dans les écoles dans les villages qui aiment le foot et rêvent d'aller voir ne serait-ce qu'un match. Pour l’organisation d’une CAN, le cahier des charges devrait prévoir des transports pour les enfants défavorisés des villages éloignés, afin de leur donner la possibilité de vivre leur rêve et d'être présents au stade. Pour le reste, cela a été une CAN très réussie.
La Côte d’Ivoire l'a emporté après avoir frôlé l'élimination et changé de sélectionneur entre les deux tours. Que vous inspire ce parcours ? Quels sont selon vous les ressorts de cette réussite ?
La Côte d'Ivoire, durant le premier tour, n'a pas joué sur sa valeur. La pression due au fait d'évoluer à domicile et de devoir faire des résultats a mis l'équipe en difficulté. J'étais présent au stade pour le match face au Nigeria, j'ai eu l'impression de voir une équipe qui jouait avec le frein à main tiré, qui n'arrivait pas à se libérer et à trouver des solutions. A partir de cette défaite, tout s'est enchaîné. A partir du moment où ils avaient perdu 4-0 à domicile avec un prochain match contre les champions d'Afrique, ils n'avaient plus rien à perdre, ils étaient dos au mur. Ce match contre le Sénégal a délivré l'équipe et lui a permis de remporter le titre. Le football, c'est technique, c'est tactique, oui, mais c'est surtout mental. Les joueurs n'avaient plus rien à perdre, ils ont jeté toutes leurs forces dans la bataille. Il faut un peu de réussite aussi. En quarts de finale, le Mali a été patron du terrain pendant presque 80 minutes. Cela s'est joué à peu de choses : à la fin, la Côte d'Ivoire a réussi à renverser la vapeur et à l'emporter. Ceux qui gagnent ont toujours raison. Tout part d'une grosse pression au départ, dont l'équipe s'est peu à peu libérée, en particulier après avoir éliminé le Sénégal, quelques jours après une défaite 4-0.
Le Nigeria a longtemps été considéré comme le grand favori. Le réajustement tactique opéré par José Peseiro après le premier match, avec le passage à une défense à trois axiaux, semblait être le coup de maître de cette CAN. Qu'est-ce qui a manqué aux Super Eagles pour gagner une quatrième CAN ?
Le Nigeria se basait sur un bloc défensif à cinq, parce que la défense à trois n'existe pas. Soit on défend à quatre, soit on défend à cinq. En défendant à cinq, avec pratiquement trois milieux de terrain en pression, plus un des attaquants obligé de couvrir le couloir, c'était une équipe avec un bloc très bas, qui jouait tout sur Victor Osimhen, qui est un top player, un joueur extraordinaire. Cela a payé dans pas mal de matchs et cela a failli payer jusqu'à la fin. Mais, et ce n'est pas une critique adressée au coach, qui est arrivé en finale, n'a perdu que contre le pays hôte et doit donc être salué, avec les joueurs offensifs dont dispose le Nigeria, il était possible de pratiquer un football plus offensif. Cette volonté de dominer le match et d'imposer son rythme a peut-être manqué. Le Nigeria a bien souvent joué en contre. Il s'agissait d'abord de ne pas encaisser de but, puis de voir avec Lookman et Osimhen les possibilités de marquer. Ce petit manque de fond de jeu a peut-être causé leur perte, même si le Nigeria menait 1-0 en finale et aurait très bien pu gagner cette CAN.
Plus globalement, sur un plan tactique, quelles vous paraissent être les grandes tendances ?
J'ai remarqué avant tout une envie partagée de jouer ses chances à fond. Tenez, même la Namibie, une équipe qui n'est pas sur le papier un grand d'Afrique, jouer avec courage et essayer de faire valoir ses qualités. La Guinée équatoriale, le Cap-Vert sont aussi des équipes qui jouent, vous mettent en difficulté avec le jeu proposé. Pareil pour la RDC, qui a cherché à imposer son rythme, avec des joueurs techniques et doués dans le un contre un devant. Cela a donné une CAN offensive, avec beaucoup de buts et des renversements de situation dans les dernières minutes. Aucune équipe n'a démontré tactiquement quelque chose d'extraordinaire, mais toutes m'ont séduit par leur courage.
En quarts de finale, on ne trouvait aucun des quart-finalistes de la précédente édition, pas même le Sénégal, tenant du titre. Que vous inspire ce renouvellement des forces ?
C'est ce qui fait la beauté du football. Il est bon que les pronostics soient déjoués. Avec une compétition comme la CAN en pleine saison, beaucoup de joueurs ne sont pas forcément au pic de leur forme, d'autant qu'ils passent de l'hiver à l'été. Les entraîneurs ont très peu de temps pour trouver un bon équilibre, un bon fond de jeu et une bonne cohésion. Tout cela concourt à rebattre les cartes, d'autant qu'il existe une vraie densité de niveau en Afrique. Si vous prenez le classement mondial FIFA, certaines équipes asiatiques mieux classées que des équipes africaines ne sont pas meilleures que celles-ci sur le terrain. Il n'est facile pour personne de gagner en Afrique, donc je ne suis pas surpris. Et cette tendance devait s'accentuer dans le futur.
Plusieurs « petites » équipes, comme le Cap-Vert et la Guinée équatoriale, ont réussi des parcours remarquables. L'écart se réduit-il avec les "grands" pays ?
Est-ce qu'on peut dire que le Cap-Vert ou la Guinée équatoriale sont des petites équipes ? Ces deux pays ont des joueurs qui ont joué en Ligue 1, en Liga portugaise, en Liga espagnole... Ce ne sont pas de petites équipes, même si elles n'ont pas un grand palmarès. Mais le fond de jeu de ces deux équipes est de qualité, avec de la technique et une bonne organisation. Nous avons joué le Cap-Vert en amical au mois d'octobre 2023, nous avons bien vu qu'ils étaient structurés. Bébé, l'attaquant de cette équipe, a joué à Manchester United. Il ne s'y est pas imposé, mais il y avait signé. Ryan Mendes est un joueur important. On avait des « grands d'Afrique », comme le Sénégal, le Cameroun, le Nigeria, le Ghana, etc., qui étaient les seules équipes dont les joueurs évoluaient dans des grands clubs en Europe. Aujourd'hui, pratiquement toutes les équipes sont dans ce cas et comptent en leurs rangs des binationaux, formés en Europe. Ce sont des joueurs compétitifs. Les Fédérations ont également mis sur pied des programmes de détection. C'est pour cela que l'Afrique est aujourd'hui le continent où les équilibres bougent le plus.
Les équipes nord-africaines ont toutes plus ou moins déçu (Tunisie et Algérie éliminés au premier tour, Égypte et Maroc en huitièmes). À quoi attribuer ces échecs ?
Cette tendance est loin d'être nouvelle. Les équipes nord-africaines ont toujours éprouvé des difficultés quand la CAN se déroule en Afrique subsaharienne à cette période de l'année. Mais tous les parcours ne doivent pas être mis dans le même panier. Les cas sont sensiblement différents. Le Maroc, on l'a vu à la Coupe du monde, reste une grande équipe. Elle aurait pu aller jusqu'au bout parce qu'elle a la qualité et la mentalité nécessaires. L'Égypte a eu le désavantage de perdre rapidement Mohamed Salah. Pour eux, c'est un leader dont ils auraient eu besoin dans certains matchs. Cette équipe qui a beaucoup de possession a été privée de la dernière passe, ou du joueur qui peut faire la différence en marquant le but. Quant à l'Algérie, elle avait les joueurs et un entraîneur expérimenté, mais n'a pas réussi à aller au bout de ses idées et à se renouveler suffisamment. Un changement générationnel devrait maintenant s'effectuer. Globalement, je trouve que les équipes nord-africaines pâtissent du fait d'être très techniques, qui ont besoin de fraîcheur pour s'exprimer à 100%. Or, j'étais parfois dans les gradins, il faisait une chaleur souvent étouffante, qui complique les choses quand on veut mettre de la vivacité et déployer un jeu technique. C'est en tout cas à mon sens une clé de lecture possible de ces échecs répétés.