Fil d'Ariane
Il y a 100 ans était assassinée à Berlin Rosa Luxemburg, théoricienne majeure du socialisme et dirigeante du mouvement « spartakiste », au lendemain d’une tentative d’insurrection révolutionnaire allemande écrasée dans le sang. Sa légende devait lui survivre. Sa pensée, complexe et visionnaire, nourrit encore bien des réflexions.
Ce 25 janvier 1919, des dizaines de milliers de Berlinois se pressent dans le froid autour d’une fosse commune du cimetière de Friedrichfelde. 32 cercueils y sont disposés. La plupart renferment les dépouilles de communistes massacrés les jours précédents lors de leur vaine insurrection, dont Karl Liebknecht, dirigeant fondateur du mouvement « spartakiste ».
L’un est vide : celui de sa compagne de combat Rosa Luxemburg. La figure charismatique et théoricienne du socialisme a été assassinée le même 15 janvier par des sbires supposés la conduire en prison, mais ceux-ci ont, en outre, jeté son corps dans le canal. Il ne sera retrouvé que quatre mois plus tard.
Avec ces deux grandes ombres sont ensevelis, ce matin-là, les espoirs d’une révolution communiste allemande qui a échoué à suivre celle de Russie. Ceux qui l’ont réprimée disent avoir sauvé la démocratie. La suite ne le confirmera pas.
Rosa Luxemburg a vu le jour quarante-huit ans plus tôt près de Lublin, un territoire polonais oriental alors intégré à l’Empire russe. Ses parents sont des commerçants juifs aisés, peu religieux. Elle est leur cinquième enfant. A la suite d’une erreur médicale, elle souffrira sa vie durant de claudication.
Pour raison d’affaires, la famille s’installe à Varsovie. Rosa y intègre, malgré les restrictions imposées aux juifs, un lycée de jeunes filles. Études secondaires brillantes. Elle ressent l’antisémitisme ambiant, mais s’intéresse plus à la politique qu’à ses racines hébraïques.
L’atmosphère de la Pologne sous domination tsariste lui pèse. Ses bonheurs scolaires lui donnent l’occasion d’en sortir pour la Suisse. Elle s’inscrit en zoologie à l’université de Zurich.
C’est là, dans une ville fortement animée par les diasporas en exil, qu’elle se forme au marxisme. Une rencontre fondatrice : celle de Leo Jogiches, intellectuel également juif et polonais très engagé. Il sera longtemps son compagnon, toujours un ami.
Il la pousse à étudier la philosophie et l’économie (sa thèse doctorale, en 1897, portera sur l’industrie). Ensemble, ils fondent le parti Social-démocrate du Royaume de Pologne (SDKP).
Malgré le nom de leur formation, et à l’inverse du Parti socialiste polonais (PPS), Rosa Luxemburg n’est pas favorable à la priorisation de l’indépendance de la Pologne, qu’elle juge contraire à l’unité du prolétariat de toutes les nations de l’Empire russe, d’Allemagne ou d’Autriche-Hongrie. Cet internationalisme éminent restera un trait majeur de ses engagements, y compris contre Lénine.
En 1896, le SDKP devient membre de l’Internationale ouvrière. Polyglotte (elle parle russe, polonais, allemand, français et yiddish) et à l’aise en public, elle en est l’une des principales figures et une plume reconnue.
Sa thèse achevée à Zurich et la répression menaçant en Pologne, Rosa s’installe en Allemagne, terre de toutes les espérances du mouvement socialiste. Pour se prémunir d’une expulsion, elle contracte un mariage blanc (elle s’est au demeurant séparée de Leo Jogiches) avec un Allemand. Elle y intègre le SPD, le Parti socialiste allemand, en plein débat fondamental entre réformistes et révolutionnaires.
La « pré-révolution » russe de 1905 vient donner un nouveau tour à son engagement. Rosa retourne en Pologne. Elle y est arrêtée et ne s’en sort que grâce à sa nouvelle citoyenneté allemande.
Mais revenue à Berlin, elle y est aussi poursuivie et condamnée pour incitation à la révolution. Deux mois de prison, qu’elle effectue en 1907. Le premier d’une longue série.
Le reste de la courte vie de Rosa Luxemburg n’est qu’un combat politique de chaque instant mené en liberté précaire ou en détention. Sa pensée mûrit, en rupture avec le mouvement vers la droite du SPD mais aussi, souvent, en divergence avec certaines analyses des futurs bolcheviks. La Grande guerre puis la Révolution russe viennent transformer les théories en expériences dramatiques.
Contre la majorité du SPD qui se joint en 1914 à l'hystérie de la guerre et en vote les crédits – tout comme, en face, ses homologues socialistes français après l’assassinat de Jaurès - , elle fonde avec Karl Liebknecht, Leo Jogiches, Clara Zetkin et d’autres un groupe radical au sein du parti qui prend le nom de Ligue Spartakiste (en hommage à l’esclave romain révolté Spartakus). Ses Lettres de Spartakus sont diffusées à des dizaines de milliers d’exemplaires.
Liebknecht est arrêté en mai 1916 lors d’une manifestation aux cris de « À bas la guerre ! À bas le gouvernement ». Rosa est placée sous surveillance, puis à son tour arrêtée. Le SPD exclut les spartakistes de ses rangs.
La Révolution russe de 1917 sonne l'heure d’un immense espoir mais aussi, pour le socialisme, celle de nouveaux choix et déchirements.
Rosa Luxemburg la soutient depuis sa prison contre les dirigeants du SPD, mais elle s’inquiète des risques de dérives qu’elle perçoit dans la prise du pouvoir des bolcheviks en octobre.
Elle admet la nécessité de leur « force motrice » mais s’inquiète de leur dictature, préférant comme voie « tout le pouvoir aux soviets » (assemblées ouvrières et paysannes).
Elle se méfie de la terreur, fût-elle, comme en France en 1793, inspirée par l’urgence de la menace contre-révolutionnaire. « La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement », écrit-elle.
Luxemburg n’est pas angélique : « La dictature socialiste, admet-elle, ne doit reculer devant aucun moyen de contrainte pour imposer certaines mesures dans l'intérêt de la collectivité ». Pourtant, considère-telle, « sans une liberté illimitée de la presse, sans une liberté absolue de réunion et d'association, la domination des larges masses populaires est inconcevable ».
L’ébullition qui survient en Allemagne avec la défaite de novembre 1918 permet à Rosa de sortir de prison. Le SPD, qui accède au pouvoir, prône une transition « modérée » à son bénéfice.
Les spartakistes, eux, veulent une révolution comme en Russie. Sans prétendre reproduire le modèle bolchevik, ils défendent une prise du pouvoir par les « conseils » d’ouvriers et de soldats qui fleurissent dans le pays.
Ils les surestiment, et surestiment leurs radicalité. Un congrès national de ces conseils refuse, le 16 décembre, de s’engager dans cette direction et renvoie vers l’élection d’une assemblée constituante.
Le 30 décembre, les spartakistes donnent naissance au Parti Communiste d’Allemagne (KPD). Rosa Luxemburg souhaiterait une participation au processus électoral mais elle est minoritaire.
La poudrière allemande devient explosive en janvier 1919, lorsqu’est démis un préfet de police favorable à la révolution. Karl Liebknecht croit le moment favorable à l’insurrection.
Rosa Luxemburg est moins optimiste, mais ne veut pas se désolidariser. Dans la nuit du 5 au 6 janvier, les spartakistes tentent un soulèvement. Il échoue.
Chargé de la répression, le ministre socialiste Gustav Noske la sous-traite à une milice d’extrême-droite, les « corps-francs » . « Il faut que quelqu'un fasse le chien sanguinaire : je n'ai pas peur des responsabilités », déclare-t-il. C’est en effet un massacre. Les insurgés qui se rendent sont abattus.
Rosa Luxemburg publie le 14 janvier 1919 son dernier article. Il s’intitule : « l’ordre règne à Berlin ». Elle est arrêtée le lendemain. Un officier l’interroge sans succès.
Alors qu’on l’escorte en théorie vers la prison, elle est frappée à coup de crosse de fusil. On la traîne, sanglante, dans une voiture. Celle-ci a parcouru cent mètres lorsqu’un militaire de l’escorte lui tire une balle dans la tête. Son cadavre est jeté dans le Landwehrkanal.
Un communiqué cynique dira qu'elle a été tuée par une foule de citoyens en colère. Liebknecht, le même jour, subit le même sort.
Le corps de Rosa sera retrouvé le 31 mai. Une foule nombreuse accompagne son inhumation le 13 juin. Leo Jogiches, qui a échappé à la répression de janvier, tente de faire éclater la vérité sur son meurtre. Il est à son tour arrêté et tué.
On saura plus tard que les assassinats avaient été organisés. Un simulacre d’enquête sera exercé sur les gardes meurtriers de Rosa Luxemburg. Ceux-ci écopent de peines légères qu’ils n’effectuent pas. Protégés par le pouvoir socialiste, ils seront récompensés plus tard par le régime nazi..
Polonaise, allemande, juive, socialiste, intellectuelle, femme, figure libre et morale, assassinée à l’aube de l’expérience communiste sans en avoir connu les tâches ni s'être compromise dans l'exercice du pouvoir, Rosa Luxemburg a pu subir, sans être en capacité de se défendre, bien des annexions posthumes.
Le communisme officiel l’a d’abord excommuniée en raison de ses divergences avec Lénine avant que les dirigeants d’Allemagne de l’Est, en manque de héros positifs, ne s’en emparent sous leur règne pour, finalement, organiser son culte.
Célébration rétrospectivement loufoque, par un régime policier caricatural qui ne l’aurait pas gardée bien longtemps en liberté.
Certains ont vu en elle à l’opposé, malgré son assassinat perpétré sous un gouvernement social-démocrate, une pionnière d’un socialisme libéral à venir.
Elle fut surtout, jusqu’à son dernier souffle, une marxiste ferme, fidèle au projet de révolution sociale originel et méfiante à l’égard des compromissions au nom de ce qui deviendra « la gauche ». Le destin du produit « socialisme » au cours des cent années suivantes souligne à cet égard la douloureuse pertinence de son inquiétude et la modernité de son intuition.
Dans un champ également contemporain, des féministes ont cru voir en Rosa Luxemburg l’une des leurs, idée renforcée par son compagnonage avec la tutélaire Clara Zetkin.
Ce n’était nullement la préoccupation majeure de Rosa Luxemburg qui a toujours évité, dans son parti, les « questions féminines » dont on voulait la charger. « Je suis économiste », protestait-elle.
Comme les luttes nationales, le féminisme lui paraissait à ce stade potentiellement diviseur. Si elle défendait ainsi le suffrage féminin, elle en voyait d’abord un facteur d’unité de tous les travailleurs mais se méfiait des illusions qui en découlaient, considérant avec ironie sa revendication dans la bourgeoisie.
Sa perspective demeurait, comme dans d'autres domaines, prioritairement égalitaire et sa foi principale, l’avènement d’un socialisme libérateur. Dont elle ne minimisait ni le combat, ni les risques.
Dans une carte postale adressée à une amie en 1887, Rosa Luxemburg avait un jour écrit, prémonitoire : « Mon idéal est un ordre social où il me serait permis d’aimer tout le monde. A la poursuite et au nom de cet idéal, je serai peut-être un jour capable d’haïr ». Les assassins ont été plus rapides.