"10949 femmes" : de Nassima Hablal à Nassima Guessoum, une histoire de l'Algérie

La réalisatrice Nassima Guessoum retrace le parcours de Nassima Hablal, son aînée de 50 ans, dans un documentaire subtil. La longue rencontre entre la cinéaste et cette combattante, syndicaliste et indépendantiste, durant la Guerre d'Algérie, héroïne oubliée, dessine aussi les rendez-vous manqués avec l'histoire. Sur les écrans français à compter du 27 avril 2016.
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Nassima Hablal et Nassima Guessoum
Nassima Hablal et Nassima Guessoum, autour d'un arôme de parfum, lors du tournage de "10949 femmes". Une relation singulière entre deux femmes, deux générations, qui évoque toute une Histoire de l'Algérie moderne...
capture d'écran
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Si Nassima Hablal n'avait pas été militante, elle aurait été chanteuse. Mais pas comme Warda al-Jazairia, la "rose algérienne", dont elle fredonne sans cesse les refrains sucrés. Nassima Hablal, elle, aurait interprété des chants révolutionnaires. Ces échanges savoureux surgissent au détour de "10949 femmes", le documentaire que Nassima, Guessoum, a consacré à cette aînée, dont elle porte le même prénom.

La mémoire de la vieille dame est parfois défaillante, mais son corps, ses yeux, son rire sont si vivants, qu'ils transcendent les effets de l'âge. Le portrait filmé de Nassima Guessoum repose sur la relation de confiance qui s'est établie entre les deux femmes, la cinéaste et la combattante. "J'ai rencontré plusieurs femmes formidables, dit la cinéaste, mais toutes n'avaient pas envie de se raconter. Certaines étaient enfermées dans leur image. Il fallait qu'il y ait une envie réciproque. Nassima Hablal était spontanée." C'est un puzzle intimiste et impressionniste, tourné quatre ans durant, mais aussi une fresque politique de l'Algérie contemporaine, à travers ses oublis historiques.
 
Nassima évocations
De la jeunesse, en passant par le tournage, et l'affiche de "10949 femmes", trois moments de Nassima Hablal

Moudjahida de la première heure


Nassima Hablal fut une combattante de la première heure pour l'indépendance de l'Algérie, une quête qui ne pouvait se dissocier, pour elle, d'aspirations politiques et sociales. Engagée dès l'âge de 16 ans, elle fut l'une de ces 10949 pionnières engagées dans la lutte anticoloniale - recensement officiel du nombre de femmes qui ont participé à la guerre d'indépendance Algérienne, répertoriées en 1973 par le ministère des Anciens combattants en Algérie. Cette parole politique dont est porteuse Nassima Hablal est le facteur déclenchant du film, comme le raconte la cinéaste : "C'est pour son engagement politique précoce, 1945, qu'elle m'a aussi intéressée. Elle avait 16 ans quand elle a rejoint les premières cellules politiques du PPA, le Parti du peuple algérien qui est alors clandestin. Pendant ce temps, rare fait aussi pour son époque, et pour une femme et qui plus est "indigène", elle est secrétaire au cabinet du gouverneur.
Ensuite quand la révolution est déclenchée en 1954, elle fait partie des premières femmes contactée par les chefs politiques du FLN pour assurer des missions de secrétariat mais aussi cacher des militants, etc...
Cette femme, a milité de l'âge de 16 ans, jusqu'à l'indépendance de l'Algérie en 1962. Elle a consacré 17 ans de sa vie, sans discontinuité. Cette persévérance, cette conviction, cette force de caractère m'ont impressionné. Pendant la guerre, elle est aussi la première femme qui intègre l'UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens), premier syndicat libre algérien. Elle est la seule femme de cette organisation et elle prépare avec les responsables la grande grève des 8 jours de l'année 1957
(un mouvement social clairement dirigé contre les colonisateurs français, ndlr)."

Mais Nassima Hablal ne se voyait pas dans une démarche féministe. "Elle voyait cette lutte là comme trop bourgeoise, culturelle, socio-éducative. Elle voulait être avec le peuple. Elle menait un combat politique général. Elle savait que ces événements transformaient les droits des femmes. Au fond, elle était 'féministe' sans le vouloir." précise la cinéaste
 
D'autres femmes traversent la vie de Nassima Hablal, et leur chaleur vient éclairer le film. Baya Laribi, infirmière combattante, qui proclame que c'est "l'amour indéfectible de son père" qui lui a permis de devenir la femme solide et épanouie qu'elle est toujours. Dans ce dialogue, transparaît aussi le rapport tourmenté que Nassima entretenait avec l'usage de la violence, comme le dit la réalisatrice : "La manière dont Nassima Hablal raconte l'épisode du meurtre d'un homme au maquis commis par son amie Baya dit beaucoup de choses sur ce qu'elle pensait de l'utilisation de la violence. L'idée de tuer la gène, elle répète qu'on a forcé Baya à le faire. C'est la même chose avec les attentats. Ce qui dérangeait Nassima, ce n'était pas de les faire, ils étaient sans doute nécessaires dans un contexte de guerre, mais d'en faire des actes héroïques dans le roman national algérien."

La silhouette de Germaine Tillon


Et Nelly Forget, proche de Germaine Tillion durant plus de cinquante ans. Cette travailleuse sociale, pour laquelle l'engagement en Algérie fut le tournant d'une vie, se retrouva en "maison de torture" avec Nassima. Dans cette réclusion de la terreur, où leurs corps étaient brisés, elles tentaient de survivre. Nelly Forget raconte comment sur le tapis multicolore qu'avait pu apporter la moudjahida, elles voyageaient soudain à Fez, dans les mots de Nassima. Des portes ouvertes sur le monde qui leur permettait de tenir.

Après la guerre, et même si les droits des femmes n'étaient pas prioritaires, des acquis ont été engrangés. Les combattantes n'ont alors pas hésité à reprendre le chemin de la lutte lorsque la nécessité l'a imposé. "Les 'moudjahidate' se sont retrouvées dans des mouvements féministes, constate Nassima Guessoum. Certes pas toutes, et pas si ouvertement nommés féministes. Par exemple, lors de l'adoption en 1984 du Statut personnel, le code de la famille, qui plaçait toujours les femmes sous la tutelle des hommes, pères ou maris. Elles ont manifesté, et se sont encore retrouvées en première ligne en 1988, lors des mouvements sociaux et des grandes manifestations pour plus de démocratie. Mais la guerre civile a cassé tout cela ensuite, et il n'y a pas beaucoup d'héritières..."
 
Le film dit autant par ce qu'il montre que par ses silences : des rires et des échappatoires verbales qui laissent entendre une vie privée sans doute reléguée derrière les causes ; des gestes désabusés qui racontent les déceptions politiques.

Les silences du "roman national"


Nassima Hablal s'en est allée avant de pouvoir voir le film de Nassima Guessoum. Marquée par la tragédie de la mort de son fils Youssef, cette octogénaire vaillante a rapidement décliné.  Cette "héroïne" a été enterrée dans la plus haute des solitudes : nul discours, nul représentant officiel pour accompagner sa dépouille. Mais peut-être elle-même ne souhaitait-elle pas une reconnaissance nationale, tant elle semblait ne pas se retrouver dans les abandons de ses espérances portées par la guerre d'indépendance, entérinés par les pouvoirs successifs depuis 1965 (après la gouvernance de Ahmed Ben Bella, ndlr). Elle le dit dans le film, elle a tout de suite su que les luttes de clan, avant même la fin du conflit, mettraient un terme aux aspirations politiques et sociales d'une partie des combattants.

Je me demandais comment tout cela avait disparu.
Nassima Guessoum

Le travail de Nassima Guessoum est porté par le désir de transmission, celui de figures féminines intimes ou publiques : "Au moment de la décennie noire (la "guerre civile" entre le FIS et l'armée, de 1991 jusqu'au début du 21ème siècle, ndlr), je me suis intéressée à l'histoire d'avant, celle de la guerre d'Algérie, dont mes parents ne parlaient jamais. Et là, je me suis mis à beaucoup discuter avec ma mère qui était enfant, pendant la guerre d'indépendance, en Kabylie, dans une famille de paysans. Dans son récit surgissait une multitude de personnages féminins. Le village était alors quasiment vidé des hommes. Elle m'a parlé d'une grande tante qui s'est engagée contre l'avis de son mari aux côtés du FLN. Elle me parlait aussi de la première infirmière qu'elle a rencontrée et du premier mariage d'amour dans ce village qui allait contre les normes sociales, avec une mariée qui avait les cheveux courts, etc… Je me demandais comment tout cela avait disparu."

Il reste à faire un travail sur les moudjahidate méconnues des campagnes, des villages, disait encore la cinéaste sur le plateau de Maghreb Orient Express, pour que l'histoire de ces femmes soient mieux partagée...

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