Fil d'Ariane
Paris hurle sa joie. L'armistice est signé ! Sitôt la nouvelle connue, une marée humaine envahit les trottoirs, les avenues, déborde les boulevards. On s'embrasse, on pleure, on chante La Marseillaise en agitant son drapeau tricolore. Georges Clémenceau, président du Conseil, ministre de la Guerre, est acclamé au Palais Bourbon. Il est considéré comme le père de la victoire. Ce 11 novembre est son apothéose. Il savoure les applaudissements qui éclatent avant même qu'il ne prenne la parole.
Quatre années de guerre viennent de s'achever. Le soulagement est immense.
Plus de 18 millions de personnes ont perdu la vie dans le conflit. Clémenceau monte à la tribune pour rendre hommage aux soldats : "Grâce à eux, dit-il, la France, hier soldat de Dieu, aujourd'hui soldat de l'Humanité, sera toujours le soldat de l'Idéal". On l'acclame.
A ce même moment, pourtant, il y a au coeur de Paris un endroit où ce délire patriotique n'est pas de mise. Il s'agit d'un modeste appartement du quartier latin, baptisé Studio for Portrait Masks, un atelier financé par la Croix Rouge américaine. L'artiste Anna Colleman Ladd y travaille, penchée sur une "gueule cassée". Sa concentration est intense. Elle fait un moulage de ce visage ravagé. Elle en façonnera un masque derrière lequel l'ancien soldat pourra dissimuler les difformités infligés par ses blessures.
Dans Hommes sans visage la Suissesse Henriette Rémi évoque son travail dans un dispensaire pour grands blessés de guerre. Les faits qu'elle rapporte sont terribles.
Elle écrit : "Et elle est venue, la bonne, la douce petite femme. Mais devant ce front sillonné de cicatrices, devant cette absence de nez, devant cette face ravagée, elle s’effondre. Lui, de ses mains maladroites, la cherche. Et les yeux suppliants se tournent vers elle, et les lèvres gonflées se tendent : – Embrasse-moi, embrasse-moi ! Mais elle, affolée, se dégage et se sauve : – Je ne peux pas… Je ne peux pas ! "
Tout à coup, il saisit sa tête dans ses mains : "Imbécile, imbécile ! Mais aussi est-ce que je pouvais savoir que je suis si horrible ! (…) Avoir été un homme, avoir mis toutes ses forces à réaliser en plein ce que ce mot veut dire et n’être plus que ça. Un objet de terreur pour son propre enfant, une charge quotidienne pour sa femme, une honte pour l’humanité. Laissez-moi mourir..." En sortant de l’hôpital, Lazé se suicide.
Ces "gueules cassées", personne ne veut les voir. Souvent rejetés par leur famille, provoquant l'effroi quand ils se promènent dans la rue, ces hommes sont le souvenir vivant et pénible d'une période que l'on souhaite sinon oublier, du moins ne plus se rappeller chaque jour. Paris, désormais, a faim d'amusements, de nouveautés et d'audaces artistiques. On ne veut plus d'explosions si elles ne sont pas de rires.
Les "années folles" se construisent jour après jour et rien ne saurait les contrarier. Et certainement pas ces "gueules cassées"qui font peur à tout le monde.
Contre toute attente, ces mutilés sont aussi rejetés par l'Etat français. "La loi du 31 mars 1919 a, certes, entériné le droit des blessés à réparation et accordé le versement d’une pension d’invalidité et un appareillage adapté aux mutilés. Mais les blessures de la face ne sont pas jugées invalidantes pour le travail et n'ouvrent droit à aucune aide publique", précise la journaliste Marina Bellot.
On le voit, le "soldat de l'Idéal", cher à Clémenceau, est avant tout un soldat vaillant, valide, vigoureux. L'association l'Union des blessés de la face et de la tête est créée en 1921.
Mais il faudra encore quatre ans pour que le préjudice de défiguration soit enfin reconnu.
D'autres n'ont pas attendu pour tenter de rendre la vie supportable à ces laissés-pour-compte des années folles, des femmes comme la sculptrice Anna Colemand Ladd et la chirurgienne française Suzanne Noël.
Née en 1878 à Philadelphie, passionnée par les arts plastiques, et la sculpture en particulier, Anna Coleman a fait ses études dans des écoles privées en Europe et en Amérique. Après avoir épousé le docteur Maynard Ladd, en 1905, elle s'installe à Boston.
Anna Coleman Watts Ladd dans son atelier, à Paris.
Elle n'a pas son pareil pour redonner une cohérence à un visage détruit. Elle greffe des peaux, des os, reconstitue des mâchoires et effectue des transplantations inédites avec des fragments de cartilage.
Audacieuse, pugnace, elle invente des mécanismes pour pallier l'absence de tel ou tel ossement. Grâce à son immense talent, certains de ces patients défigurés se prennent à espèrer le retour à une vie presque normale.
Son humanité et son écoute aussi forcent le respect. Elle ne compte pas ses heures. La voici qui devient une spécialiste de la chirurgie esthétique à une époque où les femmes médecins se comptent sur les doigts de la main. La France a besoin de praticiens.
Elle est autorisée à exercer sans avoir soutenu sa thèse.
Elle a fait ses armes quelques années plus tôt, en 1908, en qualité d'externe des hôpitaux de Paris dans le service du professeur Hippolyte Morestin. Ce dernier, pionnier de la chirurgie maxillo-faciale, est sans doute, à l'époque, le meilleur praticien au monde sur la question. Sa réputation est telle que Al Capone, figure du grand banditisme à Chicago, essayera d'acheter ses services pour corriger ses balafres.
Mais le sort va s'acharner sur elle. En 1918, elle perd son mari, intoxiqués par le gaz moutarde.
En octobre 1919, à l'aube de sa quarante-deuxième année, elle se remarie avec André Noël, lui aussi médecin. Tous deux s'installent rue Marboeuf avec Jacqueline, sa fille, qui contracte la grippe espagnole et décède en janvier 1922. Son mari sombre dans la dépression.
Le 5 août 1924, nouveau drame. A 10 heures du matin, près du Châtelet, sur le Pont-au-Change, sous ses yeux, son mari enjambe le parapet et se jette dans la Seine. Mais le contact de l'eau lui fait retrouver ses esprits. Il ne songe plus à se suicider. Il nage avec difficulté, tente de regagner la berge. Sa femme l'encourage. En vain. Il coule à quelques mètres des pontons. On ne le ranimera pas.
En octobre 1924, Suzanne Noël fonde le premier club Soroptimist du continent européen, le club de Paris. Elle a 47 ans et paraît plus déterminée que jamais. "Il faut penser qu'en 1924, les femmes n'avaient encore aucune liberté personnelle, et celles qui poussaient à ces libérations étaient l'objet de la risée et appelées "suffragettes". J'étais une des plus visées, portant sur mon chapeau un ruban sur lequel était imprimé en lettres dorées : "Je veux voter" .
Son combat féministe la sauvera du désespoir.