Fil d'Ariane
"Des écarts de salaire en progression, des discriminations qui persistent, des rentes de retraite toujours trop basses pour les femmes, une offre d’accueil des enfants insuffisante: nous sommes encore loin de l’égalité", lit-on sur 14juin.ch, le site du mouvement de la grève féministe suisse.
La grève féministe a lieu ce lundi 14 juin partout à travers la Suisse, une journée de mobilisation galvanisée par l’annonce, quelques jours plus tôt, du relèvement à 65 ans de l’âge de la retraite des femmes. Le projet d’harmonisation entre travailleurs et travailleuses, rejeté à plusieurs reprises dans les urnes et adopté par le parlement suisse au printemps dernier, devrait figurer en bonne place sur les pancartes brandies dans les cortèges. Rencontre avec l'une des représentantes du collectif du 14 juin, Tamara Knezevic.
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Célia Héron (Le Temps) : Les multiples inégalités avaient été poussées par l’actualité en tête des préoccupations de l’opinion publique en 2018 avec l’affaire Weinstein et #MeToo, puis en 2019 avec une grève des femmes historique. Quel impact ont eu selon vous ces deux années de pandémie sur cette prise de conscience?
Tamara Knezevic: La pandémie a permis de mettre en lumière l’importance du travail accompli par les femmes. L’opinion publique a longtemps débattu de ce qui était «essentiel et non essentiel». Or, qu’il s’agisse de nettoyage, de soins ou de postes dans l’industrie alimentaire, ce sont surtout les femmes, et pour la plupart celles issues de l’immigration et/ou des classes populaires, qui occupent des secteurs d’activités indispensables au fonctionnement de la société. Ceux-ci restent pourtant dévalorisés. Pendant quelque temps, ces «héroïnes» ont certes été applaudies, mais aucune mesure concrète de revalorisation de leurs conditions n’a été mise en place. Les espoirs d’un «monde d’après» plus juste ont été de courte durée. La précarité au contraire augmente actuellement, et les femmes restent celles qui y sont le plus exposées.
Vous réclamez l’égalité: pourquoi dès lors vous opposer à un départ à la retraite au même âge pour femmes et hommes?
Parce que l’égalité ne peut pas être réduite au seul âge, sans prendre en considération les conditions matérielles réelles des femmes. Compte tenu des inégalités qui pèsent sur elles – l’inégalité salariale, le plafond de verre, la non-reconnaissance du travail du care, le fait que l’immense majorité tente de concilier vie professionnelle et privée parce que le marché du travail, le système de garde d’enfants et le système d’assurances sociales sont conçus sur un modèle patriarcal, pour n’en citer que quelques-unes – il serait cynique de considérer une telle réforme comme une mesure «égalitaire». Les femmes touchent en moyenne une rente 40% inférieure à celle des hommes. La réforme AVS 21 est socialement injuste car elle veut faire travailler les femmes plus, pour les faire gagner moins. L’acceptation d’une telle réforme ouvre par ailleurs la porte à l’augmentation de l’âge de la retraite à 67 ans, pour toutes et tous.
Que répondez-vous à ceux qui relèvent néanmoins que dans bien d’autres pays, l’âge de la retraite est le même pour tout le monde?
La réponse dépend de bien des facteurs, la poser ainsi n’a pas de sens. En premier lieu: de quel âge parle-t-on? De 62 ans pour tout le monde, soit trois ans avant l’âge légal en Suisse? Alors pourquoi pas! L’opposition ne cherche pas à créer une situation particulière pour les femmes pour la beauté de l’exception, mais à compenser un système injuste avec les outils à disposition.
Dans le cadre d’un plan d’action lié à la réforme des retraites, vous avez évoqué le lancement d’un référendum aux côtés de la gauche et des syndicats. Pouvez-vous nous en dire plus?
En 2019, à peine quelques jours après la plus grande mobilisation ayant secoué la Suisse, le Conseil fédéral avec Alain Berset en tête annonçait le projet de réforme d’AVS 21. C’est une véritable claque à toutes les femmes, et cela d’autant plus après l’ampleur massive qu’a prise notre mouvement social inédit. Depuis deux ans déjà, les collectifs féministes thématisent leur opposition ferme à une telle réforme. La grève féministe a promis de ne rien lâcher et d’aller jusqu’au bout de ses positions, en lançant même un référendum contre l’AVS 21 en effet. Toutefois, cette décision sera ratifiée démocratiquement par les collectifs dès que le parlement aura finalisé la révision d’AVS 21.
Cette année encore, le bloc paysanne-x-s constitué d’«épouses, filles d’agriculteurs ainsi que les «nouvelles» agricultrices» entendent porter haut et fort leurs revendications. Le coup de projecteur mis sur le monde agricole avec la votation du 13 juin offre-t-il selon vous une opportunité de visibilisation de cette question également?
On peut l’espérer. Il est temps qu’on les écoute enfin. La situation des femmes dans le monde agricole suisse est dramatique, les successions se faisant encore de père en fils, les filles étant exclues donc de toute propriété. Etant donné toutes les subventions étatiques, on peut presque parler d’un secteur semi-privé, qui est régi par un droit archaïque. Or, il faut rappeler que 94% des exploitations sont gérées par «un chef», 80% des terres agricoles ont pour propriétaires un homme. Nous sommes en 2021, c’est tout simplement inimaginable! Enormément de paysannes travaillent simplement gratuitement et n’ont pas de revenu propre. Tout cela est «normal» et en partie financé par nos impôts. Il est plus que tant que ce pays les écoute enfin.
Trente ans après la première grève des femmes, quels sont selon vous les points communs aux premières revendications, et quels sont les points de rupture aujourd’hui?
Toute une série de revendications de la première grève des femmes de 1991 est malheureusement toujours d’actualité, vu la lenteur du progrès social en Suisse. Au-delà des mesures très concrètes, l’égalité effective et matérielle, malgré un article constitutionnel, n’est toujours pas acquise, ce qui démontre aussi qu’il ne suffit pas d’une loi pour que les choses changent. Concernant les points de divergence, les revendications que porte le mouvement féministe aujourd’hui sont intrinsèquement intersectionnelles, ayant pour souci de reconnaître des discriminations multiples subies par des personnes issues de catégories sociales et identités différentes. Qu’être femme est source de nombreuses discriminations, mais que celles-ci sont plus complexes encore si on est racisée, invalide, LGBTIQ, sans-papiers, pauvre… Le féminisme d’aujourd’hui est un féminisme pour le 99%, c’est-à-dire pour tout le monde, et pas juste pour les femmes blanches ou aisées.
Pourquoi, selon vous, battre le pavé reste l’action la plus efficace?
Il suffit d’observer l’histoire de toutes les luttes sociales et des acquis qui en ont découlé: le changement ne s’est jamais opéré par le haut mais par le bas, par la mobilisation dans la rue. L’entrée significative des femmes au parlement en 2019 s’est par exemple faite grâce à la grève féministe. Bien que nos revendications n’aient pas toujours franchi l’arène parlementaire ou institutionnelle, nos mobilisations de rue ont permis une conscientisation sur toute une série de sujets, notamment sur le sexisme ambiant.
Votre espoir politique d’ici à la fin de l’année?
Combattre la réforme AVS 21, ensemble avec un soutien large de la population, et rester toujours plus coordonnés et organisés au niveau national de nos collectifs.