Une solution presque impensable en 1875 : recruter des femmes
A la fin du XIXè siècle, le développement de la photographie permet une observation plus précise et plus poussée des astres. Une masse incalculable de données est alors produite. Mais les scientifiques ne parviennent pas à les analyser. Edward Pickering, professeur d’astronomie et directeur du prestigieux Observatoire astronomique de l’université de Harvard confie d’abord le traitement de ces informations à son assistant. Déçu, il le renvoie et opte pour une solution presque impensable en 1875 : recruter des femmes. Des calculatrices humaines en charge de la classification de ces informations. On les appellera des "computers", un anglicisme venu du mot latin "computare" - calculer, et qui sera le premier nom donné à l'ancêtre des ordinateurs.Pickering cherche une main d’œuvre efficace, patiente et attentive aux détails. Des qualités jugées féminines. Mais il cherche surtout des collaboratrices peu exigeantes en matière de salaire ; le professeur lui-même doit chercher les financements de son laboratoire et tenir son budget. Les computers remplissent toutes les conditions car « elles gagnaient entre 25 et 50 centimes de l’heure. C’est la moitié de ce qu’un homme aurait gagné », explique l’historienne américaine des sciences Pamela Mack, qui a consacré de nombreux travaux universitaires aux femmes du Harvard college Observatory et à la place des femmes dans la recherche scientifique américaine.
Les hommes ne peuvent pas les concurrencer sur ce terrain. D’ailleurs, cela ne leur viendrait pas à l’esprit car les tâches que le professeur Pickering demande d’accomplir sont méprisées par ces messieurs qui préfèrent se consacrer à la théorisation.
Arithmétique et écriture lisible : les petites mains de l’astronomie
La description du poste ne fait que renforcer le rejet des astronomes. « La maîtrise de l’arithmétique de base et une écriture lisible sont les seules qualifications requises pour devenir un ‘computer’. Mais bien sûr, des connaissances en mathématiques sont les bienvenues », peut-on lire dans une lettre adressée à une candidate. Ces mots cachent néanmoins les ambitions d’Edward Pickering : localiser, répertorier et nommer toutes les étoiles de la Voie lactée. Autrement dit, cartographier le ciel.
Williamina Paton Stevens Fleming (1857-1911) est la première femme à intégrer le laboratoire. Dès son plus jeune âge, elle manifeste un vif intérêt pour les études et à 14 ans fait office de maîtresse d’école dans les écoles publiques de sa ville d’origine, Dundee en Ecosse. A 20 ans, elle épouse James Fleming. Un an après son mariage, en 1877, le couple émigre à Boston (Nord Est des Etats-Unis). En 1879, alors qu’elle est enceinte, Mr. Fleming la quitte. Seule dans un pays qui n’est pas le sien et mère célibataire, elle toque à la porte d’Edward Pickering, qui cherche une bonne. Cette grande scientifique en puissance passera peu de temps un balai à la main. Son patron lui demande très vite de faire quelques calculs dans son laboratoire et occasionnellement de remplacer son assistant.
Pickering a du flair. Fleming fera bien plus que quelques calculs. Mais avant de déployer tout son potentiel, elle commence par les bases. Le travail consiste à étudier des plaques photosensibles en verre, plus sensibles à la lumière que l’œil humain. « Dans ces plaques en verre, elle devait mesurer les positions relatives des étoiles et identifier leurs caractéristiques. Puis, consigner ces informations dans des cahiers qui deviendraient plus tard des catalogues », raconte Pamela Mack également professeure à l’université de Clemson en Caroline du Sud (Est).
Williamina Fleming, mère célibataire et calculatrice en chef
En prouvant qu’elle est capable de manier l’arithmétique comme personne, cette pionnière donne raison à Pickering. La renommée de son laboratoire et les bas salaires lui permettent de lever des fonds pour recruter davantage de calculatrices humaines.
La scientifique désormais confirmée – du moins dans la pratique- met en place une méthode de classification des étoiles « prenant en compte la quantité d’hydrogène observée dans ce spectre », rapportent les archives de Harvard. C’est le système Pickering-Fleming où l’astronome consigne plus de 10 000 étoiles, 59 nébuleuses découvertes par ses soins, plus de 310 étoiles variables et 10 novas.
En 1890, elle publie ses découvertes dans le Draper Catalogue of Stellar Spectra, la publication émanant de la recherche du laboratoire. Plus tard, elle sera chargée d’éditer toutes les études de l’Observatoire de Harvard. Pickering va jusqu’à autoriser l’embauche d’une douzaine de femmes pour l’aider à étoffer son inventaire.
Pickering, l’astronome féministe, accusé de fonder un harem
Avec une équipe si féminine, le chef du laboratoire n’échappe pas aux critiques. Ses détracteurs parlaient du harem de Pickering. « Il était certes pragmatique car sa première motivation a été économique mais je pense qu’il était aussi très courageux car ce n’était pas une démarche ordinaire à la fin du XIXè siècle. D’autant qu’il était fier d’avoir un observatoire où le travail scientifique des femmes était encouragé», analyse l’historienne.
Maury quitte le laboratoire quatre années plus tard sans compléter ses travaux. Elle dit ne pas pouvoir travailler avec le professeur. Contrairement aux usages du laboratoire, elle souhaite que ses découvertes soient reconnues à leur juste valeur. C’est-à-dire que sur les publications, son nom, et son nom uniquement, soit clairement affiché. (Ce que Fleming n’obtient pas tout à fait).
Elle réussi tout de même à poser les bases d’un schéma, encore utilisé aujourd’hui, conçu quelques années plus tard par un astronome danois et un américain : le diagramme de Hertzsprung-Russell. « Un graphe dans lequel est indiquée la luminosité d'un ensemble d'étoiles en fonction de leur température effective. » Mais Pickering ne le reconnaît pas. Elle confie sa déception à une collègue scientifique : « Je crois que Pickering embauche des gens pour remplir un seul et unique rôle et il ne veut pas qu’ils perdent leur temps avec un autre projet ».
Ne pas faire de vagues pour mieux avancer

« C’était la grande force de ces femmes. Elles avaient l’opportunité d’accomplir un véritable travail scientifique, et en même temps elles ne représentaient pas une menace pour les hommes car à leurs yeux, elles n’étaient que des calculettes », sourit Pamela Mack. C’est une tactique qui a profité à Fleming. Elle a été la première femme à avoir un véritable poste à Harvard, à publier deux papiers dans des revues reconnues et à être reconnue par, la si masculine, communauté scientifique.
Henrietta Swan Leviitt était aussi une ancienne de Radcliffe. A son arrivée à Harvard en 1902, elle commence à travailler sur les étoiles variables. C’est-à-dire ces étoiles qui au cours de leur vie changent d’éclat, de température ou de volume.

Dans ses écrits, Pamela Mack raconte que les collègues de Swan Leviitt trouvaient que sa recherche serait allée loin si on lui avait donné la chance de poursuivre. Elles estiment pourtant qu’elle n’a pas eu tort en se pliant aux désirs de Pickering.
Et c’est là où réside toute l’ambiguïté de l’Observatoire. Il était progressiste tout en bridant l’intellect des femmes. Ce qui n’étonne pas l’historienne : « Le seul fait que ces femmes soient acceptées comme scientifiques montre que la communauté savante de l’époque était ouverte d’esprit. Elles ont certes subi des discriminations notamment quand il s’agissait de la recherche et de la publication. Mais elles ont trouvé le moyen de faire des apports considérables à l’astronomie ».
Un héritage pour les femmes et pour l’astronomie
Des apports tellement considérables que récemment le laboratoire Caltech de la Nasa a annoncé la probable existence d’une nouvelle planète géante dans notre système solaire. Il serait inexacte de leur attribuer cette potentielle avancée mais les femmes du laboratoire ont fait des calculs sur le mouvement des commettes et cela est étroitement lié à la façon dont cette planète a été détectée. Les scientifiques ont observé les minuscules changements dans les orbites d’Uranus, de Pluton… Les calculs des orbites font partie des apports de ces femmes à la science.
Je pense que leur nom figure d’une façon ou d’une autre dans tout manuel d’astronomie
Pamela Mack
Des apports qui ne sont pas passés sous silence dans le monde scientifique mais ne sont pas pour autant célébrés. « Je pense que leur nom figure d’une façon ou d’une autre dans tout manuel d’astronomie » commente, un peu trop sobrement, Pamela Mack.
Même au sein de Harvard, ces scientifiques qui y ont travaillé ne sont pas devenues les saintes patronnes des futures astronomes tout simplement parce qu’après la mort d’Edward Pickering, en 1920, Harvard a continué d’embaucher des scientifiques femmes y compris des doctorantes.
« Une certaine continuité s’est mise en place. Dans cet observatoire il existe l’idée que des femmes ont toujours occupé une place importante dans l’astronomie », explique Mack.

C’est le cas de Cecilia Payne-Gaposchkin (1900-1979). Elle a été en contact avec la rebelle Antonia Maury et d’autres membres de l’Observatoire.
Connue notamment pour avoir été une des premières astronomes à envisager que les étoiles sont composées majoritairement d’hydrogène, elle a été la première femme nommée chef du département d'astronomie de Harvard en 1956.
Selon Pamela Mack, qui a eu l’occasion de l’interviewer, elle était loin d’être une féministe et ne croyait pas en un fort réseau d’entraide féminin. « Elle pensait que toutes les femmes devaient se faire, comme elle, une place à la dure. Reste que les scientifiques de l’Observatoire ont été des modèles à suivre. Aujourd’hui l’astronomie, même si elle a perdu de sa superbe avec les coupes budgétaires dans le programme spatial américain, attire toujours des femmes. »