Dans quel contexte a-t-on accordé le droit de vote aux femmes en France ? CHRISTINE BARD Il s'agit ici d'un contexte exceptionnel. Un moment de rupture de l'ordre politique habituel, une libération du territoire national et la reconstruction d'un régime démocratique. C'est dans ce cadre là qu'on a décidé de donner aux femmes le droit de vote et d'éligibilité. Il a sans doute fallu de ce contexte exceptionnel pour que le blocage de la France à ce droit de vote soit surmonté.
La population français y était-elle favorable ? MICHELLE ZANCARINI-FOURNEL Il n'y a pas eu de mesure sur ce sujet là. Mais il y a une chose intéressante qu'on connaît peu. Dans un certain nombre de municipalités, il y avait eu des procédures qui ont permis en toute illégalité, puisque les femmes n'étaient ni éligibles, ni électrices, de faire participer les femmes à la gestion de la municipalité. Par exemple, à Villeurbanne en 1935, la municipalité a fait élire des conseillères privées, élues par des hommes. Elles avaient en responsabilité un certain nombre de sujets et devaient faire des propositions au conseil municipal, composé principalement d'hommes.
Le plus intéressant s'est produit dans la ville d'Evreux. Le maire Pierre Mendès France avait fait voter l'ensemble de la population. Une sorte de référendum local où hommes et femmes ont élu, en toute illégalité, des conseillères. Toute une série d'initiatives se sont produites entre 1919-1940. Quand on dit que le général de Gaulle a donné droit de vote aux femmes, c'est faux et vrai à la fois. Il a signé l'ordonnance, mais c'est surtout une revendication féministe. Ce n'est pas une nouveauté, il y avait une campagne des suffragettes dès la fin du XIX°s. La première était Hubertine Auclert avec le journal "La Citoyenne" en 1881.
Les femmes en Grande-Bretagne, en Turquie, en Nouvelle-Zélande ou encore en Espagne ont obtenu le droit de vote bien plus tôt qu'en France, pays du premier suffrage universel. Pourquoi ce retard ? CHRISTINE BARD Il y a un siècle d'écart entre le droit de vote des hommes et le droit de vote des femmes, ce qui ne se constate pas dans les autres pays. L'une des explications, c'est que la Gauche avait peur d'un mauvais usage du suffrage universel donné à des masses peu alphabétisées, manipulables. Or, les femmes étaient vues un peu comme ça par les hommes, comme un segment de la population trop peu "éduqué". A gauche, il y avait donc cette réaction de ne pas presser le mouvement, d'attendre que les femmes améliorent leur niveau d'éducation et se préparent. Cela a pu jouer. Mais pour expliquer le retard de la France, il faut aussi mettre en avant d'autres raisons qui tiennent plus à l'Histoire politique de la France. Au moment du Front Populaire, il y a une occasion ratée. La gauche, majoritaire au gouvernement et menée par Léon Blum, ne prend pas le risque de l'éclatement de sa majorité. Et donc, elle ne défend pas le droit de vote des femmes car les radicaux y sont opposés, une revendication pourtant inscrite dans le programme de la SFIO depuis 1906. Là, on a pu parler d'un rendez-vous manqué entre la gauche et les femmes.
MICHELLE ZANCARINI-FOURNEL Le retard est dû essentiellement à la position réactionnaire du Sénat conservateur alors que la chambre des députés avaient plusieurs fois accepté le droit de vote des femmes entre 1919-1940.
A la même époque, trois femmes sont nommées au gouvernement alors que dans le même temps elles n'ont pas le droit d'élire ... CHRISTINE BARD C'est surprenant. Il était plus facile pour les femmes d'être nommées. On appelle ça le "fait du prince". Au fond l'éligibilité des femmes ne paraissait pas être tellement le problème, car beaucoup d'hommes reconnaissaient qu'il existait des femmes "exceptionnelles" avec des qualités "viriles". Ils pouvaient faire référence à Jeanne d'Arc dans l'Histoire de France et il pouvait tout à fait y avoir une place dans la vie politique pour cette toute petite minorité de femmes d'exception. Ils n'imaginaient pas du tout un raz-de-marée de femmes élues. C'étaient les hommes qui tenaient les rênes du pouvoir dans les partis politiques.
Le droit de vote aurait été accordé aux femmes parce qu'elles étaient plus conservatrices, ce qui permettait à De Gaulle de garder son pouvoir? Est-ce exact ou est-ce un mythe ? MICHELLE ZANCARINI-FOURNEL Le seul moment où De Gaulle a eu des visées électoraliste en accordant le droit de vote aux femmes, c'est en Algérie en 1958. En 1944, toutes les femmes françaises n'ont pas le droit de voter. Ce sont les Françaises métropolitaines uniquement. Dans les colonies, les femmes l'ont eu bien après 1944. Jusqu'en 1958, les femmes "autochtones* ( les Algériennes qui étaient considérées comme ayant un statut de musulman ou les "Non-européennes", ndlr) d'Algérie n'ont pas eu le droit de vote. Charles de Gaulle le leur a accordé en juillet 1958 au moment du référendum qui institue le Vème République. Là, il l'accorde en espérant que le vote des femmes en Algérie va faire basculer l'opinion non pas du coté des nationalistes, le FLN, qui préconisait l'abstention, mais en faveur du Général de Gaulle.
Quel a été l'impact ce droit de vote aux femmes sur la société ? CHRISTINE BARD Le changement a été brusque pour certaines. Il y a des femmes qui n'ont pas apprécié cette évolution et qui restaient dans une attitude traditionnelle. Les femmes ont voté massivement. C'était un vote plus conservateur et plus modéré que les hommes. Mais ce qui n'a pas changé, c'est la masculinité du pouvoir, les hommes ont gardé les postes clés. Avant Simone Weil en 1974, il y a eu qu'une seule ministre : Germaine Poinso-Chapuis, elle est restée un an seulement au gouvernement entre 1947-1948. Ca fait très peu de femmes au gouvernement et très peu d'élues. Ce n'est pas qu'il y avait peu de femmes actives, mais le pouvoir est resté masculin et les hommes continuaient à occuper les postes sans chercher à le partager avec les femmes. A l'exception du parti communiste qui se distingue un peu par une attitude plus active à l'égard de la promotion des femmes en politique. Le droit de vote des femmes en 1944-45 n'a pas été la révolution que les féministes attendaient. C'était une égalité de droit, mais sans égalité de chances pour se faire élire.
MICHELLE ZANCARINI-FOURNEL Sur le moment même, l'obtention du droit de vote des femmes n'était pas considéré comme un événement. Il y avait même cette idée que les femmes, il faut les aider à comprendre et les accompagner dans le processus de vote. Dans le "
Canard enchaîné" de cette époque, les caricatures étaient très anti-vote féminin, car le journal était très anti-clérical. Il y avait toute une série de caricatures où les femmes étaient représentées en prostituées, qui disaient "viens, je vais te faire voir ma carte d'électeur", ou bien des femmes avec des curés disant "c'est là qu'on dévote"... Il n'y a pas du tout un accueil enthousiaste de cette nouvelle mesure. Dans la première assemblée de 1946, les femmes élues l'ont été en tant que "femmes de" ou "veuves de", c'est-à-dire des femmes ou des veuves de résistants. Elles n'ont pas été élues en tant qu'individu femme.
Elles s'abstiennent plus et votent plus à droite jusqu'en 1981. Le suffragisme a été une revendication de longue durée. Après ça, il y a un renouveau de revendications féministes qui s'est porté autours des avortements clandestins à partir de 1956 ("planification de naissance") et le changement du droit car la condition civile n'avait quasiment pas évolué. Jusqu'en 1965, les femmes devaient demander l'autorisation du père ou du mari pour avoir un compte chèque. C'est à partir de cette date là que des droits ont été accordés. Le droit de vote des femmes n'a pas eu tellement d'effet, c'était "l'aboutissement d'un demi siècle de débats", disait Charles de Gaulle dans ses mémoires.