Fil d'Ariane
"Je pense toujours qu'il est vivant quelque part. Pour les autres, je sais, mais quand je prie pour lui mes mains se mettent à trembler, je ne sais pas quoi faire", raconte cette veuve de Srebrenica. Deux de ses trois fils et son mari, dont les restes ont été retrouvés dans des fosses communes après la guerre, ont été enterrés en 2010 dans le centre mémorial proche de Srebrenica où reposent à ce jour 6.643 victimes du massacre du mois de juillet 1995. Fatima Mujic, 75 ans, habite aujourd'hui Ljesevo, un village proche de Sarajevo. Elle dit "vivre pour l'appel" qui lui annoncera que les restes de Refik ont été retrouvés. Il avait 25 ans, une fille de 18 mois et un garçon de 40 jours.
Les forces serbes bosniennes du général Ratko Mladic, condamné à perpétuité par la justice internationale, avaient alors tué plus de 8.000 hommes et adolescents bosniaques (musulmans). Ce massacre survenu cinq mois avant la fin du conflit intercommunautaire qui fit au total 100.000 morts entre 1992 et 1995 a été qualifié d'acte de génocide par la justice internationale.
Deux cent trente-sept autres victimes ont été inhumées ailleurs en Bosnie. Plus de mille personnes sont toujours recherchées. Les dernières des 84 grandes fosses communes ont été découvertes en 2010.
Depuis juillet 2019, "les restes de treize victimes seulement ont été retrouvés", précise Emza Fazlic, porte-parole de l'Institut pour les personnes disparues. Elle déplore "le manque d'informations" qui permettraient de retrouver les dépouilles disparues.
A l'approche du 25e anniversaire du massacre, Fatima se souvient de son "combat" devant la base des forces de l'ONU à Potocari, près de Srebrenica, où se trouve aujourd'hui le mémorial, pour sauver son plus jeune fils, Nufik, âgé de 16 ans.
Des milliers de femmes, d'enfants et de vieillards surtout s'étaient massés là, le 11 juillet 1995, dans l'espoir d'être protégés par les soldats néerlandais. Les soldats serbes séparaient les hommes et les adolescents des autres, et les amenaient à l'exécution.
Nufik "s'était accroché à moi et m'a dit 'Maman, ne me laisse pas'. J'ai caressé ses cheveux bouclés. 'Je ne te laisserai pas'. Ils l'ont pris, je les ai suivis. Je ne sais pas s'ils m'ont frappée, je ne me souviens plus de rien", raconte Fatima. Ses deux autres fils et son mari, qui avaient fui par les collines boisées, ont été capturés.
Une autre veuve, Mejra Djogaz, 71 ans, a décidé de passer le restant de ses jours à l'endroit où sa vie "s'est arrêtée" il y a un quart de siècle. Elle habite dans une maison à deux pas du mémorial. Tous les matins, quand elle sort arroser les fleurs dans sa cour, elle voit des milliers de stèles blanches.
Omer et Munib, ses deux fils tués dans le massacre, y reposent. Ils avaient respectivement 19 et 21 ans. "Je n'ai plus de raison de vivre. Je m'occupe des fleurs pour ne pas sombrer dans la folie, mais mes fleurs sont dans la terre noire", dit-elle. Son troisième fils, Zuhdija, 20 ans, et son mari Mustafa, avaient été tués trois ans auparavant, en 1992, lors du siège de Srebrenica. "Mes fils n'ont fait de mal à personne, ils n'ont pas barré le chemin à une fourmi. Je me demande seulement pourquoi ils ont tué mes enfants? Ils étaient nos voisins", se lamente cette femme en parlant des militaires serbes qui habitaient son village.
Ramiza Gurdic, 67 ans, se demande aussi "qui ils sont, ces hommes, qui ont tué" ses deux fils et son mari: "Est-ce qu'ils avaient des enfants, à quoi ressemble leur âme?" Mehrudin avait 17 ans et Mustafa 20 ans. Avec leur père, ils avaient fui par la forêt. Mustafa craignait le pire. "La séparation a été difficile. L'aîné avait une cigarette à la bouche et en roulait déjà une autre. Il a dit: 'Ma mère, je ne te verrai plus jamais'. Le petit ne disait rien", raconte Ramiza. Leurs restes été retrouvés, mais juste "la moitié de Mehrudin". Ramiza ne perd pas l'espoir que l'autre moité le sera aussi. "Sa mère ne l'a pas mis au monde sans tête et ni bras. Il les avaient et c'était un bel enfant", dit-elle. Mais elle "ne (veut) pas de mal" à ses bourreaux. "Que Dieu leur donne ce qu'ils méritent (...) Pas de haine, pas de malveillance, mais pas de réconciliation non plus".