En 1974, Joëlle Brunerie-Kaufmann a 30 ans. Gynécologue, elle fait fait partie des mouvements du planning familial qui se battent depuis le début des années 1960 pour le droit à la contraception. "Je vous jure, se souvient-elle, que les débats, à l'époque, avaient déjà donné lieu à des propos terribles qui n'ont rien à envier à ceux de 1974 - l'antisémitisme dirigé contre Simone Veil en moins."
"Les femmes qui avaient un peu d'argent allaient avorter en Angleterre ou en Hollande, se souvient la militante, (lors de notre entretien à l'occasion des 40 ans de la loi Veil, en 2014, ndlr). Les autres continuaient à tenter de déclencher, toutes seules, l'hémorragie qui allait les mener à l'avortement chirurgical, à l'hôpital. Elles introduisaient toutes sortes de choses dans leur vagin pour infecter l'oeuf : fils électriques, scoubidous, sondes, queues de persil... J'ai tout vu ! En tant que médecin, je leur disais combien ce qu'elles faisaient était dangereux, mais j'ai appris une chose : 'Quand une femme ne veut pas d'une grossesse, elle ne l'aura pas, quitte à risquer sa vie, et à la risquer encore.'"
Une fois le droit à la contraception obtenu, en 1967, la gynécologue militante continue à se battre pour le droit à l'avortement. Avec un noyau de médecins, elle pratique la nouvelle
méthode Karman pour aider les femmes à mettre fin à une grossesse non désirée : "
Quand nous avons été 100, nous avons commencé à agir au grand jour. Impossible d'arrêter 100 médecins !
Le fait est que, avant notre action, personne ne parlait d'avortement clandestin, alors qu'une femme sur deux avortait ! Mais dès 1972, tout le monde a su ce que nous faisions. C'est là toute la force du collectif."
En prenant ses fonctions de ministre de la Santé du gouvernement du président Giscard d'Estaing, Simone Veil a voulu "remettre de l'ordre" en réglementant un domaine où la loi était ouvertement bafouée. "
Bien plus tard, elle m'a raconté que son prédécesseur, Michel Poniatowski, lui avait passé la main en disant : 'Ma pauvre Simone, au point où en est, ils viendront bientôt faire un avortement sur votre bureau !'"
A nos yeux, elle était une grande bourgeoise, loin de nos préoccupations. C'est pourquoi nous avons été si surpris par le ton et la portée de ses paroles devant l'assemblée des députés. Elle a eu des mots saisissants, ni revendicatifs, ni misérabilistes, mais qui mettaient en avant la liberté de choix pour les femmes. Joëlle Brunerie-Kaufmann
Simone Veil s'est révélée être le bon choix pour mener cette mission à bien : "Elle n'était connue de personne et ne communiquaient pas avec les militants de base que nous étions, analyse Joëlle Brunerie-Kaufmann. A nos yeux, elle était une grande bourgeoise, loin de nos préoccupations. C'est pourquoi nous avons été si surpris par le ton et la portée de ses paroles devant l'assemblée des députés. Elle a eu des mots saisissants, ni revendicatifs, ni misérabilistes, mais qui mettaient en avant la liberté de choix pour les femmes. Au lieu de placer le débat sur le plan purement médical, elle parlait de façon claire et inflexible de 'liberté de la femme d'avoir des enfants désirés'."
"La haine"
"
Je n'imaginais pas la haine que j'allais susciter, confiera par la suite
Simone Veil à la journaliste Annick Cojean.
Il y avait tellement d'hypocrisie dans cet hémicycle rempli essentiellement d'hommes, dont certains cherchaient en sous-main des adresses pour faire avorter leur maîtresse ou quelqu'un de leurs proches".
Devant une assemblée qui compte 9 femmes et 481 hommes, la ministre de la Santé de Valéry Giscard d'Estaing s'exprime d'une voix calme, un peu tendue : "
Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur les 300 000 avortements qui chaque année mutilent les femmes dans ce pays, bafouent nos lois et humilient ou traumatisent celles qui y ont recours... Aucune femme ne recourt de gaieté de coeur à l'avortement. Il suffit de les écouter. C'est toujours un drame, assure-t-elle. Elle souligne aussi que "
l'avortement doit rester l'exception, l'ultime recours pour des situations sans issue".
Son discours d'une heure est chaleureusement applaudi par la gauche. La droite se tait, pour l'instant. Dans les tribunes du public, à l'inverse de l'hémicycle, ce sont les femmes qui dominent, venues en masse écouter la ministre.
"Avortoirs, abattoirs"
Suivent alors plus de vingt-cinq heures de débats, durant lesquelles Simone Veil affronte insultes et propos de "soudards", racontera-t-elle, pendant qu'à l'extérieur, des militants anti-avortement égrènent leurs chapelets. Rien ne lui sera épargné : menaces, intimidations contre sa famille et lettre d'insultes antisémites : "Madame, je me réjouissais que vous ayez échappé à Auschwitz. Maintenant, je le regrette. Force est de constater qu'une telle loi satanique ne peut être que l'oeuvre d'une juive." Trois jours et deux nuit durant, dans un climat d'une brutalité inouïe, elle doit faire face à des adversaires déchaînés, y compris dans sa propre majorité.
Le temps n'est pas loin où nous connaîtrons en France ces 'avortoirs', ces abattoirs où s'entassent des cadavres de petits hommes. Jean Foyer, ancien Garde des Sceaux, à L'Assemblée nationale en novembre 1974
Michel Debré, ancien Premier ministre du général de Gaulle, voit dans ce texte "une monstrueuse erreur historique". Les députés de droite René Feït et Emmanuel Hamel diffusent dans l'hémicycle, à tour de rôle, les battements d'un coeur de foetus de quelques semaines. Le premier affirme que si le projet était adopté "il ferait chaque année deux fois plus de victimes que la bombe d'Hiroshima". Jean Foyer, ancien Garde des Sceaux du général de Gaulle, lance : "Le temps n'est pas loin où nous connaîtrons en France ces 'avortoirs', ces abattoirs où s'entassent des cadavres de petits hommes".
"Le choix d'un génocide"
Le député gaulliste Hector Rolland reproche à Simone Veil, rescapée des camps de la mort, "le choix d'un génocide". Jean-Marie Daillet évoque les embryons "jetés au four crématoire". Jacques Médecin parle de "barbarie organisée et couverte par la loi comme elle le fut par les nazis". Après le passage de 74 orateurs, la ministre reprend la parole déplorant les analogies avec le racisme scientifique des nazis. Elle dira plus tard avoir ressenti "un immense mépris".
Le 29 novembre 1974, au coeur de la nuit, la loi est votée par 284 voix contre 189. Bien sûr, Simone Veil a dû céder sur certains points : le remboursement par la sécurité sociale, l'accès à l'IVG pour les étrangères, la flexibilité du processus et la possibilité d'avorter sans l'autorisation des parents pour les mineures. "Mais l'essentiel était fait, admet Joëlle Brunerie-Kaufmann d'une voix émue. Depuis combien de siècles les femmes supportent-elles cela et personne ne s'est occupé de leur sort. 'Il a fallu attendre jusque-là pour qu'il se passe quelque chose ?' Voilà ce que je pensais, il y a 40 ans."
La "loi Veil" a été fondamentale pour la santé publique : "Même les médecins les plus réactionnaires reconnaissent que l'on ne meurt plus de septicémie dans les hôpitaux à la suite d'un avortement bâclé", souligne Joëlle Brunerie-Kaufmann. Avec le droit à la contraception, le droit à l'IVG a aussi été essentiel à l'indépendance des femmes, et les hommes y ont certainement perdu une partie de leur mainmise sur les femmes. Car, comme disait Simone de Beauvoir en 1949 : "Quand une femme passe son temps à avoir peur d'être enceinte, que voulez-vous qu'elle fasse de sa vie ?"
La loi Veil, est promulguée le 17 janvier 1975, autorisant l'avortement pour cinq ans - autorisation pérennisée par la loi du 31 décembre 1979. Quarante ans plus tard, quelque 250 000 Françaises ont recours à l'interruption volontaire de grossesse chaque année et une femme sur trois subit un avortement au cours de sa vie. Le parcours médical est gratuit, balisé et ouvert à toutes, mais pour beaucoup de femmes, le plus difficile reste le regard des autres - l'entourage, d'abord, mais aussi le personnel médical.
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