75e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz : hommage à Marceline Loridan-Ivens, la résilience par l'engagement

Alors que l'on commémore les 75 ans de la libération du camp d'extermination nazi d'Auschwitz-Birkenau, hommage à Marceline Loridan-Ivens, disparue en novembre 2018, à l'âge de 90 ans. Amie de Simone Veil depuis leur déportation, cette rescapée avait mené sa survie caméra au poing, sur tous les fronts de l'injustice et de la mémoire.
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Marceline Loridan Ivens décès
Marceline Loridan Ivens, survivante, cinéaste, écrivaine, invincible
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Ma survie c’était que mon corps reste comme celui d’une jeune-fille.
Marceline Loridan Ivens, rescapée d'Auschwitz, cinéaste, écrivaine

« Je n’ai jamais voulu d’enfants. Pour plusieurs raisons. Pour des raisons de peur pour l’avenir, persuadée que a recommencerait dans 20 ou 30 ans. Mais aussi par la peur du corps. Que le corps s’abîme. J’appartiens à cette génération de femmes du 20ème siècle où les femmes s’alourdissaient beaucoup, j’ai vu la déformation des corps, et j’ai toujours pensé que si mon corps devenait comme ces femmes que j’ai vues à Birkenau, le ventre qui pendait parce qu’elles étaient grosses, couvertes de plaies et qui étaient envoyées au gaz, moi je ne pourrai pas survivre. Ma survie c’était que mon corps reste comme celui d’une jeune-fille. » confiait-elle à l'occasion d'une émission spéciale de TV5MONDE enregistrée en janvier 2005. 

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Ces mots de Marceline Loridan Ivens, 13 ans après,  Annette Wieviorka s’en souvenait encore. L’historienne de la Shoah et la rescapée d’Auschwitz étaient installées dans la crypte du mémorial de la Shoah pour une émission spéciale autour du soixantième anniversaire de ce que l’on appelle par convention « la libération des camps de la mort ». Une heure et demi durant laquelle elle avait été pugnace, provocatrice, émouvante, tout sauf politiquement correcte. 

Une exquise et nécessaire impolitesse

Elle ne laissait rien passer, jusqu’à une impolitesse revigorante, traquant les inexactitudes ou les expressions déplacées des autres participants, en particulier du directeur d'alors du musée jouxtant le camp d’Auschwitz, Piotr Cywiński, tant cette fille de Juifs polonais gardait une aversion intacte pour les complices de l’extermination des Juifs et des Tsiganes d’Europe. La Pologne, un pays dépeuplé de ses citoyens juifs, où l’antisémitisme se porte toujours si bien en 2018...  

Marceline Loridan Ivens est morte à 90 ans, le 18 septembre 2018, un peu plus de deux mois après l’entrée au Panthéon de Simone Veil, un événement auquel elle avait pu encore assister. Elles étaient toutes deux adolescentes et avaient été déportées à Auschwitz Birkenau, avec leurs familles, le plus actif et efficace des camps de la mort, outil implacable de la machine à exterminer mise en place par les nazis.

Dans cet enfer, une amitié était née, l’un de ces liens indestructibles décrits par Annette Wieviorka, en dépit des différences d’origine, de classe, d’opinions. "Nous étions dans le même convoi en route pour Birkenau (1944, ndlr). J'avais 15 ans, elle en avait 16. On s'est retrouvées dans le même bloc. Le matricule gravé sur mon avant-bras est 78750, le sien était 78651", rappelait-elle. Des jumelles contraires, en quelque sorte. En janvier 2005, à l'avant veille de l'enregistrement de notre émission, Simone Veil que nous avions sollicitée, s'était désistée faute de temps. Mais elle avait aussitôt tempéré notre réaction catastrophée : "demandez à Marceline, je l'ai prévenue. C'est comme moi."

Ce n'est donc pas un hasard si la mort de Marceline Loridan a été annoncée par Jean, le fils aîné de Simone Veil : "Cet épisode de leur vie si difficile avait fait d'elles des amies indéfectibles" a-t-il commenté sobrement.

Féminismes

L’un des combats qu’elles partagèrent fut celui pour le droit à l’avortement. En 1971, trois ans avant le vote de la loi Simone Veil autorisant enfin l'interruption volontaire de grossesse en France, Marceline Loridan Ivens avait signé le manifeste des 341 salopes qui avouaient avoir choisi d’avorter à un moment de leur vie de femme, en dépit de la criminalisation de cet acte.

Lors de l’émission de TV5Monde, la seule comparaison qu’elle s’était autorisée - elle traquait toutes les autres -, avait été sur la culpabilisation des victimes : selon elle, on avait fait porter la cause du génocide sur les victimes, comme on rendait responsable les femmes violées du crime qu’elles avaient subi.  

Marceline Loridan Ivens était née Rosenberg, le nom de son père adoré, déporté par la police française, en même temps qu’elle, et qu’elle ne revit qu’une fois avant son assassinat à Auschwitz. 

A son « retour » à Paris, elle se choisit une nouvelle famille, à Saint-Germain des Prés, qui fourmillait d’intellectuel.les, engagé.es à gauche. Elle côtoya l’écrivain Roland Barthes, le cinéaste Jean Rouch, avec lesquels elle travailla, conjugua les amours, avant de rencontrer Joris Ivens, réalisateur néerlandais très politique, un temps  maoïste, déchu de sa natiolité d'origine pour avoir été de tous les combats, en particulier de l'anticolonialisme. Ensemble, ils avancèrent, caméra au poing, luttant pour un nouveau monde et un autre cinéma, inspirant une cohorte de jeunes cinéastes, ceux du collectif Cinélutte né en mai 1968. 

Marceline Loridan et Joris Ivens
Marceline Loridan-Ivens (à droite), la reine Beatrix et Joris Ivens en 1989, quelques semaines avant la mort du réalisateur franco-néerlandais
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Cinémas

Après la disparition de son compagnon, elle se recentra sur un travail de mémoire par l’image, par l’écrit, elle qui n’avait jamais voulu « témoigner » dans les écoles ou à l’occasion de voyages pédagogiques, « parce qu’il n’était pas question de s’inscrire dans un projet de répétition ». 

On ne pouvait rien m’interdire.
Marceline Loridan Ivens, rescapée d'Auschwitz, cinéaste, écrivaine

A l’encontre de Claude Lanzmann qui énonçait l’impossibilité de « fictionnaliser » la Shoah, elle réalisa en 2003 « La Petite prairie aux bouleaux » (birkenau en allemand), un retour autobiographique vers Auschwitz, son rôle interprété par la comédienne Annouk Aimée, qui enfant avait elle-même fui les rafles... 

A propos de ce tournage à Auschwitz, elle dira  : « c’était interdit de tourner à Auschwitz bien sûr, mais je l’ai fait quand même. Je me serais attachée aux rails si on m’en avait empêchée. On ne pouvait rien m’interdire. »

Les dernières années, elle était habitée par la peur, face à une nouvelle poussée de l’antisémitisme en Europe et ailleurs, un fléau dont elle rappelait sans cesse que les racines se trouvaient en Europe.

Après une phase de "grand silence" sur sa déportation - "il fallait se geler de l'intérieur pour survivre", disait-elle -, Marceline Loridan-Ivens avait décidé de témoigner, sans jamais plus s'arrêter. En 2015, dans le livre "Et tu n'es pas revenu" (Grasset), écrit avec la journaliste Judith Perrignon, elle évoquait le souvenir de son père, qui l'a obsédée toute sa vie.

Habitée d'une rage de vivre, elle avait prêté sa voix au compositeur-auteur Vincent Delerm pour questionner le bonheur...

Auschwitz je m’en souviens tous les jours, d’une manière ou d’une autre. Que ce soit par une odeur, une cheminée, que ce soit si je vais dans une gare, suivant les lieux où je vais.
Marceline Loridan-Ivens

En janvier 2005, lors de l'enregistrement pour TV5MONDE elle avait conclu par  ces mots : 

« Auschwitz je m’en souviens tous les jours, d’une manière ou d’une autre. Que ce soit par une odeur, une cheminée, que ce soit si je vais dans une gare, suivant les lieux où je vais. Si je rentre dans une teinturerie, je n’ai jamais oublié l’odeur de l’étuve des teintureries françaises d’après guerre où on sentait l’étuve comme on la sentait à Auschwitz. Je ne peux pas assister à une incinération parce que c’est l’odeur de Birkenau. J’en rêve encore. Lors d’une opération récente, j’ai noté mes cauchemars, c’était tout Auschwitz qui revenait. » 

A revoir l'intégralité de notre émission autour de Marceline Loridan Ivens 

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Suivez Sylvie Braibant sur Twitter > @braibant1