Fil d'Ariane
Même quartier de Paris et même cible : le meurtre de trois Kurdes le 23 décembre 2022 a ravivé le souvenir de l'assassinat de trois militantes féministes kurdes en 2013. Dix ans après, de nombreuses zones d'ombre persistent. L'occasion aujourd'hui de poser la question de la place des femmes kurdes dans la société. Entretien avec Sylvie Jan, présidente de l'Association France-Kurdistan.
Sakine Cansiz, 54 ans, Fidan Dogan, 28 ans et Leyla Saylemez, 24 ans.
C'était il y a dix ans. Dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013, ces trois militantes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) sont tuées par balles dans l'enceinte du Centre d'information du Kurdistan (CIK) situé dans le Xe arrondissement de la capitale française.
Le 23 décembre 2023, à moins de dix minutes à pied du Centre culturel kurde (CCK) à Paris, des Kurdes sont pris pour cible. Trois sont tués, deux hommes et une femme. L'auteur présumé de l'attentat revendique des motifs "racistes".
Lors de la marche blanche organisée le 2 janvier 2023 à Paris, le parallèle est dans tous les esprits. Au milieu des pancartes à l'effigie des trois activistes tuées il y a dix ans, résonnent chez les manifestants, la même mise en accusation du régime turc et une même défiance alimentée par l'issue judiciaire du triple crime de 2013.
Présent avec @ACORDEBARD et les élus de #Paris10 à la marche blanche organisée hier de la rue d’Enghien à la rue La Fayette, pour exiger la justice et la vérité sur les attentats du 9 janvier 2013 et du 23 décembre 2022, et témoigner de notre solidarité avec le peuple kurde pic.twitter.com/QrNzCJRZZq
— Raphaël Bonnier (@RaphaelBonnier) January 5, 2023
Le trouble profil de ce ressortissant turc, agent d'entretien à l'aéroport de Roissy, avait ensuite compliqué la donne. D'abord présenté comme un proche du PKK, ennemi juré d'Ankara, Omer Güney a été ensuite soupçonné d'être proche des milieux ultranationalistes turcs et d'avoir infiltré la communauté kurde en France à partir de la fin 2011.
Des éléments du dossier suggèrent qu'il aurait pu agir pour le compte des services de renseignement turc (MIT) avec lesquels il était en lien. Des médias turcs avaient ainsi diffusé l'enregistrement d'une conversation entre un homme présenté comme Omer Güney et deux agents turcs, ainsi qu'un document s'apparentant à un "ordre de mission". "Ses liens avec les services turcs étaient démontrés par de nombreux éléments du dossier", assure aujourd'hui Antoine Comte, l'avocat de la famille d'une des trois victimes.
L'enquête, close en mai 2015, avait pointé "l'implication" d'agents turcs mais sans désigner de commanditaires. Restait ainsi ouverte la question de savoir si ces agents éventuellement impliqués avaient "participé à ces faits de façon officielle" et "avec l'aval de leur hiérarchie", avait alors confié à l'AFP une source proche du dossier.
Omer Güney "était soupçonné d'être un ultranationaliste turc et il y avait assez peu de doutes sur l'existence de liens avec les services secrets turcs", indique à l'AFP son ancien avocat Xavier Nogueras. "Mais la question que se posaient les juges était de savoir si un ordre était venu du MIT ou si c'est lui qui s’était manifesté auprès du MIT pour savoir s'il pouvait (leur) servir à quelque chose", ajoute le magistrat.
Un procès aurait peut-être permis d'en savoir plus mais il n'aura jamais lieu: un mois avant l'ouverture des débats devant la cour d'assises, Omer Güney est mort le 17 décembre 2016 à l'âge de 34 ans d'un cancer du cerveau, à la "consternation" des parties civiles.
Omer Güney, assassin présumé de trois militantes kurdes à Paris, meurt avant son procès https://t.co/GLEA88bFtx pic.twitter.com/aS848rmfII
— ☭Aragon (@UruzUruz) December 17, 2016
Leur espoir d'établir l'implication d'Ankara dans ce triple assassinat n'est toutefois pas totalement éteint. En 2017, les familles des victimes ont déposé une première plainte accompagnée de nouveaux documents étayant, selon elles, la thèse d'une "opération mûrement planifiée par les services secrets" turcs.
Le parquet de Paris a classé la procédure mais une nouvelle plainte a débouché sur la désignation en 2019 de juges d'instruction antiterroristes chargés de reprendre l'enquête en explorant d'éventuelles complicités. De son côté, le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) exhorte les autorités françaises à lever le secret défense entourant cette enquête pour mettre fin à "l'impunité".
En attendant, plusieurs milliers de personnes venues de toute l'Europe ont défilé le 7 janvier 2023 à Paris en hommage aux trois militantes kurdes.
France : plusieurs milliers de personnes venues de toute l'Europe ont défilé samedi à Paris en hommage à trois militantes #Kurdes assassinées il y a presque dix ans jour pour jour dans la capitale. https://t.co/FnMLHM4abt
— TV5MONDE Info (@TV5MONDEINFO) January 7, 2023
Terriennes : Qu'attendez-vous désormais de l'enquête sur le meurtre de Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez ?
Sylvie Jan : L’enquête sur le triple féminicide qui a eu lieu le 9 janvier 2013 a connu de nombreux rebondissements, le "mercenaire" étant décédé au cours de l’enquête et le dossier fermé. Puis les avocats des famille ont pu à nouveau porter plainte et permettre la réouverture du dossier. Sans entrer dans les détails, on sait qu’il y a beaucoup de preuves qui laissent penser qu’il s’agissait d’un triple crime sur commande des services secrets sur commande de l'État turc. Il y avait tant de preuves rassemblées dans ce sens que le juge d’instruction avait traité ce triple féminicide comme un crime terroriste.
Nous parlons d'un féminicide, parce que c'était trois femmes, militantes féministes, dirigeantes, dont l’histoire, la pratique, l'audience étaient très dérangeantes.
Sylvie Jan, présidente de France-Kurdistan
Maintenant, le juge d'instruction, pour avancer dans l'enquête et pour faire toute la lumière, demande la levée du secret défense, et c'est un nouveau blocage, parce que cette levée du secret défense lui est refusé pour l’instant. L'argument qui lui est donné, selon l'avocat, c’est qu’il n'est pas possible de lever le secret défense si l'enquête est en cours. Autrement dit le système actuel crée un cercle vicieux dont on ne peut pas sortir.
Je pense que les cercles vicieux ne peuvent pas s'aménager, mais qu’il faut les rompre. C’est pourquoi une chose s'impose, qui est de repenser ce système de secret défense, la façon dont il est tenu, qui décide… La question de la levée du secret défense et du crime terroriste sur le sol français implique la responsabilité de plusieurs personnes à plusieurs endroits : est-ce que l’on accepte, sur le sol français, dans un Etat qui se proclame de droit, le crime d'État ? Si on ne l’accepte pas, alors nous sommes tous concernés : l’Etat français, le gouvernement, les institutions les citoyens…
Lorsque vous évoquez le triple meurtre de Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez, vous parlez de féminicides. Ces militantes ont été tuées parce qu'elles étaient des femmes ?
Par définition, le féminicide est un crime pensé et organisé contre des femmes parce qu’elles sont des femmes. Or là il s’agit de trois femmes de trois générations différentes, toutes opposantes à Erdogan, militantes féministes pour les droits des femmes kurdes – et des autres – et militantes pour la paix.
Symboliquement, leur assassinat a, bien sûr, créé une vive émotion, mais il a eu lieu à une période où les femmes kurdes, engagée depuis plusieurs décennies, avaient acquis des responsabilités en première ligne en Turquie. Elles investissaient les institutions, étaient élues, devenaient maires et commençaient à jouer un rôle important dans le nord de la Syrie pour la création d'une nouvelle Constitution féministe au Rojava (Kurdistan occidental, en Syrie, ndlr).
Sakine Cansiz était un symbole de résistance pour toutes les femmes turques. Fidan Dogan était aussi une référence très importante puisqu’elle jouait un rôle diplomatique. Elle avait une grande capacité à ouvrir toutes les portes et croyait tellement en elle, en ses idées et en sa force qu'elle était parfois perturbée quand on lui disait non. En France, tout le monde la connaissait et elle faisait un travail remarquable dans toute l’Europe pour porter la cause des femmes. Leyla Saylemez, à 25 ans, représentait la jeune génération.
Ce ne sont pas seulement des femmes courageuses, prêtes à prendre les armes, mais ce sont des femmes qui pensent l'avenir.
Sylvie Jan
On peut pas imaginer que l’assassinat de ces trois femmes symboliques, notamment les deux premières que j'ai mentionnées, soit un hasard. Ce crime a eu lieu juste au moment où les négociations s’engageaient entre l’Etat turc et les responsables kurdes pour tenter de trouver une issue à un conflit qui dure depuis trop longtemps. Ce triple féminicide était un acte d'une provocation terrible, qui a eu des retentissements mondiaux et qui a marqué les opinions. Cet assassinat, dans le bureau des femmes à l’Institut kurde, à Paris, où elles se retrouvaient toutes les trois ensemble, avait été construit, prévu, planifié avec patience. Voilà pourquoi nous parlons d'un féminicide, parce que c'était trois femmes, militantes féministes, dirigeantes, dont l’histoire, la pratique, l'audience étaient très dérangeantes pour Erdogan.
Qu'est-ce qui a changé pour les femmes kurdes pendant ces dix années ?
La place qu'elles avaient déjà prise s'est confirmée à travers les combats des dix dernières années, qui ont changé l'opinion et le paysage politique des kurdes, qui reste peu connu. Ce qui a changé, c'est le contexte qui est dû à leurs actions. Non seulement, elles ne se sont pas laissées abattre, mais elles ont redoublé d'énergie, d'intelligence et de pédagogie pour faire connaître leur projet au grand public.
Et puis il y a un événement qui est passé par-là aux yeux de l'opinion publique, c'est Kobané. En 2015, le monde a découvert le rôle qu'elles ont joué dans la lutte contre daech, le courage des femmes kurdes, leur intelligence, leur pertinence et leur détermination absolue.
Qu'est-ce qui fait tenir les femmes kurdes ?
Ce ne sont pas seulement des femmes courageuses, prêtes à prendre les armes, mais ce sont des femmes qui pensent l'avenir. J'entends souvent parler du problème kurde ou de la question kurde, mais il s'agit plutôt d'une solution kurde, d'une réponse kurde. Une solution d'avenir pour la démocratie et pour la paix entre les peuples.La réponse Kurde, de Sylvie Jan et Pascal Torre de l’association France-Kurdistan, paru en 2014..
Les femmes kurdes ont énoncé leurs aspirations, revendications, idées pour vivre mieux dans la Constitution du Rojava à partir de leurs besoins. Une Constitution qui, de façon tout à fait originale au Moyen-Orient, a écrit des lignes d'égalité – pas seulement entre les femmes et les hommes, comme par exemple pour le droit à l'héritage ou à l'accès à l'éducation – mais qui s'appliquent aussi aux droits de l'enfant, souvent considérés comme mineurs, et au "vivre ensemble" dans cette région mosaïque où les religions et les communautés se croisent.
Les femmes kurdes disent leur volonté de vivre ensemble dans le respect de leur religion, de leur histoire, de leur langue, au sein d'un système multilinguiste. Toutes ces notions d'égalité de respect entre tous – hommes, femmes, adultes, enfants, communautés, religions, la conscience qu'on est tous liés les uns aux autres pour un même avenir. Ce sont des valeurs universelles qui résonnent en nous.
Concrètement, comment ont-elles changé la société ces dix dernières années ?
Si l'on considère ce qui a changé en Turquie, là où les Kurdes sont les plus nombreux – un peu plus de 40 millions d'individus – , c'est l'engagement, la prise de responsabilité des femmes dans les institutions. Elles aussi ont changé de siècle : là où elles ont connu un 20e siècle dans une position de défense, elles se sont mises à considérer qu'elles avaient un rôle à jouer dans cette Turquie mosaïque avec toutes et tous. Elles ont voulu à égalité prendre des responsabilités au plus haut niveau : à l'Assemblée nationale et à la tête des mairies. Cela ne s'est pas fait d'un claquement de doigts et un grand débat a été mené sur le partage des pouvoirs, de la représentation et des responsabilités.
Elles ont changé elles-mêmes, en prenant leurs responsabilités, et elles ont changé pour beaucoup le regard qu'on pouvait porter sur elles, sur leurs compétences, sur leur capacité à transformer la Turquie.
Sylvie Jan
Elles ont mis en place ce système appelé co-maire, qui consiste à diriger ensemble : un homme et une femme. Sur place, ce c'était pas si simple, et cela a été mis en oeuvre de façon inégale, mais elles ont travaillé en direct avec la population pour faire connaître leur projet féministe et leur projet de "vivre ensemble". Certaines municipalités n'imaginaient pas du tout avoir une femme à leur tête. Il leur a fallu affirmer leur volonté politique pour dire : "Nous voulons en être. Je n'ai pas trente ans d'expérience, mais les hommes non plus, alors allons-y ensemble".
C'était très novateur et cela a marché. J'ai eu l'occasion de participer un projet de lutte contre les violences faites aux femmes et je me souviens qu'elles expliquaient très clairement comment elles travaillaient à la mise en place d'un budget transversal, égalitaire, pour la mise en œuvre des politiques publiques égalitaires dans les villes. Elles ont changé elles-mêmes, en prenant leurs responsabilités, et elles ont changé pour beaucoup le regard qu'on pouvait porter sur elles, sur leurs compétences, sur leur capacité à transformer la Turquie en une Turquie démocratique.
Un autre autre élément a été leur capacité à affronter les situations les plus violentes face à daech, parce qu'on venait leur voler leur projet égalitaire. Pourquoi ont-elles tellement le courage face à tant d'horreur ? Elles ont tenu le coup pour les idées qu'elles voulaient concrétiser et qui dépassaient leur propre mort. Voilà pourquoi, aussi, elles se sont mises à parler à toutes les femmes du monde pour dire "notre projet est un projet pour un nouveau monde, pour un nouveau siècle". Leur vision mérite d'être mieux connue, mieux comprise, et d'être partagée pour en tirer ce qui peut nous être utile.
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