Abd Al Malik, sa déclaration d’amour à Juliette Gréco

Deux artistes si différents, et pourtant liés par leur amour des mots et des autres. Dans son livre Juliette, le rappeur et écrivain Abd Al Malik rend un hommage flamboyant à la muse de Saint-Germain-des-Prés,disparue le 23 septembre 2020. Une artiste engagée et figure éternelle de la femme libre, son amie pendant quinze ans. Rencontre.

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Abd Al Malik et Juliette Gréco
©Terriennes (LP) / Wikipedia
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Parce que c’était elle, parce que c’était moi. La célèbre phrase du philosophe Montaigne pour décrire son amitié avec le poète La Boétie conviendrait parfaitement à celle qui a lié durant quinze ans Juliette Gréco et Abd Al Malik. Tous deux sont artistes, amoureux des mots, partagent l’art de la révolte, adorent la poésie, et recherchent le beau en toute chose. Juliette Gréco et Abd Al Malik se sont rencontrés par un heureux hasard, et de suite le courant entre eux est passé.

Dans un entretien sur la radio Europe 1, en janvier 2021, le rappeur et écrivain, promu officier des Arts et des Lettres en 2017, qualifiait leur amitié d’"improbable" : "Quelqu'un comme moi, un jeune de quartier, musulman, un rappeur se retrouve avec Juliette Gréco. Il y a une amitié qui peut comme ça, au premier abord, paraître improbable, mais c'est une amitié d'une réalité et d'une réelle profondeur. Si c'est possible entre deux personnes, alors c'est possible avec ce pays qu'est la France." Et si cette amitié était aussi une évidence ?

Juliette livre

Paru fin août 2023 aux Editions Robert Laffont

©Terriennes (LP)

Entretien avec Abd Al Malik

Terriennes : dans un entretien croisé entre Juliette Gréco et vous, à la Sacem, en 2013, vous déclarez : "La beauté et la qualité d’une relation, c’est lorsque c’est toujours comme la première fois. Avec Juliette, c’est toujours comme la première fois pour moi." Racontez-nous votre première rencontre…

Abd Al Malik : On devait être en 2004 ou 2005, j’avais 30 ans… Je travaillais sur mon deuxième album solo. Un soir, chez moi, dans mon canapé, je zappais devant la télé. Quand je suis tombé sur un concert live de Juliette Gréco, suivi d’une interview avec son époux, Gérard Jouannest, également son compositeur et pianiste. Tous deux parlaient de leur manière de travailler, de concevoir l’art, d’être artiste…

En les écoutant, je me suis mis à rêver… Ce serait super de travailler avec eux. Le lendemain, à ma maison de disques, j’en discute avec une jeune femme qui sourit : "C’est marrant parce que dans une autre vie, j’étais ingénieure du son et c’est moi qui ait enregistré le dernier album de Juliette Gréco. Si tu le souhaites, je fais le lien". Elle a envoyé mes morceaux à Juliette et Gérard qui ont répondu deux jours plus tard. Ils avaient beaucoup aimé mon travail et acceptaient de me rencontrer.

À l’époque, ils habitaient à Verderonne, dans l’Oise. C’est un petit parcours depuis Paris. Je frappe à la porte de leur belle maison, et c’est Juliette qui m’ouvre. A partir de ce moment-là, on ne s’est plus quitté pendant quinze ans.

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Comment expliquez-vous la longévité de cette amitié, par votre amour commun des mots et de la langue française d’abord ?

Bien sûr. Mais plus que cela, c’est notre amour commun pour la poésie. La poésie en mots et la poésie d’être au monde, c’est-à-dire l’idée qu’il est important de poétiser son existence et d’entretenir de saines colères pour rester profondément humain et humaniste. Penser que la chanson, la poésie peuvent transformer positivement le monde. Juliette, Gérard et moi avions cette croyance en partage.

Abd Al Malik

Abd Al Malik en septembre 2023, lors de sa rencontre avec Terriennes.

©Terriennes (LP)

Lorsque vous rencontrez Juliette Gréco, vous la connaissez déjà un peu, à travers sa musique que votre mère vous a faite découvrir…

En effet. Ma mère écoutait beaucoup de musique, essentiellement africaine. Quand j’étais plus jeune, elle avait instauré un rituel à la maison : tous les dimanches, c’était chanson française. Pour la première fois, sur 33 tours, j’ai entendu Brel, Brassens, Ferré, mais aussi Julio Iglesias et Juliette Gréco. Avec ses célèbres morceaux : Déshabillez-moi, la Javanaise, Jolie môme

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Par la suite, j’ai découvert son approche plus militante de la chanson, son rapport presque politique et son engagement. C’était l’une des rares chanteuses, avec Jane Birkin, que ma mère écoutait. Ce qui m’avait beaucoup frappé à l’époque. Bien sûr, Juliette ne se laissait pas cantonner à son genre. C’était l’être Juliette, pas seulement la femme. Même si elle l’était pleinement, et quelle femme !

La peur fausse tout, en particulier dans des sociétés où il y a une pression qui pèse sur les femmes. Juliette a donné du courage à nombre d’entre elles qui avaient envie de s’émanciper. Abd Al Malik

Votre livre est dédié à toutes les femmes. Quel rôle Juliette Gréco a-t-elle joué pour elles à son époque ?

Il est fondamental. J’ai même le sentiment qu’elle a inventé la femme moderne. D’entrée elle était un phare et elle est devenue un phare pour toutes les femmes françaises, je dirais même européennes, pour ne pas dire du monde. Car elle était, c’est, la liberté incarnée. La peur fausse tout, en particulier dans des sociétés où il y a une pression qui pèse sur les femmes. Juliette a donné du courage à nombre d’entre elles qui avaient envie de s’émanciper.

Tout ce qu’elle faisait avait un impact politique important alors que pour elle, c’était juste une manière d’être droite dans ses bottes, d’être pleinement soi, d’assumer qui elle était en n’ayant peur de rien ni de personne.

"Je fuis toute forme de possession, d’aliénation. Jamais je n’ai trouvé quelqu’un d’assez riche pour m’acheter. Je ne suis pas à vendre." Votre livre se fait aussi l’écho de sa voix…

Le livre est en effet ponctué d’anecdotes autobiographiques qu’elle raconte à la première personne du singulier. Ces anecdotes sont connues. Pour moi, c’est une manière d’invoquer la Juliette que je connaissais, d’insuffler la vie. À travers sa parole, je voulais aussi faire parler d’autres femmes fortes. Mes parents se sont séparés quand j’étais enfant. J’ai été élevé par ma mère et mes tantes. Quand je dis que les femmes sont plus fortes que les hommes, c’est sans flagornerie aucune. Je me base sur ce que j’ai vu chez Juliette et les femmes qui m’entourent : une capacité de résilience, de ne pas avoir peur de ses sentiments.

J’écris pour celles que je considère comme mes héros. Juliette est une héroïne. Elle faisait le lien entre différentes générations, entre des valeurs qui sont les nôtres, la justice et la liberté. Elle est toujours capable d’en créer même en étant absente.

 

Votre hommage débute avec une comparaison entre la poétesse musulmane soufie Rabi’a al Adawiyya (713-801) et Juliette Gréco. Qu’ont ces deux femmes que vous hissez quasiment au panthéon des déesses de l’Art et de l’Esprit en commun ?

L’une est irakienne, l’autre est française. L’une a vécu il y a plus de 1300 ans, l’autre au XXe siècle. L’une croit en Dieu, l’autre non. Et cela n’a pas d’importance. Ce qui l’est, c’est que toutes deux évoluent dans le monde sur deux jambes, la Liberté et l’Amour.

On pense qu’il y a des êtres qui ne peuvent pas se rencontrer ni dialoguer alors qu’ils sont fondamentalement les mêmes. Abd Al Malik

Dans une époque qui a la prétention de l’universel mais ne l’actualise pas, j’ai voulu dire qu’au-delà de nos origines, notre couleur de peau, nos croyances, notre genre, etc... nous sommes avant tout des êtres humains. Souvent, on pense qu’il y a des êtres qui ne peuvent pas se rencontrer ni dialoguer alors qu’ils sont fondamentalement les mêmes. C’est un peu mon histoire avec Juliette, elle et moi en creux…

Esprit rebelle et révolté, Juliette Greco l’était assurément. Vous lui lisiez régulièrement Camus auquel vous avez aussi dédié un livre hommage, Camus, L’art de la révolte (éd. Fayard) et mis en scène sa pièce Les Justes. Et vous, Abd Al Malik, qu’est-ce qui vous révolte le plus aujourd’hui ?

La bêtise, en générale. J’ai le sentiment que nous sommes dans ce bas monde pour se donner du courage et s’élever les uns les autres. Or, aujourd’hui, on est ridiculisé si on parle d’empathie, insulté si on parle de dialogue. Notre époque préfère être dans le paraître, le clash, et insister sur les oppositions. Les choses les plus importantes comme réfléchir à ce que nous avons en commun sont mises de côté. C’est ce qui me révolte.

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Juliette Gréco nous a quittés il y a trois ans, le 23 septembre 2020. Quel est le meilleur conseil qu’elle vous ait donné et que nous devrions tous et toutes retenir ?

Ce pourrait être sa vie dans son entièreté. Aujourd’hui, on est égérie de parfums, de marques, etc. Elle a été la première et la dernière égérie d’une philosophie. Lorsqu’on pensait "existentialisme", on voyait Juliette Gréco. Mais le plus fascinant, comme je le disais plus haut, c’est son rapport à la poésie. Dans ses derniers instants, elle m’a exprimé quelque chose qui m’a beaucoup fait rire : "Le problème aujourd’hui, c’est qu’il n’y a plus de poésie. Quand ça rime, on a de la chance !" Elle ne parlait pas de la poésie au sens texte…

Poétiser son existence, comme elle l’a fait, c’est être en quête perpétuelle du beau en toute chose, vis-à-vis de soi-même, des autres, de nos sociétés. C’est une quête du juste, de la justesse, et de la justice. Dans notre époque, du fait de la peur, on nous fait croire qu’il y a des tares en nous… Juliette disait "non" : "Je suis belle, vous êtes beaux, alors vivons !"

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Commentaire d'Aabla Jounaïdi

 

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