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Elles accusent la fédération d’avoir fermé les yeux pendant plus de vingt ans. Chloé Isaac, Gabrielle Boisvert, Erin Willson, Sion Ormond et Gabriella Brisson, ces cinq anciennes nageuses de l'équipe nationale canadienne de natation artistique viennent de déposer une demande d'action collective en justice contre leur fédération, pour abus psychologique, négligence et harcèlement. Cette requête en recours collectif a été déposée devant la Cour supérieure du Québec.
Dans le document déposé en Cour supérieure du Québec, les cinq requérantes font état d’un environnement dangereux sous la gouverne de Julie Sauvé (2009-2012), de Meng Chen (2012-2017), de Leslie Sproule (2017-2018) et de Gabor Szauder, en poste depuis 2018.
Neuf ans après sa retraite, Erin Willson affirme souffrir encore des séquelles de son passage dans l’équipe nationale. La nageuse mesure 1,73 m (5 pi 8 po) et son poids oscillait alors entre 59 et 61 kg (130 et 135 lb). Elle se souvient d’avoir été choquée par la façon dont Julie Sauvé a critiqué son corps. "Elle m’a dit que mes seins étaient trop gros pour la natation artistique", relate-t-elle. "Elle critiquait aussi mes jambes et disait que, de façon générale, j’étais tout simplement trop grosse".
Chloé Isaac, qui a souffert d’anorexie et de boulimie, était terrifiée à l’idée que tous ses efforts soient anéantis pour quelques grammes en trop sur le pèse-personne.
Isaac et Willson ont été harcelées publiquement pour leur poids.
Les deux nageuses expliquent qu’après trois avertissements par écrit, elles pouvaient être retirées de l’équipe. "Nous devions signer des ententes afin de respecter une limite de poids. Des conséquences sérieuses étaient prévues si nous étions à plus de 3% de la cible", précise Erin Willson. Julie Sauvé et NAC avaient rétrogradé Willson dans l’équipe B parce qu’elle n’avait pas atteint le poids indiqué.
Chloé Isaac a consulté plusieurs spécialistes de NAC pour l’aider à résoudre ses troubles alimentaires. Résultat : on lui a prescrit des antidépresseurs. "On m’a juste dit que c’était de ma faute", lance-t-elle. C’est moi qui ne gérais pas bien mon stress. Incapable de satisfaire les demandes répétées de Julie Sauvé pour perdre du poids, Erin Willson dit n’avoir eu d’autre choix que de se restreindre à 500 calories par jour. "Ça reste certainement un combat pour moi", explique-t-elle. Je crois que je n’arriverai jamais à accepter mon image corporelle.
Natation artistique Canada dans l'embarras: cinq anciennes nageuses affirment avoir été victimes de harcèlement et d'humiliation
— Radio-Canada Info (@RadioCanadaInfo) March 10, 2021
Elles se tournent vers les tribunaux pour obtenir justice
Les explications de @DSauve_rc au #TJ22h pic.twitter.com/XuFvfurLR7
Les critères esthétiques de Julie Sauvé comprenaient également le bronzage. Selon les requérantes, l’entraîneuse forçait ses athlètes à s’entraîner de nombreuses heures en plein soleil.
Erin Willson raconte qu’on lui avait demandé de quitter l’entraînement trois heures plus tôt pour réserver des places à la plage afin que ses coéquipières puissent se faire bronzer après leur journée de travail. Julie Sauvé lui avait également suggéré d’acheter de l’huile pour accélérer son bronzage.
Selon la requête de recours collectif, Julie Sauvé ajoutait une pression supplémentaire sur les athlètes en leur rappelant l’argent investi en elles. Ces allusions étaient une menace implicite pour Erin Willson, comme en témoigne une entente signée par les membres de l’équipe olympique de 2012.
C’était l’un des moments les plus éprouvants de ma vie. Ce contrat stipulait que si nous n’étions pas retenues parmi les neuf nageuses de la formation olympique, nous devions continuer [à nous entraîner] jusqu’à l’été 2013... Sinon, nous devions rembourser tout ce qui avait été dépensé depuis la signature du contrat en novembre. L’estimation que j’ai demandée avant de signer s’élevait à 50 000 $.
Les athlètes de l’équipe olympique avaient supplié la direction quelques semaines avant les Jeux de 2012 de retirer Julie Sauvé ou de voir à son comportement, sans succès. Inquiets, des parents, dont ceux de Chloé Isaac et d’Erin Willson, ont écrit au conseil d’administration. Selon cette lettre, il avait été entendu que Julie Sauvé devait être supervisée en tout temps pendant le dernier camp d’entraînement. Or, les nageuses ont été forcées de rester dans l’eau pendant de longues périodes à la pluie battante à une température de 16°.
Chloé Isaac s’est retirée du sport en 2014. Elle a mis des années avant de réaliser tout le tort qu’on lui avait causé. Elle continue d’avoir des cauchemars à propos de Julie Sauvé au moins une fois par mois. "Quand je fais des cauchemars à propos de la synchro, c'est des moments où j'aurais aimé pouvoir partir, où je me retrouve face à Julie et que je lui dis en fait tout ce que j'ai vécu", confie-t-elle, la voix étranglée par l’émotion.
Meng Chen, entraîneuse-chef, équipe nationale de Natation Artistique Canada (2012-2017)
C’est Meng Chen, l'assistante de Julie Sauvé, qui lui a succédé au poste d'entraîneuse-chef. On peut lire dans la requête que Chen a poursuivi l’abus psychologique exercé par Sauvé avec des commentaires dégradants sur le corps des nageuses, leur engagement et leur performance. Comme sa prédécesseure, l’entraîneuse établissait des cibles de poids irréalistes et dangereuses pour la santé.
Puis se sont ajoutés à l’occasion des sévices.
L’une des requérantes, Gabriella Brisson, peinait à atteindre les standards pour l’extension de ses genoux et de ses chevilles. Elle se souvient de la fois où Meng Chen s’était tenue debout sur ses jambes.
Selon la demande de recours collectif, Meng Chen a aussi négligé la santé et la sécurité des athlètes de l’équipe nationale en les forçant à s’entraîner de façon dangereuse.
Une quatrième requérante, Gabrielle Boisvert, explique que l’entraîneuse ne leur laissait pas toujours le temps de maîtriser les mouvements à haut risque. "C'est là où c'est dangereux", fait-elle valoir. "Si on lance quelqu'un dans les airs, c'est quand même un corps qui va retomber on ne sait trop où, parce qu'on ne l'a pas pratiqué… Ça fait juste augmenter le risque de blessure exponentiellement". La nageuse a subi une commotion cérébrale sous la gouverne de Chen. Puis cinq autres athlètes ont souffert de la même blessure dans les semaines qui ont suivi.
En mai 2017, seulement 7 des 12 athlètes du groupe de compétition se sentaient suffisamment en santé pour performer. Elles demandent alors une rencontre en présence de la chef du sport Julie Healy. Cette réunion tourne au vinaigre. Meng Chen s’est mise à crier après les athlètes avec des attaques personnelles. Après plusieurs minutes, le personnel de NAC a dû intervenir.
Après quelques jours de congé, les athlètes ont constaté que Natation Artistique Canada avait laissé Meng Chen dans ses fonctions d’entraîneuse-chef. C’en était assez pour elles.
"On a décidé qu'on ne retournerait pas à l'entraînement tant que Meng était sur le bord de la piscine parce qu'on ne se sentait pas à l'aise", raconte Gabrielle Boisvert. "Ce n'était pas sécuritaire. Je me rappelle avoir eu mal au cœur juste à l’idée d’aller sur le bord de la piscine avec elle".
NAC a finalement été forcée d’agir et a annoncé le départ de Meng Chen pour des motifs personnels.
La culture d’abus et de harcèlement s’est poursuivie avec l’arrivée de la remplaçante de Chen, Leslie Sproule, soutient la procédure judiciaire.
"Malgré les symptômes post-commotionnels de plusieurs nageuses et les avis médicaux qu’elles avaient reçus, Sproule les a forcées à reprendre l’entraînement en prévision des Championnats du monde de 2017 en Hongrie", peut-on lire. Il est arrivé fréquemment que l’entraîneuse donne des indications de dernière minute pour des manœuvres risquées et qu’elle refuse de répondre aux questions des athlètes, les laissant sans préparation adéquate.
Gabriella Brisson a été victime d’une commotion cérébrale dans la semaine précédant le départ de l’équipe pour les mondiaux. Leslie Sproule lui a donné un ultimatum. Gabriella Brisson est allée en Hongrie et a essayé d'accélérer sa récupération. Selon elle, Leslie Sproule n’avait pas compris (ou ne croyait pas à) la gravité d’une commotion cérébrale puisqu’elle agissait contre l’avis du médecin.
"[Mon médecin] était clairement fâché. Ça n’a pas changé grand-chose puisque Leslie a continué à m’en demander plus". Gabriella Brisson n’a finalement pas été en mesure de participer aux mondiaux, contrairement à son équipe. Elle a été forcée de prendre sa retraite en 2018 et n’a jamais complètement récupéré de sa commotion cérébrale. Elle dit aussi avoir développé des crises de panique et de l’anxiété pendant ses années avec l’équipe nationale.
Dans une lettre envoyée aux dirigeants de NAC en avril 2018, des nageuses ont dénoncé le comportement abusif de Leslie Sproule. La cinquième requérante de la demande de recours collectif, Sion Ormond, ainsi que Gabrielle Boisvert se souviennent d’un épisode où une de leurs coéquipières s’était mise à vomir dans la gouttière de débordement de la piscine.
"Pendant qu’elle vomissait, Leslie Sproule l’a vue et a ri d’elle", raconte Sion Ormond. "Elle nous a dit de l’ignorer et de poursuivre l’entraînement. Elle n’a démontré aucune empathie".
Lors de ce même camp à Calgary, Gabrielle Boisvert a subi une autre commotion cérébrale après un coup à la tête. L’impact avait été tel que les lunettes de piscine avaient éclaté. L'entraîneuse avait menacé de retirer Boisvert de l’équipe de compétition si elle n’était pas complètement remise en cinq jours.
"Je faisais une activation très légère, j'avais mal à la tête. Je marchais, j'avais mal à la tête. Mais, pourtant, elle venait quand même toujours me demander : "Ah ben, tu n'es pas dans l'eau aujourd'hui ? Ah, mais on aurait besoin de toi pour faire telle affaire..." C'était beaucoup de pression et beaucoup de non-respect", témoigne-t-elle. Incapable de se remettre à temps selon les délais requis, Gabrielle Boisvert est rentrée chez elle. À l’automne 2018, elle annonçait sa retraite et a dû trouver elle-même de l’aide pour ses traitements. Elle souffre toujours de migraines, de nausées et de problèmes de concentration.
"Je ne souhaite à personne ce que j'ai vécu. Je suis suivie en psychologie... Je ne sais plus comment être une personne. Je me suis tellement fait driller que j'étais une machine. Je me suis tellement fait dire que j'étais grosse. Mais je ne suis pas grosse. C'est de l'endoctrinement.", raconte-t-elle encore.
L'entraîneur-chef de l'équipe nationale senior de Natation Artistique Canada, Gabor Szauder.
En novembre 2018, Natation Artistique Canada a procédé à l’embauche d’un nouvel entraîneur-chef venu d’Europe, Gabor Szauder. D’après le document déposé en cour, Szauder s’est livré à un modèle de misogynie et de harcèlement sexuel auprès des athlètes, multipliant les commentaires inappropriés.
Comme la fois où il aurait dit devant des nageuses: "Prends-la plus fort pour les poussées. Elle a 24 ans. Tu ne penses pas qu’on l'a déjà prise avant? Peut-être pas de la même façon, mais crois-moi, on l’a prise avant".
Szauder aurait aussi tenu des propos racistes, notamment à l’endroit de l’une des nageuses d’origine indienne, comme se rappelle Sion Ormond.
Plusieurs membres du personnel de NAC ont été témoins ou ont été mis au courant du comportement inapproprié de Szauder, sans intervenir. L’inaction du personnel de NAC devant les comportements abusifs répétés de Gabor Szauder a créé un environnement où les nageuses avaient peur de dénoncer les faits, par crainte de représailles. On apprend aussi dans la demande de recours collectif que Gabor Szauder s'accordait le pouvoir de décider si et quand une athlète était blessée, comme dans un camp à Hawaï en janvier 2020.
"Il nous a avisées que nous n’avions pas le droit d’être blessées et que toute blessure devait être approuvée par lui. Comme si les blessures n’étaient pas légitimes ou réelles. C’était à lui de décider si nous pouvions ou non voir un spécialiste", peut-on lire.
Sion Ormond a annoncé sa retraite en septembre 2020. Quand elle a avisé la chef du sport Julie Healy qu’elle considérait déposer une plainte auprès du programme Sport sécuritaire, cette dernière a tenté de l’en décourager. "Elle m’a dit que je ferais mieux de faire attention, car mon dossier et mes informations personnelles seraient étalés au grand jour. J’ai trouvé ça étrange puisque je n'avais rien à cacher, se souvient Ormond. Qu’allaient-ils donc exposer?... Je l’ai perçu comme une menace".
Cette procédure légale survient après la fermeture du Centre d’entraînement de Montréal en octobre 2020 alors que Gabor Szauder était à la tête de l’équipe. Des allégations d’abus et de harcèlement avaient été formulées à l’endroit de NAC, de son programme et du personnel entraîneurs. La chef de direction de NAC, Jackie Buckingham, avait spécifié à l’époque qu’il ne s'agissait pas d’un examen sur des gens, mais bien sur des problèmes.
Ce centre a depuis rouvert ses portes avec le même personnel malgré un rapport d’examen relevant notamment des expériences d’abus psychologique, de harcèlement sexuel et une culture de la peur.
Dans la demande de recours collectif déposée le 9 mars 2021, les cinq requérantes reprochent à NAC d’avoir failli à son devoir de les protéger et de leur offrir un environnement sain et sécuritaire. Elles affirment que la fédération canadienne a été mise au fait des situations problématiques à de nombreuses reprises par des lettres, des rencontres et des appels et demandant notamment le congédiement des entraîneurs. "J’espère vraiment que les gens réalisent que nous ne nous plaignons pas de l’intensité exigée pour un athlète de haut niveau", fait valoir Gabriella Brisson. "Croyez-moi, chacune d’entre nous a atteint et repoussé ces limites".
Natation Artistique Canada a réagi aux démarches par un communiqué émis sur son site web. Natation Artistique Canada salue, d’abord et avant tout, le courage qu’il a fallu aux anciennes athlètes membres de l’équipe nationale pour s’exprimer lors de la conférence de presse d’aujourd’hui. "Nous sommes profondément attristés par les souffrances qu’elles ont rapportées. Nous avons bien entendu ce qu’elles ont dit, et notre travail pour nous assurer que les athlètes bénéficieront toujours d’un environnement d’entraînement sécuritaire à l’avenir est déjà engagé", lit-on dans le communiqué.
Les requérantes, représentées pro bono par les cabinets Davies et Tyr, réclament en dommages punitifs une somme totale de 250 000 $. Mais ce qui est aussi important pour elles, c’est d’être entendues afin que la culture de Natation Artistique Canada change de façon significative pour les générations futures.
"Savoir que ce n'est pas de ma faute, parce que pendant longtemps, j'ai cru que c'était de ma faute. D'obtenir un genre de justice et de savoir que ça ne se reproduira plus, ça serait vraiment un soulagement", explique Chloé Isaac.
Comment expliquer les abus, le harcèlement et la négligence de la part d'entraîneurs de sport de haut niveau?
— Radio-Canada Info (@RadioCanadaInfo) March 10, 2021
Entrevue avec Sylvie Parent, chercheuse à l'Université Laval, spécialisée dans la violence et les abus sexuels envers les jeunes en contexte sportif#Justice #TJ22h pic.twitter.com/IiHWugGRLq