Académie Française : Barbara Cassin, nouvelle immortelle

Une nouvelle femme en habit vert, la cinquième à siéger sur les bancs de l'Académie française, et la neuvième à y entrer depuis la naissance de l'illustre institution en 1634. Cette femme, c'est Barbara Cassin. Une consécration pour la philosophe, également couronnée de la médaille d’or du CNRS, qui salue un parcours dédié à la force du langage et sa diversité.
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Barbara Cassin reçoit son épée, non létale et high tech, accessoire incontournable de son nouvel habit d'Académicienne.
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Barbara Cassi, grande défenseuse du langage, philosophe et mère de deux enfants devient la 9e femme de l'histoire à entrer sous les ors de l'Académie française.
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Barbara Cassin, "Fière, heureuse, de cette reconnaissance toute nouvelle "pour elle, le 13 mai 2018 sur le plateau de TV5MONDE - durée 6'52
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Les temps changeraient-ils dans ce qui était surnommé la "tribu des quarante mâles" ? Voilà peut-être le plafond de verre d'une prestigieuse institution, souvent vue (à juste titre) comme un bastion masculin, qui vient quelque peu s'effriter avec l'arrivée d'une nouvelle immortelle en la personne de Barbara Cassin.
 

Le 3 mai 2018, elle succèdait à Philippe Beaussant, éminent musicologue à l'Académie française : élue dès le premier tour, avec 15 voix sur 25 votes dont 19 exprimés, Barbara Cassin y occupe désormais le 36e siège. Marie de Hennezel, autre candidate, en avait reçu 3.
 

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Barbara Cassin en habit vert, vue par l'illustratrice Sylvie Serprix pour Libération.
©Sylvie Serprix

Une académie faite par les hommes, pour les hommes...

Barbara Cassin devient donc la neuvième femme élue à l'Académie depuis sa fondation sous Richelieu au début du XVIIe siècle. Il aura fallu attendre 1980 pour que Marguerite Yourcenar y inaugure la mixité. Ceci expliquant sans doute pourquoi l'uniforme officiel noir et vert des académiciens, conçu sous Napoléon Bonaparte, n'a pas été pensé pour les femmes.


Quant à la parité, elle semble encore à des heures lumière : sur 35 immortels siégeant actuellement, seules cinq sont des immortelles. Barbara Cassin est aujourd'hui la cinquième à y siéger avec Hélène Carrère d'Encausse, Florence Delay, Danièle Sallenave et Dominique Bona. Cinq sièges restent vacants, dont celui de Simone Veil (le treizième). Si les candidat.e.s à la succession de Simone Veil ne sont pas encore connu.e.s, les candidatures à la succession de Michel Déon sont closes : Jérôme Clément, Frédéric Mitterrand et Jullien Pacioni-Dorna sont les trois aspirants... et pas une femme parmi eux.

Une épée sur mesure, high-tech et non létale

Alors justement comment réagit-on, quand on fait partie des cinq femmes membres : "ça a été fait par et pour les hommes, on porte l'épée. Jacqueline de Romilly, helléniste comme moi, s'était d'ailleurs fait faire un sac à main aux armes de l'Académie, je trouve ça assez drôle !".
 

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©capture/twitter

La philosophe, officiellement intronisée ce jeudi 17 octobre 2019, a choisi de porter l'épée. Une arme fabriquée sur mesure : "Elle voulait une épée laser", s’amuse Sophie de Closets, directrice des éditions Fayard. Cette épée "non létale", précise Xavier Darcos est un bijou high-tech. Pesant environ un kilo, sa lame est en cuir souple percée de petits trous où transparaît, grâce à un tissu en fibre optique, une phrase de Jacques Derrida, un des maîtres de Barbara Cassin. Cette phrase, "Plus d’une langue", résume toute sa pensée.

La garde de son épée pas comme les autres est un petit écran souple ressemblant à une montre connectée. Il permet, sourit la philosophe, de lire virtuellement "tous les textes du monde". Le pommeau est la reproduction d’une statuette hittite, déesse de la fertilité, trouvée en Anatolie. "C’est une barbare, comme mon prénom Barbara", sourit la philosophe.

Quant à l’habit vert, "un peu sexy" selon elle, il a été créé par Guillaume Henry, le directeur artistique de la maison de Haute-couture Patou.

Immortel ou immortel.le ?

Invitée sur le plateau du 64', peu de temps après son élection en mai 2018, la nouvelle immortelle se déclare "heureuse de cette reconnaissance nouvelle", et concernant le traditionnalisme un peu poussiéreux de la prestigieuse Académie : "J'ai été reçue par des Académiciens d'une ouverture d'esprit parfaite !" Même si Barbara Cassin admet que l'académie "a été faite par des hommes pour des hommes. (.../...) Ce que j'espère y faire c'est contribuer à l'édification du dictionnaire, qui ne s'arrête jamais, qui se plie aux usages et à la manière dont on parle."
 

L'écriture inclusive en dit long sur la situation homme-femme. Mais à l'écrit, c'est juste insupportable même si je comprend l'intention.
Barbara Cassin

Quant à l'écriture inclusive, qualifiée de "péril mortel pour la langue française" par les Académiciens à l'automne 2017, Barbara Cassin la qualifie de "clin d'oeil extraordinaire. Je trouve que cela dit quelque chose de la langue, comment elle est faite, comment elle existe. Le masculin est un genre et en même temps, ce n'est pas seulement un genre puisqu'il couvre tous les genres. (...) A mon avis, c'est complètement idiot par rapport à ce que cela représente dans la lisibilité, à l'écrit et à l'oral. A l'écrit c'est juste insupportable mais je comprends l'intention."

Ecriture inclusive, non. Féminisation des noms de métiers, oui !

Un pas en avant cependant a été franchi le 28 février 2019, jour où l’Académie française s’est prononcée en faveur d’une ouverture à la féminisation des noms de métiers, de fonctions, de titres et de grades. Approuvé à une très large majorité (seules deux voix se sont élevées contre), le rapport émanait d’une commission d’étude composée de Gabriel de Broglie, Michael Edwards, Danièle Sallenave et Dominique Bona. Quoique très prudent et fort diplomatique, il n’en représente pas moins une sorte de révolution sous la Coupole. C’est la toute première fois que l’institution va aussi loin dans la reconnaissance du féminin des mots, renouant en cela avec une pratique courante au Moyen Age.

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>Ecriture inclusive : de quoi parle-t-on ? Le débat sur TV5MONDE et Terriennes
>Pour ou contre l’écriture inclusive à l’école ? Deux enseignantes témoignent
>L’écriture inclusive pour en finir avec l'invisibilité des femmes dans la langue française
 
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Pas d'excès de langage

Barbara Cassin est une philosophe et philologue (spécialiste de l'histoire - grammaticale, linguistique etc - des textes). Elle a écrit de nombreux ouvrages d'études de philosophes, de Heidegger à Lacan. Elle a aussi écrit des essais dont Éloge de la traduction, compliquer l’universel en 2016. 

Un essai qui accompagnait une exposition et un catalogue dédiés à la traduction et aux rapports des individus au langage. Interrogée par nos confrères des Inrockuptibles, Barbara Cassin affirmait qu'à travers ces trois prismes, elle s'opposait à la globalisation qui tente d'unifier le langage par intérêt "économique et financier" mais aussi à "la juxtaposition de communautés étanches repliées dans leur surdité" ; en clair, elle refuse le "trop d'Un" et le "trop de diversité" car l'excès, dans un cas comme dans l'autre, entraînerait des effets néfastes.

Barbara Cassin l'affirmait dans cette interview : "Dès qu’on parle des langues, on parle de politique, de peuple, de nation, d’identité." Elle considère que le langage façonne la pensée, mais aussi la culture et les différents aspects de la vie en générale.

Pour elle, "la politique ne consiste pas à imposer universellement la vérité, mais à aider différentiellement à choisir le meilleur" : désormais, elle devra, comme l'impose son statut d'académicienne, "normaliser et perfectionner la langue française". Conformément à la tradition de l’Académie, un mot lui a été attribué à l’occasion de son installation. Ce mot est "vigueur" dont la définition dans le dictionnaire de l’Académie est "force dans sa plénitude, énergie intacte". Une vigueur qui pourrait venir réveiller une institution "vieille école" et vieillissante.
 
Habit vert et médaillée d'or

Le 27 septembre 2018, le CNRS annonçait le nom de la lauréate de sa médaille d’or 2018. La plus haute distinction scientifique française était attribuée à la philosophe et philologue Barbara Cassin, couronnant « une œuvre traversée par la question du pouvoir des mots et du langage ». « Ses travaux constituent une contribution exceptionnelle à la recherche sur la philosophie du langage, dans une perspective à la fois historique et pratique. Ils sont aussi ceux d’une chercheuse engagée, notamment sur le plurilinguisme », détaille le CNRS dans un communiqué.  

 
Une nouvelle distinction saluée dans le monde entier, comme en Suède par le mathématicien/philosophe, professeur émérite Lars Mouwitz qui note l'importance du travail de Barbara Cassin "sur le rôle de la langue et de la traduction, mais aussi de la religion dans l'intégration des migrants".

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