Accidents et maladies du travail : pourquoi les femmes sont de plus en plus touchées

En baisse chez les hommes ces vingt dernières années, les accidents du travail connaissent, chez les femmes, une nette progression. Désormais, plus du tiers des accidents du travail concerne une femme, selon l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail. Décryptage d'une assymétrie avec Florence Chappert, spécialiste du genre.
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caissière
Caissière (2007)
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Publié à l'été 2022, le dernier rapport de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) porte sur la période 2001-2019. En 2019, annonce-t-il, 650 715 personnes, dont 62,7% d’hommes et 37,3% de femmes, ont été victimes d'accidents du travail. Des accidents qui sont en baisse de 11% sur cette période de près de vingt ans.

Or "si cette diminution des accidents du travail est effective pour les hommes, avec 27% d'accidents en moins depuis une vingtaine d’années, elle masque une augmentation de 42% des accidents du travail pour les femmes durant cette même période. En parallèle, la population active salariée n'a, elle, augmenté que de 13%," précise Florence Chappert coordinatrice du projet "Genre, égalité, santé et conditions de travail" à l'Anact. Tandis que le nombre global d'accidents repartait légèrement à la hausse (+6%) entre 2013 et 2019, il se stabilisait pour les hommes, mais augmentait de 18% pour les femmes

Accidents du travail selon sexe
Extrait de Chiffres-clés 2001 - 2019 de la sinistralité au travail (Anact).

Certaines activités plus que d'autres

Cette évolution ne concerne pas tous les secteurs d'activité, explique Florence Chappert, et certains sont plus touchés que d’autres par l'assymétrie de l'évolution des accidents du travail. Or les plus touchés sont aussi des secteurs à dominante féminine : "Cette évolution est très marquée dans les secteurs de la santé, l’action sociale, le travail temporaire, le nettoyage, explique la spécialiste. Elle est encore très sensible dans le commerce non-alimentaire, la vente notamment, qui désigne des métiers où l’on reste debout et où les sollicitations sont nombreuses. Idem pour l’agro-alimentaire, comme les supermarchés, où les femmes et les hommes n’occupent pas les mêmes postes. Et également dans les transports et l’énergie (eau, gaz, électricité…), mais ce sont là des secteurs à prédominance masculine."

Normes masculines, accidentogènes pour les femmes

Florence Chappert développe un exemple précis, examiné par l'Anact au sein de l'entreprise française La Poste : celui des factrices et facteurs, qui font le même métier, consistant à trier et distribuer le courrier. "Or lors de notre étude, les femmes étaient beaucoup plus absentes et avaient beaucoup plus d’accidents de travail que les hommes."

Après observation des conditions de travail des unes et des autres, l'Anact tire ses conclusions : "Ce taux élevé d'accident et d'absentéisme n'était pas lié à des contraintes familiales ou aux enfants, mais aux organisations de travail, qui ne s'étaient pas adaptées à l’arrivée des femmes dans le métier. Or les femmes sont arrivées en moyenne 5 ans plus tard que les hommes à ce poste." Elles étaient donc obligées de travailler dans un environnement où tout était conçu pour l'homme "moyen", en bonne santé, explique la spécialiste : "Les étagères, les véhicules, les dispositifs de tri, les cadences, n’étaient pas du tout adaptés à la morphologie ni aux capacités des femmes." Et puis les règles d’affectation des tournées, basées sur l’ancienneté, désavantageaient les femmes, arrivées plus tard dans le métier : "Les femmes choisissaient leur tournée en dernier et se retrouvaient avec le plus de colis à manipuler."

Ce constat a amené La Poste et ses ergonomes à faire évoluer les moyens matériels, mais aussi les temps de travail – démarrer un peu plus tard dans la journée pour que pères et mères puissent s’occuper des enfants, par exemple.

Factrice
Factrice, le 24 novembre 2017.
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Arrêts de travail plus longs

Le rapport de l'Anact publié en juillet est le premier à analyser la durée des arrêts de travail occasionnés par les accidents du travail. Il tire une conclusion contre-intuitive : "Alors que l’on pensait que les accidents des hommes étaient plus graves, on s’est aperçu que les arrêts des femmes sont plus longs que ceux des hommes," souligne Florence Chappert. 

De fait, les accidents des femmes (73,8 journées perdues par accident) sont plus lourds de conséquences que ceux des hommes (67,9 journées), et ce dans tous les secteurs sauf le BTP, conclut le rapport de l'Anact. Les femmes sont toutefois moins exposées aux accidents mortels – des accidents mortels en hausse, qui concernent à 90% des hommes, mais qui augmentent plus vite pour les femmes (+41%) que pour les hommes (+35%) depuis 2013.

Les métiers accidentogènes se féminisent

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Licenciée en lettres reconvertie dans la maçonnerie après dix ans dans une société de production de disques (2007).
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Quatre grands risques sont à l’origine de la plupart des accidents du travail : la manutention manuelle représente la moitié des accidents ; les chutes de plain-pied 17% ; les chutes de hauteur 11% et l’outillage à main 8%.

Le secteur le plus accidentogène pour les hommes demeure le BTP, avec 87 000 accidents reconnus. Dans le bâtiment, la part des femmes était de 12,3% en 2020, selon les derniers chiffres de la Fédération française du bâtiments. Elles sont 45,3% à être employées et techniciennes, 20,3% à être cadres, et encore seulement 1,6% sur les chantiers.

Alors que l’augmentation des effectifs du BTP est de 40% sur 2001-2019, les accidents pour les hommes baissent de 30% tandis que ceux des femmes augmentent de 85%. Le même décalage entre hommes et femmes s'observe dans les transports ou l'énergie.

Les femmes entrent dans les secteurs à prédominance masculine dans des postes exposés au risque d’accident de travail.
Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail

L'Anact souligne donc que "les femmes entrent dans les secteurs à prédominance masculine dans des postes exposés au risque d’accident de travail" où "les politiques de prévention les protègent insuffisamment".

Sous-évalution des risques et défaut de prévention  

Secteurs accidentogènes femmes
Graphique Anact à partir des statistiques de sinistralité accident de travail. Assurance Maladie - Risques professionnels

Les femmes sont entrées massivement sur le marché du travail à des postes exposés aux accidents du travail, alors que les risques physiques ont été sous-évalués, explique Florence Chappert. "Des risques liés la manutention, car les métiers du soin à la personne, en majorité féminins, impliquent de porter des charges, des enfants ou des personnes âgées, parfois dans un état de fatigue intense, qui accroît encore le risque d'accident. Les postes d'entretien, comme les ménages de nuit, comportent aussi des risques de chutes ou de blessures. Pour les vendeuses, ce sont le piétinnement et les innombrables allers et venues, qui multiplient les risques de chutes de plain-pied.

Les cadences de travail aussi sont en cause, qui ne prennent pas en compte les différences de force physique entre les femmes et les hommes :"Dans certains métiers, les femmes sont amenées à porter 25, voire 30 kilos, ce qui est la limite autorisée par le code du travail – pour les hommes la limite est fixée à 55 kilos, précise Florence Chappert. Certaines entreprises font de la prévention en abaissant la limite à 15 kilos pour tout le monde, ce qui correspond à la norme européenne."

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Infirmière tenant un enfant dans ses bras : c'est le logo de l'hôpital pour enfants de Boston, aux Etats-Unis (photo du 18 août 2022).
©AP Photo/Charles Krupa

Quant aux moyens matériels de travail (outils, étagères, moyens de locomotion…), ils "ne prennent pas en compte la différence de taille moyenne entre femmes et hommes, qui est tout de même de 15 centimètres, et les vêtements de travail ne sont pas coupés pour la poitrine des femmes." Autant d'inadéquations accidentogènes pour les femmes.

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Les agricultrices ont enfin une combinaison de travail imaginée par et pour elles, plus fonctionnelle et mieux adaptée aux besoins des femmes qui composent 37% du secteur agricole français.
Crédit/CliviaNobili

Les effets néfastes de l'usure

Une troisième cause de la hausse rapide des accidents du travail des femmes est l’usure au travail à des postes répétitifs, dans l’agro-alimentaire, par exemple. Les femmes sont plus souvent cantonnés que les hommes à des postes soumis à de fortes contraintes, souvent invisibilisées, où elles sont amenées à répéter toujours les mêmes gestes : "On s’est aperçu, dans une entreprise, que le nombre de gestes par minute effectués par les femmes étaient nettement supérieur à ce que faisaient les hommes, alors que tout le monde considérait, par défaut, que la pénibilité des postes occupés par les hommes était beaucoup plus importante," explique Florence Chappert.

Si ce phénomène d'usure touche davantage les femmes, insiste la spécialiste, c'est qu'elles entrent en général dans l'entreprise au niveau de base, et qu'elles y restent beaucoup plus longtemps que les hommes. "Dans une imprimerie, dit-elle, nous avons constaté que les femmes présentaient beaucoup plus d’absentéisme et d’inaptitude que les hommes, et que cela n’était pas lié aux enfants." Alors à quoi ? "On s’est aperçu que les hommes, qui entraient aussi au niveau le plus bas, celui d’aide de finition, partaient en moyenne au bout de trois ans, soit dans une autre entreprise, soit à un autre poste, alors que les femmes y restaient tout au long de leur vie professionnelle." Lassitude, manque de concentration, agacement perpétuel sont autant de sources d'accidents, auxquels s'ajoutent les risques pour la santé mentale, et physique, des femmes.

Caissières de supermarché
Caissières et empaqueteuses en grève dans le Massachusetts et le New Hampshire, aux Etats-Unis, en 2014.
©AP

Femmes pressées : accidents de trajet

Les femmes (54%) ont plus d'accidents de trajet que les hommes (46%) et leur nombre est en nette progression (+33,6%), alors qu'il s'est stabilisé pour les hommes. Les accidents de trajet mortels, en revanche, concernent davantage les hommes que les femmes. En 2019, les activités de service (santé, action sociale, nettoyage et travail temporaire, banques, assurances, administrations) présentent la plus forte mortalité des accidents de trajet, pour les hommes comme pour les femmes. 

Non, les femmes ne tombent pas parce qu’elles vont travailler en talons aiguilles. Elles se pressent entre différentes activités, différents employeurs. Cette précipitation serait à l’origine de l'augmentation des accidents de trajets.
Florence Chappert, coordinatrice du projet "Genre, égalité, santé et conditions de travail" à l'Anact

Dans ces mêmes secteurs, les accidents de trajet des femmes sont deux fois plus nombreux que ceux des hommes, dont le nombre reste stable, alors qu’il a augmenté de 30% chez les femmes. "Ce ne sont pas des accidents de voiture, ce sont plutôt des accidents à pieds ou en transports en commun. Non, les femmes ne tombent pas parce qu’elles ont mis des talons aiguilles pour aller travailler. Les femmes, en général, sont obligées de se dépêcher entre leurs différentes activités, leurs différents employeurs. Et c’est cette précipitation qui serait à l’origine de l'augmentation des accidents de trajets, même s’il n’existe encore aucune étude approfondie sur leurs causes," explique Florence Chappert.

Maladies professionnelles en hausse pour les femmes

Si elles ont tendance à stagner depuis 2013, les maladies professionnelles reconnues sont en augmentation très forte et constante depuis 2001, et elles progressent nettement plus rapidement pour les femmes (+158,7%) que pour les hommes (+73,6%). En 2019, deux secteurs d’activités totalisent 59,3% des maladies professionnelles pour les femmes : d'une part la santé, l'action sociale, le nettoyage et le travail temporaire ; d'autre part les services, les commerces et les industries de l’alimentation, dont supérettes, supermarchés et hypermarchés. 

Elles sont dépendantes de chaînes de production qui exigent l'immédiateté et n'autorisent que peu de marge de manoeuvre pour s'organiser autrement.
Florence Chappert, coordinatrice du projet "Genre, égalité, santé et conditions de travail à l'Anact

"Les maladies répertoriées sont essentiellement des troubles musculo-squelettiques, des tendinites au poignet ou à l'épaule, par exemple, explique Florence Chappert. De fait, les femmes sont une fois et demie à deux fois plus exposées aux tendinites que les hommes, voire près de trois fois plus dans les catégories ouvrier/employé." Cela s'explique par le fait qu'elles exercent des métiers répétitifs, comme employée dans l'agro-alimentaire ou de saisie sur ordinateur. "Des postes qu'elles occupent plus souvent que les hommes et qui présentent peu d'autonomie, c'est-à-dire qu'elles sont dépendantes de chaînes de production qui exigent l'immédiateté de la tâche et n'autorisent que peu de marge de manoeuvre pour s'organiser autrement, explique la spécialiste.


Or l'un des secrets de la santé au travail et de la prévention, c'est de pouvoir varier les positions comme cela est désormais aussi recommandé en télétravail. "Hélas, les objectifs de rationalisation des processus ont été conçus dans un esprit d'automatisation, surtout en France, ce qui génère énormément de troubles physiques."

Plus nombreuses à des postes avec plus de contraintes de temps et moins de flexibilité, les femmes sont donc, aussi, davantage exposées au stress, sans compter les charges familiales qui, souvent, leur incombent. Ce à quoi s'ajouent les risques psychosociaux comme le harcèlement et/ou la violence au travail. Autant de facteurs pathogènes.

Maladies professionnelles selon le sexe

"Chausser les lunettes du genre"

Tirant le bilan de ces chiffres et de ces évolutions, l'Anact appelle à "une prise en compte des conditions d’exposition différenciées des femmes et des hommes pour progresser dans l’évaluation et la prévention des risques".  Florence Chappert va dans ce sens lorsqu'elle appelle à "chausser les lunettes du genre" : "A chaque fois que l’on examine la pénibilité au prisme du genre, c'est-à-dire en examinant les situations de travail des femmes et des hommes, on s’aperçoit qu’ils et elles ne sont pas exposés de la même manière aux risques, d’une part parce qu’ils ne font souvent pas exactement la même chose, d’autre part à cause de leurs différences physiques qui font que leur façon de faire n’est pas la même. Pour enrichir les méthodes d’évaluation des risques professionnels, puis d’amélioration des conditions de travail et de mise en place d’action de prévention, il faut introduire un regard genré."

Femmes enceintes et allaitantes

La moitié des personnes professionnellement actives sont des femmes, et environ la moitié d'entre elles sont susceptibles de procréer, enceintes ou allaitantes, précise le site Officiel Prévention : le quart des travailleurs sont donc des femmes ayant des spécificités en matière de risques professionnels face aux substances toxiques pour la reproductionDe nombreux produits chimiques (plomb, pesticides, benzène, mercure…), agents biologiques (rubéole, toxoplasmose…) ou physiques (bruit, vibrations…) ou radiologiques peuvent altérer la fertilité, entraîner des malformations congénitales ou perturber la grossesse et le développement du fœtus (risque tératogène et d'intoxication foetale).

Violences sexistes et sexuelles : la porte d'entrée

ARACT

Lorsqu’elle était ministre des droits des Femmes, entre 2012 et 2014, Nadja Vallaud-Belkacem avait fait passer une loi prévoyant que "l’évaluation des risques professionnels prenne en compte l’impact différencié à l’exposition en fonction du sexe". Cette loi est encore très peu appliquée, précise Florence Chappert, "mais aujourd'hui, le risque de violences sexistes et sexuelles, auquel les femmes sont beaucoup plus exposées – 90 % des femmes pour 10 % des hommes y sont confrontés , et que les entreprises sont obligée d’introduire dans leurs documents de prévention, se révèle être une bonne porte d’entrée pour regarder les choses autrement."

De part sa très nette assymétrie, ce risque permet d'attirer l'attention sur la différenciation des risques et leur prévention pour les femmes, et d'éviter la sous-évaluation. "Quand on pense risques au travail, on a tendance à penser bruit, froid, charges, ect, et à sous-estimer tous les risques invisibilisés qui se cumulent, explique Florence Chappert. Une approche globale s'impose, au-delà de la correction des spécificités des postes de travail. Il faut penser changement d'organisation, aux dépens la productivité s'il le faut. Longtemps, on a préféré payer la pénibilité que jouer la prévention. Résultat : certains postes ne sont pas tenables à plein temps sans arriver usé à 50 ou 60 ans."

Retour à la différenciation

Florence Chappert insiste sur l'importance des données sexuées en santé au travail, qui vont parfois à l'encontre des idées reçues. Des données qui permettent de regarder la situation en face et de la relier aux emplois occupés. "Des données qui contrecarrent l'idée, répandue en France surtout, que les femmes sont plus fragiles, moins fortes. Ou encore que les accidents ou l'absentéisme sont liés aux enfants."

La vision qui prévaut en France est très égalitariste, explique Florence Chappert. Dans le code du travail, tout a été fait pour gommer les différenciations et les mentions au sexe, à part pour l'état de grossesse, le plomb ou le port de charge. Sans différencier systématiquement la prévention, l'idée serait maintenant de mieux adapter chaque métier à celui ou celle qui l'occupe. Et puis la pénibilité à laquelle les femmes sont exposées aujourd'hui tôt ou tard, concernera  aussi les hommes.