Au Brésil, premier pays consommateur de crack au monde, les autorités s’interrogent sur le sort à réserver aux « zombies » qui hantent les quartiers de ses grandes villes. Faut-il interner de force les toxicomanes ? A São Paulo, les jeunes mères addictes au crack sont souvent pointées du doigt pour justifier les cures forcées. Au delà du débat sur le consentement, l’ONG Lua Nova associe les enfants au sevrage de leurs mères depuis plus de 10 ans. Une méthode qui semble fonctionner, aussi bien sur les femmes volontaires que sur celles contraintes par la justice.
Raquelle Barros tardait à tomber enceinte. Comme psychologue, elle travaillait en Italie, dans la région de Venise, auprès de jeunes mères dont les enfants devenaient encombrants à l’heure de chercher une dose. De retour au Brésil, un sentiment d’ « injustice » et un désir de maternité contrarié donnent naissance à Lua Nova (littéralement Nouvelle lune), l’ONG qu’elle fonde en 2000 dans sa ville natale de Sorocaba, pour venir en aide aux jeunes mères toxicomanes. Quelques mois plus tard, la psy qui interroge depuis des années son rapport à la maternité, tombe enceinte de jumelles…
Treize ans plus tard, dans la région de São Paulo, mégalopole et capitale économique du Pays, l’ONG Lua Nova, a reconstruit des vies précaires en s’appuyant sur le lien maternel. « En travaillant la relation mère-enfant, on évite la reproduction d’un cycle de violence » résume Edesio Rodrigues Costa Junior, psychologue à l’Abri, la grande maison de l’association qui accueille 19 jeunes femmes rescapées de la rue. « Ces jeunes mères ont souvent été chassées de chez elles. Une fois dans la rue, elles adoptent alors des comportements de maltraitance physique ou verbale vis à vis de leurs propres enfants » constate ce travailleur social. Kelly, 15 ans, enceinte de 8 mois Dans le jardin de cette grande bâtisse d’un quartier résidentiel, on interroge Kelly, une adolescente enceinte de 8 mois. Elle a commencé à se droguer à l’âge de 12 ans puis à se prostituer dès 13 ans. « J’habitais avec ma mère et je me suis disputée avec ma sœur, alors je suis partie ». On s’étonne du motif futile qui a conduit sa famille à la laisser fuguer. Du haut de ses 15 ans, elle balaie pourtant toute responsabilité du monde adulte : « c’est de ma faute si j’ai pris des drogues, personne ne m’a forcée. Ensuite, j’ai perdu le contact avec ma famille » répète-t-elle, avec le ton de celle qui ne veut pas trop en raconter.
Après l’accouchement, elle pourra rejoindre l’atelier Criando Arte, un centre de formation à la couture, géré par l’association, tout en bénéficiant d’un toit, de nourriture et d’un suivi médical. « Je pourrais même toucher un revenu de 200R$ (80€) pour acheter des affaires à ma fille » se réjouit-elle. « Maintenant je suis devenue croyante, je vais à l’Eglise. Je me suis réconciliée avec ma sœur qui m’a dit qu’elle allait m’aider. Alors, j’ai confiance, je sens que tout va bien se passer » espère la jeune fille.
Francesca, 32 ans, mère d’une fille de 3 ans Quelques minutes plus tard, Francesca, les traits marqués par 13 années de toxicomanie et de prostitution, veut nous raconter la naissance de sa fille, « une miraculée de Dieu ». Elle entame un récit en forme d’exutoire : « à quatre heures du matin, alors que j’étais défoncée au crack, j’ai commencé à accoucher dans une chambre d’hôtel… » . Sa fille s’en sort in extremis. Aux urgences, tandis qu’on place le bébé en couveuse, on l’avertit : ‘tu rentres en cure de désintox ou tu perds la garde de ta fille’. « J’ai choisi ma fille plutôt que le crack. Je me suis réhabilitée à l’Alliance de la Miséricorde, une association religieuse très stricte où la porte était fermée à clef et où l’on ne pouvait même pas fumer de cigarettes » se souvient Francesca. Cinq mois plus tard, alors que tout va mieux, qu’elle gagne sa vie comme femme de ménage, qu’elle a trouvé un logement et une crèche pour sa fille, elle rechute : « c’est pour cela que j’ai demandé de l’aide à Lua Nova, je ne veux surtout pas perdre la garde de ma fille » confie-t-elle en sanglotant. En cure depuis 2 mois, elle suivra une formation dans une boulangerie de l’association, avant de bénéficier d’un logement dès que son sevrage sera terminé.
« En moyenne, les filles restent 6 mois à l’abri pour se désintoxiquer. Celles qui nous sont envoyées par la justice doivent rester 9 mois et faire l’objet d’un rapport mensuel sur leur progression » explique Edna, éducatrice depuis six ans pour l’association. Sur 19 femmes aujourd’hui traitées, 10 ont été placées par la justice. « Qu’elles viennent d’elles même ou sur l’ordre d’un juge ne joue pas tellement sur les chances de réussite. Ce qui est plus déterminant, c’est l’âge des jeunes femmes. Les adolescentes ont par exemple beaucoup plus de mal à accepter les règles, ce qui peut menacer la cohésion de la communauté » affirme Edna.
La réhabilitation est fondée sur le respect des règles de vie communes. « Ici, il faut se lever à l’heure, prendre soin de son apparence et être responsable d’une tâche ménagère vis à vis de la communauté. On insiste aussi pour que chaque mère s’occupe elle même de son enfant » rappelle Edna. La porte du centre reste ouverte, mais les pensionnaires ne doivent pas sortir pendant les quinze premiers jours. 8 femmes sur 10 décrochent Les résultats sont impressionnants : 8 femmes sur 10 traitées par l’association décrochent du crack. « Mais ce qui compte, c’est que Lua Nova ne laisse tomber personne » se félicite Edna. Alors qu’on interroge l’éducatrice sur le destin des autres filles, elle livre une confidence inattendue : « Moi, aussi je vais te raconter mon histoire. Je suis une ancienne résidente de l’abri. Je suis passée par tout le processus pour décrocher du crack » dit-elle en avant de faire le récit de sa propre réinsertion. Elle n’a que 12 ans lorsque le nouveau compagnon de sa mère la rejette. Le couple la place dans une prison brésilienne pour jeunes. « Ils ont dit que je me droguais mais ce n’était pas vrai. En réalité, c’est dans ce centre pour jeunes que j’ai commencé à prendre du crack à 13 ans » se rappelle Edna. Un incroyable gâchis qui la plonge dans la drogue pendant sept ans. Elle rencontre Raquel Barros alors qu’elle est enceinte pour la troisième fois. Elle a perdu la garde de son premier enfant et vient de perdre son second enfant, mort d’une pneumonie. Après deux tentatives de sevrage, elle se réhabilite progressivement dans l’atelier de couture et la boulangerie de Lua Nova, avant d’être embauchée quelques années plus tard comme éducatrice et après avoir passé le diplôme. « On ne veut pas que notre enfant passe par ce qu’on a vécu. C’est pour cela que les mères qui ont des enfants décrochent plus facilement que les femmes qui n’en ont pas » explique cette mère qui vit aujourd’hui avec son enfant, dans une maison à 30 kms de Sorocaba. « Ce qui fait la différence ici, c’est qu’on ne pleure pas sur ton sort, on te redonne confiance et on ne te considère pas comme une ex-droguée, mais comme quelqu’un de responsable. C’est ça la force de Lua Nova » s’enthousiasme Edna. Depuis sa fondation, l’association a accueilli 3 500 mères. Elle exporte actuellement sa méthode dans 13 régions du Brésil ainsi qu’en Colombie, en Argentine, au Chili, au Costa Rica et au Pérou.
Le clip anniversaire de Lua Nova pour ses dix ans (en portugais)