Adoptions forcées au Royaume-Uni : "une condamnation à perpétuité" pour les mères

Entre 1949 et 1976, des dizaines de milliers d'enfants au Royaume-Uni ont été retirés à leurs mères, célibataires, souvent pauvres et victimes de violences, pour être adoptés par d'autres familles. Le gouvernement britannique est aujourd'hui appelé à demander pardon aux enfants. Et aux mères ?
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Christine Harms adoption forcée

Au Parlement de Canberra, Christine Harms, 60 ans, montre une photo de son fils Kenneth, handicapé, qui lui a été enlevé à la naissance, alors qu'elle n'avait que 15 ans. En mars 2013, la PM australienne, Julia Gillard, était la première au monde à présenter ses excuses aux milliers de mères célibataires forcées par les politiques gouvernementales à donner leurs bébés en adoption. Le gouvernement britannique, lui, ne l'a pas encore fait...

©AP Photo/Rod McGuirk
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"Ça me broie. C'est une condamnation à perpétuité", assène Becca. Deux de ses jeunes enfants ont été adoptés contre son gré alors qu'elle fuyait une relation violente. Un cas loin d'être isolé au Royaume-Uni, secoué par le scandale des adoption forcées.

Mi-juillet 2022, un rapport parlementaire exhortait le gouvernement britannique à présenter des excuses officielles au sujet des adoptions contraintes d'enfants de mères célibataires entre 1949 et 1976 en Angleterre et au Pays de Galles. Plus de 185 000 enfants de mères non mariées ont été adoptés durant cette période, estime le rapport. Aujourd'hui, ils partagent leur souffrance et leurs expériences sur le compte @orphan_uk et sous les mots-dièse #ForcedAdoption, AdoptionUK ou #adopteevoices :

Le traumatisme des mères

Selon des associations, le phénomène se poursuit. "Le scandale des adoptions forcées est loin d'être fini", estime Anne Neale, de l'association Action for Women. Parents comme associations regrettent que la loi britannique se concentre seulement sur le bien-être de l'enfant, oubliant les traumatismes et la violence subis par les mères qui se voient retirer la garde de leurs bébés.

Violence et arrachement : la double peine

Sarah, originaire d'Ecosse, a perdu définitivement la garde de sa fille en s'extirpant d'une relation abusive. "J'ai fait trois tentatives de suicide, je ne voulais simplement plus être de ce monde", raconte-t-elle. De son enfant, il ne lui reste plus que des photos. "Je suis déprimée. Je suis en deuil. C'est ce besoin de la serrer dans mes bras, d'être une mère, et tu ne peux pas. C'est le pire sentiment du monde. C'est comme si j'étais punie pour avoir été maltraitée." Pour Anna Neale, le risque que leurs enfants puissent leur être définitivement retirés et adoptés empêche certaines mères de demander de l'aide.

Le gamin va à l'école avec des tenues sales, n'a pas de petit-déjeuner... C'est lié à la pauvreté. Mais on prend ça pour de la négligence.
Anna Neale, Action for Women

Présumées coupables

La loi britannique se focalise sur le bien-être de l'enfant, le juge devant être convaincu de l'existence d'un risque de préjudice futur pour approuver le retrait d'un enfant, plutôt que de se voir présenter des preuves d'abus ou de négligence.

Taken
Couverture de Taken ("Pris") 
L'histoire vraie du combat et de la victoire d'une mère contre les services sociaux au Royaume-Uni, par Sue O'Callaghan (en anglais uniquement).
Les mères, elles, dénoncent une politique de "la boule de cristal". "Dans le droit de la famille, tu es coupable tant que tu ne prouves pas que tu es innocent", estime Sue Callaghan, qui a écrit un livre, Taken ("Pris"), où elle raconte son combat pour garder son enfant. "C'est orwellien", estime Maggie Melon. Les mères "ont perdu leur enfant pour toujours", sans "tombe" pour se recueillir, explique cette assistante sociale.

Si elle a "énormément de sympathie pour les mères qui doivent faire face à de nombreux problèmes, notre législation repose sur ce qui est dans le meilleur intérêt de l'enfant", affirme Julie Selwyn, professeure spécialisée dans l'éducation et les adoptions à l'université d'Oxford. "C'est le dilemme."

Traumatismes

Beckie, qui vit près de Birmingham dans le centre de l'Angleterre, a déjà vu deux de ses enfants lui être retirés pour être adoptés et se bat pour que ce ne soit pas le cas de deux de ses autres enfants qui ont été placés. Elle raconte avoir fui le Royaume-Uni pour se rendre en Allemagne, où elle est tombée enceinte de son cinquième enfant, mais les services sociaux britanniques ont contacté les autorités allemandes et sa fille lui a été retirée. "Je rêve d'eux", raconte cette femme qui a passé une grande partie de sa jeunesse dans le système d'aide à l'enfance.

Nous sommes des bombes à retardement.
Kellie, mère de trois enfants qui lui ont été retirés
Kellie, qui vit près de Portsmouth, a vu trois de ses enfants être retirés, mais elle a pu garder ses deux derniers. Elle raconte avoir eu envie de mettre fin à ses jours. "Nous sommes tous des bombes à retardement", affirme-t-elle. 

Anna Neale appelle à aider davantage les mères en difficulté. "Le gamin va à l'école avec des tenues sales, n'a pas de petit-déjeuner... C'est lié à la pauvreté. Mais on prend ça pour de la négligence", explique-t-elle.  Certains assistants sociaux et militants s'interrogent aussi sur ce qui peut se passer quand des enfants adoptés vont apprendre, une fois adultes, que leurs parents biologiques souhaitaient les garder.

Que dit la loi ?

A l'origine, en Angleterre, au pays de Galles et en Ecosse, l'adoption se concentrait sur les besoins des adultes plutôt que sur ceux des enfants. Il faut attendre 1976 pour que les procédures d'adoption intègrent le système de protection de l'enfance, permettant aux tribunaux d'autoriser des adoptions sans l'accord parental.

La parentalité a seulement un sens quand elle contribue au bien-être de l'enfant.

John Kerr, magistrat
En 1989, le Children Act dispose que le bien-être de l'enfant doit être la préoccupation centrale pour décider ou non d'une adoption. "Il n'est pas question de droit parental," déclarait à l'époque la juge Brenda Hale. "La parentalité a seulement un sens quand elle contribue au bien-être de l'enfant", soulignait le magistrat John Kerr dans un jugement en 2009. 

Ainsi des parents peuvent-ils se voir retirer leur enfant sur décision du tribunal chargé des questions familiales, dès lors que ce dernier estime que l'enfant "subit, ou est susceptible de subir, un préjudice important" en raison des actes des parents. Le préjudice est défini comme "les mauvais traitements ou l'atteinte à la santé ou au développement, y compris, par exemple, l'atteinte résultant du fait de voir ou d'entendre les mauvais traitements infligés à autrui".

Des règles "trop subjectives"

Les militants estiment que ces règles, trop subjectives, et cette méthode de la "boule de cristal" peut conduire à retirer des enfants à des mères au motif qu'elles ont des problèmes de santé mentale ou sont victimes de violences domestiques. Car un enfant peut être adopté soit avec l'accord de ses parents biologiques ou sur décision du tribunal. Or si un parent est contre la décision d'adoption formulée par le tribunal, il incombe à la justice d'estimer si l'on peut s'abstenir du consentement parental.

Un documentaire paru en 2019 montre les témoignages de famille qui ont ainsi perdu leur enfant :

Une fois que l'enfant fait l'objet d'une ordonnance de placement, la responsabilité parentale est confiée à l'autorité locale. L'enfant sera alors placé chez des candidats à l'adoption en attendant une ordonnance d'adoption définitive. Quand un enfant est confié aux autorités locales, les parents biologiques sont autorisés à avoir des contacts avec lui. Mais une fois l'enfant adopté, tout contact prend fin. Des cas de maltraitance par les familles d'adoption ont fait l'objet d'un documentaire sorti en 2019 :

Ailleurs en Europe

Les pays européens autorisent tous l'adoption sans consentement parental, mais peu – voire aucun – n'exerce ce pouvoir autant que ne le font les tribunaux britanniques, selon un rapport de l'Union européenne. Selon ses données, les adoptions, avec ou sans le consentement des parents, étaient au nombre de 5 050 en 2013 en Angleterre et au Pays de Galles, contre 3 293 en Allemagne et 730 en France. Par ailleurs ces quatre dernières années, en moyenne 1 500 enfants placés au Royaume-Uni ont été adoptés chaque année contre le gré des parents biologiques, selon des chiffres du gouvernement.

Le système d'adoption anglais est à l'origine de tensions avec certains autres pays européens, en particulier la Lettonie, la Slovaquie et la Bulgarie. Le Parlement letton s'est formellement plaint auprès de la Chambre des communes que des enfants originaires du pays soient adoptés par des familles britanniques sans consentement parental.

Dans l'une des affaires d'adoption, l'ambassade de Bulgarie a suggéré plusieurs alternatives pour la prise en charge d'un enfant bulgare, plutôt que son adoption en Angleterre. En 2012, plusieurs centaines de personnes ont manifesté devant l'ambassade à Bratislava pour protester contre l'adoption d'enfants au Royaume-Uni.