Fil d'Ariane
Avec son visage émacié, ses lèvres pulpeuses et son nez retroussé, on l’appelle "la version zombie d’Angelina Jolie". Les photos qui défilent sur le compte Instagram de Sahar Tabar ne manquent pas de sauter aux yeux. Des dizaines de selfies la présentent sous un jour effrayant, et n’ont pas manqué de faire le buzz.
Angelina Jolie-look-alike arrested in Iran - Sahar Tabar is famous for drastically altering her appearance through cosmetic surgery. pic.twitter.com/G11DAlVutE
— MY FACE HUNTER (@myfacehunter) October 6, 2019
Avec ses quelques 26 800 abonnés fascinés par son look extrême, Sahar Tabar est une Instagrameuse connue en Iran. Accusée de "blasphème", elle a été arrêtée le 6 octobre 2019, puis incarcérée sur ordre d’un tribunal de Téhéran chargé de juger les "crimes culturels et la corruption morale et sociale", elle faisait face à plusieurs chefs d’accusations : "incitation à la violence", "obtention de revenus par des moyens inappropriés" et "incitation de jeunes à la corruption". La jeune femme, de son vrai nom Fatemeh Khishvand, avait fini par avouer que ses opérations chirurgicales étaient inventées de toutes pièces et qu'elle avait simplement eu recours à des filtres et du maquillage pour les photos postées sur les réseaux.
Voir cette publication sur InstagramUne publication partagée par Sahar Tabar (@sahartabar_officialx) le 30 Nov. 2018 à 8 :37 PST
Très répandue en Iran, la chirurgie esthétique ne date pas d’hier : chaque année, des dizaines de milliers d’opérations y sont effectuées, avec un penchant pour la rhinoplastie. Depuis plusieurs années, nombreuses sont les femmes qui arborent fièrement un pansement sur leur nez tout juste refait. Signe d’une résistance, dans un pays où les femmes, contraintes de porter le hijab, n’ont que leur visage à montrer dans l’espace public ?
Des filles iraniennes veulent se faire opérer car c’est un bon investissement pour un futur mariage.
Lucie Azema, autrice
Pour Lucie Azema, autrice basée à Téhéran et fine observatrice de la société iranienne, rien n’est moins sûr, car il peut y avoir là-dedans une certaine "stratégie d’émancipation", qui reste néanmoins "pernicieuse". "C’est avant tout un marqueur social, relate-t-elle. Plus on monte vers le nord de Téhéran [quartiers huppés et riches de la ville], plus on observe un recours à outrance à la chirurgie esthétique". Si pour certaines, le recours à ces opérations permet - tout comme le maquillage - de mettre en avant la seule partie visible de leur corps, il devient un facteur de soumission à d’autres injonctions, patriarcales.
"Je connais des filles iraniennes qui me disent qu’elles veulent se faire opérer car c’est un bon investissement pour un futur mariage", raconte l’écrivaine, en ajoutant qu’en même temps, "on ne peut pas leur reprocher". Aujourd'hui, il est presque banal de recourir à des rhinoplasties en Iran, et le visage est devenue une obsession pour de nombreuses femmes.
Pour le comprendre, il faut creuser dans l’histoire récente du pays. Selon Negin Shiraghaei, journaliste à BBC Persia, la fin de la guerre entre l’Iran et l’Irak ouvre l'économie et la chirurgie esthétique s’invite dans la société iranienne. "La classe moyenne a eu envie d’opter pour un nouveau style de vie", explique-t-elle. "Les femmes n’ont pas de modèles en Iran, analyse-t-elle. La féminité n’y est pas explorée, et on ne parle jamais de sexe. On ne le voit jamais à la télévision, on ne l’apprend pas à l’école". Conséquence : la prolifération de films porno qui vont, selon la journaliste, servir de modèles en termes de ‘beauté féminine’ pour les Iraniennes. "Cela a créé l’image de la ‘femme sexy’ en Iran : opérée et ressemblant à une poupée", observe-t-elle.
Une image accentuée par Instagram, seul réseau social officiellement autorisé en Iran. Avec lui, ce n'est plus seulement la "haute société" des quartiers nord de Téhéran qui est visible mais aussi celle des petits villages et des jeunes filles qui y vivent. Mais plus le nombre d’abonnés de chaque profil est élevé, plus cela peut poser problème. Negar Shiraghaei l’affirme : "Elles montrent un style de vie [au reste du monde] que le gouvernement ne veut pas montrer", à l’image de Sahar Tabar.
Avec ses photos dramatiques à la Tim Burton, l’instagrameuse suscite de la fascination chez de nombreux utilisateurs du réseau social qui ont, depuis son arrestation, ouvert des comptes à son effigie. Selon le site d’information Iran Wire, l’un des fans de Sahar Tabar se livre : "Je ne comprends pas quel crime elle a commis. C’est une femme de 22 ans, une artiste qui pense différemment. Elle n’a rien fait pour mériter la prison, elle avait juste envie de vivre à sa manière".
Mais comme pour tout bon.ne influenceur.se, les motivations ne sont pas tant politiques que financières : "On ne sait jamais si ces personnes [présentes sur Instagram avec un grand nombre d’abonnés] font semblant ou ont réellement ce style de vie. Certaines l’ont sûrement, mais d’autres le font que pour l’argent", conclut la journaliste.
L'histoire de Sahar Tabar, elle, a dégénéré mi-décembre 2020, avec une condamnation à dix ans de prison, bien qu'ayant été innocentée de deux des quatre chefs d'accusation qui pesaient sur elle. Principale accusation du tribunal : avoir "promu publiquement la corruption". Sur Twitter, la journaliste et militante iranienne Masih Alinejad interpelle Angelina Jolie pour qu'elle intercède en faveur de la libération de la jeune femme qui l'avait "caricaturée". Elle dénonce le harcèlement dont la République islamique est coutumière envers les femmes et appelle à l'unité contre l'apartheid de genre :
I call on Angelina Jolie to help an Iranian 19-year-old girl who received 10 years prison sentence for using makeup & Photoshop to turn herself into Angelina.
— Masih Alinejad (@AlinejadMasih) December 11, 2020
Islamic Republic has a history of tormenting women. We need to be united against this gender apartheid pic.twitter.com/Z5Y8yMsY76
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