Fil d'Ariane
Cela fait plusieurs semaines qu'elle se sait directement menacée, en raison de ses engagements en tant qu'élue au Conseil communautaire de sa région, mais aussi parce qu'elle a travaillé avec l'armée américaine, chargée de communication à Mazar-i-Sharif. "J’étais une figure connue de la défense des droits des femmes et de la paix, avec un discours à l'opposé de celui des talibans. J’oeuvrais pour l’alphabétisation des enfants et je travaillais avec les femmes dans l’armée. C'était à moi qu'il incombait de certifier que le commandant de la province garantissait la sécurité sur son territoire en temps de paix."
Et puis il y a deux mois, les militaires l’ont prévenue : "'Il faut que tu partes, m'ont-ils dit, nous avons vu ta photo entourée en vert sur leurs listes'. Cela voulait dire que je n’étais pas condamnée à mort - ceux-là étaient entourés en rouge – mais que les talibans prévoyaient de me kidnapper pour me marier de force, ou pire encore. Je ne voulais pas voir ma vie détruite par ces gens-là. Plutôt mourir."
Sur le chemin qui nous mène au parc, sous les arbres encore verts de ce début septembre, elle commence à nous raconter son épopée. Comment elle a pu partir, bénéficiant de l'aide de ses contacts au sein des ONG, avec lesquels elle a longtemps collaboré en tant que militante pour les droits humains, des femmes, des enfants.
"Pendant deux mois, j’ai cherché des visas, après avoir quitté Mazar-i-Sharif. Mais derrière toutes les portes auxquelles j’ai frappé, il y avait des hommes qui voulaient faire de moi leur seconde épouse ou qui me proposaient une relation. Mais moi, je défends les droits des femmes, alors jamais je ne pourrais faire ça à une autre femme ! Toutes les femmes ont un cœur, une âme, et quand elles sont amoureuses, elles se marient. Alors quand un homme me promet une belle vie alors qu’il est déjà marié, je lui réponds que ce n’est pas l’idée que je me fais d’une belle vie."
Dans sa quête, elle a aussi croisé des escrocs, de ceux qui restent aux aguêts pour tirer profit de la détresse des autres, et que, en désespoir de cause, elle veut croire : "Un jour, un homme m’a promis un visa pour la Turquie et je lui ai donné tout mon argent. Je ne l’ai jamais revu, et son téléphone sonnait dans le vide. J’ai appris ensuite qu’il avait fait la même chose à une vingtaine de femmes." C'est le soir-même de cette mésaventure, alors que Palwasha, au plus bas, pleure toutes les larmes de son corps, qu'Annabel, une humanitaire française rencontrée des années plus tôt, l’appelle pour lui annoncer que la France l'a inscrite sur la liste des évacuations.
Pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, Palwasha va camper avec sa mère dans le chaos des abords de l'aéroport de Kaboul. Elle subit la violence des talibans : "Ils m'ont frappée de la crosse de leurs armes, très lourdes, pour nous empêcher de passer, alors que je m’interposais entre eux, ma mère et deux autres dames âgées. Là, j'ai vu leur vrai visage."
Le dernier jour, animée de l'énergie du désespoir, Palwasha prend tous les risques pour s'approcher des avions : "Au milieu de la foule, je poussais, je criais pour qu’ils laissent au moins passer ma mère. J’ai fini par sauter par-dessus la clôture en barbelés, en burqa." La maman de Palwasha, elle, n'est pas assujettie à la burqa imposée par les talibans, qui laissent les femmes plus âgées sortir avec le visage dégagé. "Quelqu'un, dans la foule, a ensuite tiré ma mère par la main pour la faire passer, alors que je criais pour qu'elle me rejoigne," se souvient la jeune femme.
Elle avait appris à parler anglais toute seule, en cachette, et avait menti sur son âge pour travailler.
Annabel Debakre, ancienne chargée de mission en Afghanistan pour Aide Médicale internationale
"Une fois ce premier sas franchi, les talibans n’étaient pas aussi durs. L’un d’eux était de Kandahar, où le nom de ma famille, Acheckzai, est bien connu ; il m’a demandé où nous voulions aller. J’ai menti et dit que je voulais rejoindre mon mari en France, avec ma mère malade. Il ne m’a même pas regardée, puisque j’ai dit que j’étais une femme mariée, et nous a laissé passer," raconte-t-elle. Palwasha et sa mère sont alors prises en charge par les militaires français et américains, qui soignent leurs blessures. "J’étais en larmes, parce que je n’aurais jamais espéré arriver jusque-là, mais heureusement, je n’avais rien de cassé," se souvient-elle. Le 26 août, Palwasha et Anisa arrivent en France.
L'engagement dans le sang
Eduquer les femmes, les encourager à étudier la religion pour qu’elles comprennent qu’opprimer les femmes n’a rien à voir avec le vrai visage de l’islam et de l’humanité, tel est l'engagement qui, depuis toujours, anime Palwasha et sa maman. A dix ans, déjà, la fillette traduisait pour les Français dans les villages pour gagner un peu d’argent et aider sa famille, tout en allant à l’école. "Ils ont ensuite embauché ma mère comme éducatrice de santé. Toutes les deux, nous étions les seules à la ronde à travailler et à être actives pour la paix, et nous avons relevé de nombreux défis !" raconte-t-elle.
Jusqu'à l'arrivée des talibans, Palwasha et sa mère parvenaient à mener à bien leur engagement, portées par une indéfectible énergie : "Bien sûr, certains n’aimaient pas trop voir des femmes travailler au milieu des hommes. Pour être vraiment sincère, je ne pense pas que les hommes m’acceptaient du fond du cœur quand j’avais le pouvoir. Mais tout cela, ce n’était que des petits problèmes par rapport à la violence actuelle."
Seule femme parmi les hommes, Palwasha est élue cheffe d’une communauté de 256 familles, soit environ 2000 personnes. Elles se sent soutenue par les hommes qui l'entourent, "des Hazaras," précise-t-elle, qui l'élisent ensuite cheffe du Conseil des cinq communautés de la région. "Certains hommes me craignaient, car c’était moi qui contrôlaient les rapports des représentants de quartier. Dès qu’il était fait état d’un homme qui frappait ou maltraitait une femme, c’est moi qui me présentait chez lui et lui faisais lire les articles de loi. S’il refusait, je l'emmenais au poste de police. En général, il préférait s’excuser", raconte-t-elle.
Palwasha insiste : elle respecte profondément la religion, mais "l’islam n’a jamais obligé les femmes à se couvrir le visage comme des criminelles. C’est une face très noire et inhumaine de l’islam que montrent les talibans. Je ne sais pas quel sera leur prochaine décision, mais ils sont dangereux, très dangereux."
Les talibans ne respectent pas les hommes, alors comment pourraient-ils respecter la moindre promesse faite aux femmes ?
Palwasha
Palwasha se souvient d'un discours qu'elle avait fait devant la Jirga (assemblée), composée de femmes et d'hommes venus de tout l’Afghanistan. "Plus d’un millier de personnes m’ont applaudie, et à la fin, un homme est venu me voir : 'Je t’ai entendue parler et je vais laisser ma fille faire des études.' Pourquoi ? ai-je demandé. 'Parce que je vois que tu es promise à un bel avenir', m'a-t-il répondu. Ils ont juste besoin qu’on les réveillent, ils ont besoin d’éducation." En oeuvrant depuis son exil, Palwasha est sûre de pouvoir accomplir d'immenses progrès avant son retour en Afghanistan.
Les talibans l'ont promis dès qu'ils ont pris le pouvoir : les femmes pourront travailler, faire des études universitaires, etc ... Palwasha n'en croit pas un mot. Elle ne croit pas non plus ce que les médias relaient des intentions des talibans : "Ils surveillent les médias, qui sont obligés de dire que tout va bien. Ce n’est pas vrai." Les talibans ne veulent pas de transparence, elle en est convaincue : "Il y a quelques jours, ils ont tué un journaliste au Panshir. Maintenant, tout le monde se tait."
Palwasha explique qu'elle ne veut pas faire confiance à des talibans qui sont soumis à des pressions du Pakistan et de l'Iran, et qui s'ignorent entre eux : "De Kandahar, de Logar, dans l’est, ou de l’ouest de Kaboul, ils se méfient les uns des autres, voire ne se connaissent même pas." Elle ne veut pas non plus faire confiance à des talibans capables d'une violence qu'elle n'avait jamais vue : "Je les ai vus frapper jusqu’au sang un homme dans la rue. Il m’arrive encore de me réveiller la nuit avec cette scène dans les yeux. Ils ne respectent pas les hommes, alors comment pourraient-ils respecter la moindre promesse faite aux femmes ? Non, ils ne respectent pas les femmes, même pas les dames âgées. Mais leurs yeux, dit-elle avec crainte, cherchent toujours les femmes célibataires..."
Protester pacifiquement devant un palais présidentiel est une chose, mais c’en est une autre de manifester face à des gens qui ne respectent même pas leurs mères ni leurs sœurs.
Palwasha
La jeune femme a bien sûr vu les images de ses soeurs afghanes manifestant et faisant front face aux talibans. Certaines ont été blessées lors de ces rassemblements. "Je sais ce qu'elles risquent. Je les suis tout le temps sur les réseaux. Elles sont courageuses, certaines ont été blessées avec des crosses d’armes. D’autres sont empêchées de manifester par leur famille. Protester pacifiquement devant un palais présidentiel est une chose, mais c’en est une autre de manifester face à des gens qui ne respectent même pas leurs mères ni leurs sœurs. C’est très dangereux."
C'est la première fois que Palwasha voyage en Occident. La première fois, à Paris, qu'elle croise dans la rue des femmes qui s'habillent et se comportent à l'occidentale. Mais elle n'est pas heurtée par la différence : "Déjà parce que, avant de quitter mon pays, j’ai beaucoup travaillé avec des Américains, Anglais, Français, Allemands... Et puis parce que j’accepte les gens tels qu’ils sont. J’ai grandi dans cet esprit-là. Je ne voudrais pas que tout le monde me ressemble. Cela n'aurait aucun intérêt." Avec un sourire, elle nous toise, puis porte les yeux sur sa tenue : "Je vous trouve très bien avec vos vêtements occidentaux ; je me trouve très bien avec ma tunique afghane".
Ce qu'elle place par-dessus tout, c'est l’honnêteté et l'empathie. Et ici, elle les trouve. Auprès d'Annabel, qui l'a soutenue quand elle essayait de passer les lignes des talibans. Annabel qui la soutient encore, alors qu'elle s'apprête à se faire une nouvelle vie en exil. Une empathie qu'elle a aussi trouvée chez ceux et celles qu'elle a rencontrés à Paris : "Une nuit, je pleurais dans le couloir de l'hôtel, pour laisser dormir ma mère, et la réceptionniste est venue me tenir compagnie pour me réconforter."
Palwasha veut faire de cet exil une chance, celle d'apprendre d'autres langues, de faire d'autres rencontres et d'élargir son réseau de soutien pour la paix. Il faudrait créer une grande chaîne internationale de femmes pour cela, pense-t-elle.
Aujourd’hui, la jeune militante et sa mère sont hébergées à l'hôtel, grâce à une entreprise sous-traitante de l'Etat spécialisée dans le logement accompagné, dédié à l'accueil des migrants et des personnes en précarité. "Pour l’instant, elles n’ont aucune visibilité sur la fin de leur hébergement. Leur visa d’urgence expire le 8 septembre et elles n’ont toujours pas de rendez-vous fixé à la préfecture pour une demande d’asile", explique Annabel, soucieuse. Palwasha, elle, nous confie qu’elle dort très peu, et quand elle arrive à s’endormir, ses nuits sont peuplées de cauchemars.
Palwasha signifie "soleil" en langue pachtoune. Dans la nuit que traverse l'Afghanistan, la jeune femme a bien l'intention de retrouver un jour la lumière de son pays, un pays en paix.
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