Fil d'Ariane
"Rien ne va ici. Pas d'eau, pas d'électricité, rien", confie Brenda, 62 ans, qui préfère garder l'anonymat.
L'électricité n'est pas revenue depuis la veille: rien pour le dîner, de l'eau et du pain pour tout petit-déjeuner. Un peu plus loin, une flaque dégage une odeur âcre, les toilettes communes bouchées sont condamnées.
Depuis qu'elle a passé la grille de cet "hostel" pour la première fois il y a près de 40 ans, ses cheveux ont grisonné, elle a pris du poids, perdu ses illusions. Et l'avènement de la démocratie en 1994 n'y a rien changé. Venue de sa province rurale pour trouver du travail et une vie meilleure, elle n'a plus jamais quitté l'enceinte en briques aux allures de pénitencier. Huit blocs, cinq étages, des couloirs où du linge sèche et une cour jonchée de déchets.
Dans ce foyer délabré de l'agglomération de Johannesburg, des milliers de femmes noires vivent entassées dans la crasse et la peur du crime. Elles sont 8.000 au total, la plupart au chômage, vivant parmi 3.000 enfants dont beaucoup sont nés ici et qui, ce matin-là, jouent dehors à l'heure de l'école.
Les logements d'une pièce n'ont qu'un lit mais plusieurs occupants. Le loyer est modique, une centaine de rands (environ 6 euros). Rarement payé.
Conçus au départ pour les hommes, les "hostels" sont une invention du régime raciste blanc pour mettre à disposition une réserve de main-d'œuvre noire, souvent employée dans les mines et cantonnée à la périphérie des villes. La mixité y a été prohibée, interdisant ainsi aux travailleurs d'amener leur famille. Après l'apartheid, ces foyers ont notamment accueilli des milliers de Zoulous, venus tenter leur chance dans la capitale économique.
Ces immenses dortoirs mal famés, où la police ne s'aventure que prudemment, sont l'héritage d'un passé sombre et un signe douloureux des échecs présents. Dans un pays où le chômage bat des records, 41,5% de femmes noires sont sans emploi contre 9,9% de femmes blanches.
Les gouvernements successifs ont promis de réhabiliter ces logements publics à l'abandon où les fils électriques tombent nus de plafonds sales et les égouts débordent. Mais difficile de voir une trace des millions promis et envolés.
Au début des années 1990, dans ce qui a été baptisé "la guerre des hostels", les soutiens de l'ANC de Nelson Mandela et les militants du Parti Inkhata soutenus par les services de sécurité du pouvoir blanc s'y sont affrontés, faisant des centaines de morts.
Dans les escaliers abîmés du foyer Helen-Joseph, construit en 1972, reste une ancienne affiche de l'ANC. Mais le nouvel ennemi est la criminalité.
Il y a quelques années, une femme a été violée et poignardée dans sa chambre, la police n'a jamais trouvé de coupable, raconte Nomvelo Nqubuko, 28 ans. "On vit dans la peur, mais on n'a nulle part où aller", dit-elle.
Contre les viols, ces femmes ont mis en place un système d'alerte, raconte Patronella Brown, 32 ans, dans le foyer depuis cinq ans. En cas d'attaque, quelques coups de sifflets et elles viennent se battre, en groupe.
"Personne ne peux vivre comme ça, surtout pas avec des enfants", dit Patronella. Elle raconte que des nouveaux-nés sont parfois retrouvés dans les ordures, emballés dans des sacs plastiques: "La vie est une souffrance ici".
Et pour les jeunes qui ont grandi derrière les carreaux cassés de la grande bâtisse, l'horizon ne s'étend pas bien loin. Née ici, Phokgedi Lekga n'a jamais connu autre chose que la triste pièce qu'elle partage avec sa mère. "L'avenir? C'est flou", dit-elle en tirant, désabusée, sur un joint.