Afrique subsaharienne : discriminations et harcèlement, la lutte des femmes dans les médias

Les femmes de plus en plus visibles dans les médias sur le continent africain... Vraiment ? Et à quel prix ? Aujourd'hui encore, discriminations sexistes et violences de genre entravent les carrières des femmes journalistes, comme le montre une récente étude menée en Côte d'Ivoire, au Ghana, au Niger et en République démocratique du Congo. 
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Julienne Baseke
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Julienne Baseke, fondatrice de la radio communautaire Mama radio info, et coordonnatrice de l’Association des Femmes des Médias, AFEM, au Sud-Kivu, en République démocratique du Congo, se mobilise dans les médias pour lutter contre les violences de genre.
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femme media afrique
©DR/CFI
"Le harcèlement sexuel, interne aux rédactions ou sur le terrain auprès des sources d’information, est rarement dénoncé à la hiérarchie ou aux autorités judiciaires", constate une étude menée dans les médias de quatre pays d'Afrique subsaharienne.
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Côte d’Ivoire, Ghana, Niger et République démocratique du Congo : quatre pays passés à la loupe du traitement de genre dans les médias, dans le cadre d'une étude menée par Canal France International. Cette étude s’appuie sur une série d’entretiens avec les parties prenantes de chaque pays (journalistes, responsables de médias, instances nationales de régulation des médias, associations de journalistes, etc.) et un questionnaire en ligne auquel 63 personnes ont répondu.

Lorsqu’une femme parvient à être visible dans la sphère publique, elle est généralement réduite à un rôle précis et réducteur.
Extrait de l'étude menée dans 4 pays (CFI)

Si ces quatre pays ont tous ratifié les textes et conventions internationales sur l’égalité de genre et la promotion des droits des femmes, leurs citoyennes continuent à affronter des obstacles intrinsèquement liés à leur identité. Lorsqu’une femme parvient à être visible dans la sphère publique, elle est généralement réduite à un rôle précis et réducteur, c'est l'un des premiers constats de cette enquête. 

Les sujets liés au genre féminin à la trappe

Les médias sont plutôt réticents à l’idée de traiter les sujets de société liés au genre féminin. Il est par exemple mal vu pour un journaliste de s’exprimer sur la santé sexuelle et reproductive en République démocratique du Congo, sur les mutilations génitales et la sexualité féminine au Ghana ou sur l’avortement et l’homosexualité en Côte d’Ivoire.

L'analyse des contenus de 5 médias grand public ghanéens montre que les viols et féminicides y sont traités quasi uniquement sous l’angle du fait divers ou du crime passionnel individuel. Les femmes victimes sont montrées au mieux comme des victimes impuissantes, au pire comme responsables de ce qui leur arrive, avec référence à leur supposée infidélité ou au refus de rembourser une dette. La photo des personnes impliquées et les détails sexuels sont souvent publiés. Un article va jusqu’à détailler les arguments du violeur d’une enfant de 6 ans qui justifiait ses actes par la frustration liée à la piètre qualité des relations sexuelles avec son épouse. Ces publications sont rarement suivies d’articles rendant compte des conséquences judiciaires ou autres pour l’auteur, entretenant un sentiment généralisé d’impunité et de légèreté.

Certains médias commencent à faire changer leur ligne éditoriale concernant les sujets liés aux problématiques de genre, comme en République démocratique du Congo, où le pure player phare du pays, Actualité.cd, a mis sur pied un desk genre, qui couvre de nombreux sujets de manière sensible au genre.

En République démocratique du Congo, dans la région du Sud-Kivu, les femmes journalistes ont été le fer de lance d’un changement de mentalités dans la lutte contre les violences sexuelles grâce à leur mobilisation, via les radios communautaires. Julienne Baseke, fondatrice de la radio communautaire Mama radio info, et aujourd’hui coordinatrice de l’Association des femmes des médias Sud-Kivu (AFEM-SK), rappelle comment, au début des guerres dans l’Est du pays, les médias n’abordaient pas la question des violences sexuelles infligées aux femmes, lesquelles étaient considérées comme des "dommages collatéraux". Les femmes journalistes se sont emparé du sujet afin que le monde comprenne que le conflit se déroulait "sur le corps des femmes", à travers des atrocités systématiques qui étaient destinées à détruire, au-delà des corps, le tissu social lui-même. Elles furent parmi les premières à dénoncer l’utilisation du viol comme arme de guerre et l’impunité de leurs auteurs.

Plafond de verre, comportements sexistes

Les jeunes femmes sont aujourd’hui plus nombreuses que les jeunes hommes dans les instituts de formation au journalisme dans les pays d’Afrique subsaharienne. Étrangement, cette proportion ne se retrouve pas dans les rédactions.

La Côte d’Ivoire est très en retard quand on parle des femmes et du genre, alors qu’en apparence, on a cette image d’un pays moderne.
Agnès Kraidy, rédactrice en cheffe

"À la sortie, on ne sait pas où elles passent, mais elles ne sont pas très visibles dans les médias", relève Agnès Kraidy, première femme rédactrice en chef du quotidien ivoirien Fraternité-Matin. "On a l’impression que trente ans après, on a vraiment stagné, voire régressé, déplore également la journaliste. La Côte d’Ivoire est très en retard quand on parle des femmes et du genre, alors qu’en apparence, on a cette image d’un pays moderne".

"Cantonnées aux postes subalternes et aux soft news ("informations douces"), les femmes journalistes rencontrent des difficultés pour s’imposer dans certaines rubriques, comme la politique ou l’économie. Or ce sont dans ces rubriques que sont proposés les salaires les plus importants", lit-on dans cette enquête.

Nous-mêmes, nous nous diminuons !
Marie-Laure Zakry, Observatoire Femmes et Médias, Côte d'Ivoire
 Marie-Laure Aka Zakry portrait

Marie-Laure Aka Zakry, responsable Observatoire Femmes et Médias, Côte d'Ivoire. 

©page facebook Marie-Laure Aka Zakry

"Nous-mêmes, nous nous diminuons !", constate Marie-Laure Zakry, responsable en Côte d’Ivoire de l’Observatoire Femmes & Médias initié par le projet Femmes Occupez les Médias de l’Institut PANOS en Afrique de l’Ouest. 

Si l'évolution des carrières féminines peut être freinée par l’absentéisme pour raisons familiales ou de santé, celui-ci s’explique par la faible implication des hommes dans l’éducation des enfants et par les infrastructures sanitaires précaires peu propices, par exemple, aux besoins minimaux des femmes en période de menstruation.

Harcèlement sexuel au sein des rédactions

Certaines femmes journalistes décident de poursuivre leur activité en dépit de ces obstacles, mais elles rencontrent au quotidien des comportements sexistes. Dans les quatre pays couverts par l’étude, le harcèlement sexuel en interne apparaît comme très courant. Les médias sont peu nombreux à mettre en place des dispositifs de lutte contre celui-ci et il est peu dénoncé aux autorités judiciaires ou à la hiérarchie. Cette même hiérarchie a souvent recours au chantage sexuel, lorsqu’une femme souhaite être embauchée ou obtenir une promotion.

Le harcèlement est un calvaire pour les femmes journalistes qui doivent sans cesse batailler contre les propositions indécentes.
Extrait de l'étude menée dans quatre pays d'Afrique subsaharienne

Les journalistes questionnées considèrent le harcèlement comme l’une des principales raisons qui poussent de nombreuses femmes journalistes à abandonner rapidement le métier. Le harcèlement est "un calvaire pour les femmes journalistes" qui doivent sans cesse batailler contre les "propositions indécentes", selon les témoignages recueillis en Côte d'Ivoire. Le chantage sexuel est monnaie courante, qu’il s’agisse d’obtenir une embauche ou une promotion, voire une information.

Le changement des pratiques et des mentalités des responsables des médias – qui sont dans leur immense majorité des hommes – est une aspiration exprimée unanimement dans les quatre pays, indique l'étude. Harcèlement exercé directement par eux-mêmes, incapacité à prendre en compte le harcèlement exercé par d’autres, mépris professionnel et déni de compétences, manque de confiance dans les femmes et leurs capacités, préjugés… "Ce sont eux le principal obstacle", selon la plupart des personnes consultées par l’étude.

Médiatisées et hypersexualisées

On assiste aussi à une hypersexualisation des femmes dans les médias audiovisuels, comme on peut le voir au Ghana. "Les directions semblent elles-mêmes organiser la 'starisation' de leurs journalistes du genre féminin", constate l'étude. Le phénomène touche aussi bien la télévision que la radio depuis que l’image est venue rejoindre le son avec la généralisation de la diffusion en ligne.

Bien des jeunes filles rêvent de devenir journalistes comme elles rêveraient d’être actrices ou top-models.
Shamima Muslim, fondatrice de l’Association for Women in Media Africa
shamima muslim
Shamima Muslim lors d'une réunion à New York d'ONU Femmes, en mars 2019.
©page facebook/Shamima Muslim

Sous bien des aspects, cette "starisation" semble instrumentalisée par les directions des médias. Pour Shamima Muslim, ex-journaliste vedette de radio et fondatrice de l’Association for Women in Media Africa (AWMA), bien des jeunes filles "rêvent de devenir journalistes comme elles rêveraient d’être actrices ou top-models".

Cette instrumentalisation des caractéristiques sexuées des femmes est également observable en RDC. Un responsable de Radio Okapi, un des médias les plus écoutés du pays, le résume avec ironie par la formule suivante : "Quand on se lève le matin, on préfère entendre à la radio une jolie voix féminine".

À ce constat s'ajoute une autre pression, celle du cyberharcèlement. Toujours au Ghana, les revenge porn ou les deepfakes à caractère sexuel touchent davantage les femmes journalistes que leurs confrères masculins, qui en sont aussi victimes, mais dans une moindre mesure.

[traduction : Portia Gabor. Vous êtes travailleuse, cohérente, persévérante, vous faites le travail sans chichi, sans vous donner de grands airs. Vous êtes une vraie personne. Vous êtes une femme de bout en bout. Les femmes journalistes du Ghana sont extrêmement fières de vous. AWMA est fière de vous.]

Expertes et mentorats féminins, leviers du changement

Peu à peu, le débat s'ouvre aux sujets liés au genre féminin. Notamment dans les médias créés ou/et dirigés par des femmes. Celles-ci y développent des lignes éditoriales axées sur leurs préoccupations. 

Pour améliorer la visibilité des femmes dans les médias, deux leviers d’action se développent : la formation à la prise de parole et au leadership et la création d’annuaires des femmes-expertes. Exemple en RDC, où l’Union Congolaise des femmes des Médias propose des annuaires présentant des expertes dans tous les domaines possibles pour aider les rédactions à choisir davantage de femmes pour commenter ou illustrer l’actualité.

Au Niger, il existe des programmes de mentorat entre femmes, organisés par l’Association des Professionnelles Africaines de la Communication. Ce système, par lequel des aînées accompagnent les nouvelles venues dans la profession, apparaît comme un moyen efficace de lutter contre les rivalités au sein des rédactions.

Une fille journaliste, une fierté !

Ces actions contribuent à améliorer l’image sociale des femmes journalistes. Pour Anna Mayimona, présidente de l’Ucofem, avoir une fille journaliste est désormais source de "fierté" pour les familles, et elles sont de plus en plus respectées en tant que professionnelles au même titre que leurs collègues masculins.

"Le changement est modeste, mais il est là", conclut Sarah Macharia, coordonnatrice globale du Global Media Monitoring Project (GMMP), qui fait état de "petits pas dans la bonne direction" au cours des cinq dernières années, dans un entretien accordé à Free Press Unlimited (FPU) fin février 2021.