Afro-entrepreneures au Québec : déterminées, elles percent et réussissent

Elles ne font pas beaucoup parler d'elles, ces femmes noires migrantes ou filles de migrants, qui réussissent en affaires au Québec. Quasi invisibles dans les médias et les galas, sous-représentées aux postes de direction et dans les réseaux d’affaires, elles font pourtant leur place, au prix de gros efforts, pour vaincre les préjugés et les obstacles systémiques.


 
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vickie et aurore
©capture d'ecran/facebook/
Vickie Joseph (à gauche) PDG et cofondatrice de V Kosmetik, et Aurore Mavounia Robert (à droite), créatrice de l'entreprise solidaire MissMav, en bas Schamma Rosidor et son amie d'enfance Fabiola Fleurimar, toutes deux à la tête de l'entreprise de produits naturels et artisanaux pour cheveux crépus Ayacaona.
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Rosidor
©RADIO-CANADA / MYRIAM FIMBRY

Schamma Rosidor (à droite) prend la pose dans la salle d'expédition des produits Ayacaona aux côtés de son associée Fabiola Fleurimar.

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"J’ai dû avoir dans ma vie au moins 500 'non', si ce n'est pas plus, avant d’avoir un premier 'oui'", raconte l’entrepreneure Vickie Joseph, née à Montréal de parents haïtiens.

La femme de 41 ans a lancé en 2016 sa propre marque de cosmétiques, V Kosmetik, qui signe maintenant des contrats aux États-Unis et en Afrique.

Ses fonds de teint, rouges à lèvres, fards à paupières et illuminateurs sont adaptés à la couleur de peau des femmes racisées, qu’elles soient africaines, asiatiques ou maghrébines. Plus jeune, Vickie Joseph devait aller aux États-Unis pour en trouver. "On en achetait plein, on les cachait dans nos valises, puis on les partageait autour de nous. Tout le monde me passait des commandes !" se souvient-elle, amusée.

Vickie Joseph

Vickie Joseph, PDG et cofondatrice de V Kosmetik.

© CHRISTINA ESTEBAN (GRACIEUSETÉ V KOSMETIK via Radio-Canada)

"On n’est pas rendus là !"

Pour gagner la confiance d’un banquier ou d’une grande chaîne de pharmacie, il a fallu qu’elle frappe à un grand nombre de portes. Des portes désespérément fermées. Ses interlocuteurs ne voyaient pas l’intérêt de ses produits, pourtant en forte demande dans les communautés noires du Québec. Les refus se résumaient souvent à cette formule sans appel : "On n’est pas rendus là !". "Tu vas à la banque ; aucun financement. Débrouille-toi !" s’emporte Vickie Joseph.

Rajoute la coche d’être noir, dans un monde où tu es brimé tous les jours, et ça devient lourd. Rajoute le fait d’être une femme, en plus !
Vickie Joseph

J’entendais souvent ça : "Je ne comprends pas trop ton projet ; je pense que, culturellement, peut-être que nous, on n’est pas rendus là. Reviens nous voir." Ça, c’était souvent le point qui revenait. Aujourd’hui encore, elle doit expliquer qu’il y a une diversité ethnique au Québec et des femmes de couleur qui achètent bon nombre de produits de beauté.

"C’est mon outil vendeur que je dois continuer à utiliser, explique-t-elle. Leur faire comprendre que d’ici les 10, 15 prochaines années, le pourcentage de diversité va devenir encore plus énorme, alors tu as d’autant plus besoin d’avoir ces produits-là sur les étagères. Déjà, être entrepreneur ou un professionnel qui essaie de réussir, ce n’est pas facile. Rajoute la coche d’être noir, dans un monde où tu es brimé tous les jours, et ça devient lourd. Rajoute le fait d’être une femme, en plus !"

Entrepreneure, femme et noire

Congolaise, française et maintenant canadienne, Aurore Robert-Mavounia a trois enfants, qui ont 8 ans, 4 ans et 5 mois. Trois bouches à nourrir, et justement, c’est ce qui l'a inspirée à fonder son entreprise d’économie sociale, Miss Mav, vouée à l’alimentation saine et ludique pour les enfants.

Dans son appartement du quartier Anjou, à Montréal, elle cuisine seule des plats tout prêts que son conjoint livre à des familles. Ateliers ludiques, boîtes-repas prêtes à cuisiner, vente en ligne : les idées ne lui manquent pas. Seule la pandémie freine son offre de services. "Je ne me paye toujours pas de salaire avec les revenus que je fais, mais c’est mon objectif, et de pouvoir embaucher des gens", explique-t-elle.

Aurore

Aurore Robert-Mavounia, fondatrice de Miss Mav

©RADIO-CANADA / MYRIAM FIMBRY

Pour démarrer, elle a bénéficié de plusieurs bourses et subventions, notamment la bourse "Entreprendre ici" de 25 000 $ (16 100 euros environ) du ministère de l’Économie et de l’Innovation pour les personnes issues de la diversité, qui vient avec un accompagnement de type mentorat pendant plusieurs années.
 

Être une femme noire a été un obstacle pour moi, parce que je n’avais pas de modèle. Aux postes de cadres, il n’y avait pas de femmes noires. Je n’avais pas cette source d’encouragement.
Aurore Robert-Mavounia

Titulaire d'un baccalauréat en administration et d'une maîtrise en science politique, elle était auparavant chargée de projet dans le milieu universitaire et dans le secteur privé. Son rêve de devenir cadre s’est heurté au plafond de verre. "Être une femme noire a été un obstacle pour moi, parce que je n’avais pas de modèle. Aux postes de cadres, il n’y avait pas de femmes noires. Je n’avais pas cette source d’encouragement qui me disait : 'O.K., je vais pouvoir y arriver'".

En devenant entrepreneure, Aurore Robert-Mavounia a voulu créer sa chance : "Peut-être qu’ainsi, je vais réussir à percer, par mes propres forces, et arriver au niveau que je veux atteindre". Trois ans après la création de son entreprise, elle s'est hissée, dans le dernier palmarès de Femmessor, parmi les 100 femmes entrepreneures qui changent le monde. L’organisme québécois, voué au soutien d’un entrepreneuriat féminin respectueux de l’environnement et de l’humain, a choisi 12 femmes noires après avoir remarqué que son tableau des lauréates de l’édition précédente manquait cruellement de diversité.

L'essor des produits pour cheveux crépus 

Parmi ces 12 femmes afro-entrepreneures figure aussi Schamma Rosidor, née à Laval de parents haïtiens. Avec une amie d’enfance devenue son associée, Fabiola Fleurimar, elle a racheté l’entreprise de produits naturels et artisanaux pour cheveux crépus Ayacaona. Trois ans plus tard, l’entreprise a triplé son chiffre d’affaires. Avec la pandémie, les commandes en ligne ont explosé. Les deux femmes s’apprêtent à déménager dans un local plus grand et à acheter de la machinerie pour fabriquer les produits en plus grande quantité.

Je trouve que, des fois, il faut en rajouter un peu plus pour prouver qu’on connaît notre domaine. Il faut se vendre un peu plus que la moyenne.
Schamma Rosidor

Pour cela, elles auront besoin d’emprunter 100 000 dollars. Jusqu’à présent, les institutions financières se sont montrées méfiantes et ont suggéré de revenir plus tard. C’est leur entourage qui les a soutenues. Trouver un local commercial est un autre défi. Dès le premier regard du propriétaire, il y a des biais. Je suis obligée d’avoir des discussions, raconte la mère de quatre enfants. C’est difficile pour eux de croire qu’une maman peut être entrepreneure et connaît ces choses-là.

Sortir du cadre

Schamma Rosidor mentionne son baccalauréat en administration des affaires et ressources humaines. Elle explique que son entreprise dessert une niche, mais que cette niche-là consomme. "Je trouve que, des fois, il faut en rajouter un peu plus pour prouver qu’on connaît notre domaine. Il faut se vendre un peu plus que la moyenne".

Selon Schamma Rosidor, les femmes noires sont encore largement perçues comme des salariées qui font du 9 à 5 et s’occupent de leurs enfants à la maison. Elle a la nette impression, comme femme entrepreneure, de sortir du cadre. On a quand même nos enfants, mais on sait gérer nos chiffres et on sait où on s’en va, dit-elle avec fierté.

Consciente de tracer la voie pour ses enfants, elle compte leur léguer un jour l’entreprise et espère ainsi qu’ils auront moins d’étapes à franchir.

Barrières systémiques à abattre

"Moi, je n'aurais pas peur de dire qu'il y a encore des barrières systémiques," dit la consultante en diversité Dorothy Rhau, PDG de l'organisme Audace au féminin et fondatrice du Salon international de la femme noire. "Il y a cette méconnaissance au niveau des produits conçus par des entrepreneurs afrodescendants, mais il y a aussi une méconnaissance du marché," précise-t-elle. On sous-estime notre apport, notre valeur.

audace au féminin

Pour changer la donne, Vickie Joseph, de V Kosmetik, estime qu’il faut que les femmes noires soient représentées dans les postes de décision. Dorothy Rhau approuve : "Il manque de gens qui connaissent ce marché à la tête des grandes entreprises, par exemple aux postes exécutifs des grandes chaînes de magasins." Dorothy Rhau travaille à faire évoluer les mentalités, y compris au sein des réseaux de femmes d’affaires.

En 2019, le palmarès québécois des 100 femmes qui changent le monde publié par Femmessor ne mettait en avant aucune personne racisée. Dorothy Rhau y est allée de son commentaire sur LinkedIn. Aussitôt, Femmessor l’a contactée pour lui demander quoi faire. Femmessor est ainsi allée chercher quatre ambassadrices, dont deux personnes noires, pour recruter des candidates, et l'organisme s'est assuré que son jury reflète la diversité. Le résultat, en 2020 : 12 femmes afroentrepreneures figuraient parmi les 100 lauréates.

Besoin de modèles forts

Le même scénario semble être en train de se jouer pour le Réseau des femmes d’affaires du Québec. Jusqu’à présent, son gala annuel n’a que très rarement souligné l’excellence de femmes entrepreneures issues de la diversité. En 20 ans, il n'y en a eu que six en tout (originaires d’Inde ou du Maghreb, notamment) à gagner un prix sur plus de 200 lauréates, et jamais aucune femme noire. Et lorsqu’il y en a parmi les finalistes, elles ne sont pas choisies.

À nouveau, l’influente Dorothy Rhau s’en est choquée sur les réseaux sociaux, ce qui a provoqué de nombreux commentaires. Très consciente de cette situation depuis des années, la PDG du Réseau des femmes d’affaires du Québec, Ruth Vachon, dit s’en désoler elle aussi et entend corriger le tir. Elle créera un comité pour trouver des solutions et invitera à en faire partie… Dorothy Rhau.

Écoutez le reportage de Myriam Fimbry à l'émission Désautels le dimanche, le 10 janvier.

La question est importante, car la présence de modèles forts crée un effet d’entraînement, tout en brisant les stéréotypes. C’est ce qui incitera d’autres femmes noires à poser leur candidature ou à se faire confiance dans leur projet d’entreprise. Elles seront des exemples ensuite pour les petites filles noires, qui y trouveront une source d’encouragement à se dépasser.

Les répercussions économiques de l’entrepreneuriat féminin sont aussi importantes. Selon Dorothy Rhau, les entrepreneures noires sont la clé du développement des communautés noires. La réussite professionnelle des femmes fait une grande différence dans le revenu du ménage. C’est ce qui permettra d’envoyer les enfants dans de meilleures écoles, de suivre de plus longues études et de créer de la richesse économique dans la communauté.