66 romans, 154 nouvelles et 20 pièces de théâtre, la reine du crime est une autrice prolixe, traduite dans toutes les langues, lue dans le monde entier. De petites cellules grises, ses détectives, en jupon ou à moustaches, n’en manquent pas. Elle les a embarqués sur les routes du crime à travers le monde entier, routes qu’elle a elle-même parcourues souvent par des moyens de locomotion précaires, époque oblige. Et si Agatha Christie était elle-même l’héroïne de son meilleur roman, celui de sa vie ? Plongée en abymes dans l’œuvre d’Agatha Christie.
Qui se souvient de sa disparition, ces quelques jours de l’année 1926, alors que son mari chéri Archibald la trompe effrontément ? Ou de sa seconde évaporation douze ans plus tard, en Mésopotamie, tandis qu’Archie le volage s’apprête à convoler avec sa jeune maîtresse ?
Si l’on connaît sa prodigalité d’autrice, on oublie souvent le rôle d’Agatha Christie dans les débuts du féminisme. Née à la fin du 19
èmesiècle, elle fut une émancipatrice en corset, comme ses contemporaines qu'étaient l’aviatrice américaine Amelia Earhart ou l’exploratrice des pôles, la Suissesse Ella Maillart. Elle l’aurait sûrement réfuté, car l’Anglaise bien née était aussi conservatrice qu’elle était aventurière. Pour autant, Agatha Christie, épouse malheureuse mais créatrice comblée de Miss Marple et d’Hercule Poirot, a ouvert les routes escarpées de l’autodétermination féminine.
Les biographies sont truffées de trous, c’est ce qui les rend excitantes. La sortie récente de
La dame de l’Orient-Express aux éditions l’Archipel le confirme. Ecrit à la manière d’un roman de Christie, ce roman relate dans une écriture plutôt sage une page qui l’est moins. Comment, en 1928, Agatha Christie va prendre la poudre d’escampette pour se soustraire aux suites d’un divorce humiliant et au trauma du remariage d’Archie. A presque 40 ans, l’âge de péremption à cette heure du siècle, Agatha se voit comme une femme finie. Déprimée, l’écrivaine prend la fuite et un billet incognito à bord du fastueux Orient-Express, direction Istanbul, puis Bagdad. Fuir une vie brisée, mais fuir surtout cette image de femme trahie et vieillissante pour mieux se retrouver. Si possible.
Ce roman biographique signé Lindsay Ashford, reporter à la BBC et diplômée en criminologie, vaut pour l’éclairage de cet épisode romanesque de la vie d’Agatha Christie. Comment elle y fait l’expérience de la sororité avec des femmes aussi cabossées qu’elle, mais tout aussi prêtes à jeter par dessus les moulins conventions sociales et chemins tout tracés. Comment aveuglée par la jalousie, elle croit reconnaître en l’une des passagères l’amoureuse de son ex-mari ? Comment elle va se reconstruire par l’abnégation, découvrir l’Irak et relancer sa vie amoureuse en rencontrant son deuxième mari, Max l’archéologue, son cadet de 15 ans ?
Cette biographie romancée est à rapprocher d’un autre roman,
Un talent pour le crime, d’Andrew Wilson, paru en septembre dernier chez City éditions. A. Wilson y relate la première "disparition" de la reine du crime. En 1926 année horribilis, sa mère vient de mourir, son mari la trompe, et voilà qu’un maître-chanteur menace son honorabilité : elle doit commettre un meurtre à sa place si elle veut un jour revoir sa fille. Un vrai scénario de polar…
C’en est trop, la romancière organise sa disparition. Elle ne sera retrouvée que 12 jours plus tard après d’intenses battues policières dans un hôtel thermal, frappée semble t-il d’amnésie, ce qui ne sera jamais prouvé. Calcul pour doper ses ventes, pour ennuyer son mari ? Toutes les hypothèses restent ouvertes. Célèbre pour ses romans, la reine du crime méritait bien de l’être pour sa vie, pleine d’aventures invraisemblables, largement pourvoyeuse de scénarii rocambolesques ! Une vie aussi de grande voyageuse, bourgeoise en quête d’émancipation et citoyenne du monde à l’heure où les routes du Moyen-Orient se parcourent à dos d’âne. Les biographies sur Agatha Christie sont nombreuses, chacune éclairant ses parts d’ombres. On peut être écrivaine fleuve et faire couler beaucoup d’encre…
A qui profite le crime ?
Si les innombrables romans d’Agatha Christie, aux chiffres de vente faramineux - entre 3 et 4 milliards d’exemplaires vendus, seule la Bible fait mieux - trouvent toujours leur lectorat un siècle après leur rédaction, ils sont parfois sèchement jugés : romans de gare pour certains, style quelconque et personnages légers pour
The Oxford Companion to English Literature, le dictionnaire de la littérature anglaise. Ses scénarios restent pourtant précieux pour ce qu’ils révèlent des contradictions de son temps : conservatisme vs émancipation, exploration vs xénophobie… Agatha Christie est emblématique de cette époque de transition qui verra s’ouvrir une part des verrous sociaux de la très conservatrice Albion.
Agatha Christie n’a pas fait que des thrillers à quatre sous. D’abord, elle a beaucoup agacé les maîtres du genre en bafouant une des règles du polar : le narrateur ne peut être l'assassin. Mais elle a beaucoup amusé le psychanalyste Pierre Bayard. L’essayiste, professeur à la Sorbonne et auteur d’une vingtaine d’ouvrages, lui a consacré deux contre-enquêtes : Qui a tué Roger Ackroyd ? et La vérité sur les Dix petits nègres, aux très sérieuses éditions de Minuit. Son postulat : Hercule Poirot s’est trompé, sa résolution des enquêtes n’est pas recevable. Amusant, malin en diable et plus que pertinent. Pas étonnant que Pierre Bayard ait été intronisé Président d’honneur de l’organisation Intercripol "l’INTERnationale de la critique Policière" fondée en 2017, visant à rouvrir des enquêtes manifestement inachevées. Un réseau de personnalités éminentes qui s’emparent de ses cold cases, la reine du crime en eut été surement flattée. A moins qu’elle n’en eut au contraire été fort agacée. Car comme le pointe l’un des admirateurs de Bayard, "voilà exposée la vérité enfouie — 'la clé invisible' — au cœur du roman, que ni les policiers, ni les millions de lecteurs et ni même l’auteure n’ont su voir." Shocking ! Les personnages s’émanciperaient-ils à leur tour de leur créateur ? Un coup à y perdre sa voilette, foi d’Agatha.