Agricultrices : aux commandes, aux champs et enfin visibles ?

Longtemps condamnées à rester dans l'ombre des fermes, comme femmes de paysans, et sans statut reconnu, elles sont restées invisibles. Les agricultrices, aujourd'hui - mais déjà hier - sont bien (évidemment) plus que ça. Le documentaire Les Femmes de la terre d'Edouard Bergeon leur rend hommage. Entretien avec Frédérique Lantieri, co-autrice du film.

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Femme de la terre

Le documentaire Femmes de la terre entend rendre visibles les femmes agricultrices de France, longtemps restées dans l'ombre de leur mari, et pourtant maillon essentiel des exploitations agricoles. 

Capture d'ecran/Femmes de la terre
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Qui sont-elles ces Femmes de la terre ? On les a vues sur les barrages de tracteurs sur les autoroutes pendant le mouvement de colère des agriculteurs-trices de ce mois de janvier ou entrer de force au siège de Lactalis, criant des slogans pour réclamer de meilleurs revenus laitiers... Alors que se tient le Salon international de l’agriculture (du 24 février au 3 mars 2024 à Paris, ndlr), le documentaire Femmes de la terre permet de rendre visible les agricultrices, trop longtemps cantonnées au statut de "femme de". 

Je veux raconter l’histoire de toutes les femmes de la terre qui, aux côtés de leurs hommes, ont travaillé durement pour nourrir la France et en faire une grande nation agricole, souvent au détriment de leur santé et de leurs droits. Édouard Bergeon, réalisateur

À  l'aide d'images d'archives personnelles de ses grands-mères et de sa maman, de témoignages et de reportages de l'époque, le réalisateur Édouard Bergeon, fils d'agriculteurs lui-même, nous emmène à la rencontre de plusieurs générations d'agricultrices. "Je veux raconter l’histoire de toutes les femmes de la terre qui, aux côtés de leurs hommes, ont travaillé durement pour nourrir la France et en faire une grande nation agricole, souvent au détriment de leur santé et de leurs droits", confie-t-il sur le site de FranceTV. Il remet en pleine lumière la lutte qu’elles ont dû mener pour que leur statut soit -enfin- reconnu en tant que tel. 

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Les pionnières 

Honneur aux pionnières tout d'abord, comme Marie-Paule Méchineau, 75 ans. Aujourd'hui à la retraite, cette ancienne éleveuse de brebis puis productrice de fromage milite dès les premières heures au sein du mouvement "Paysans Travailleurs". À 18 ans, elle avait choisi la fac, qui n'est pourtant "pas pour les filles de paysans", comme le lui avait rappelé son père. En mai 68, étudiante, elle défile dans les rangs féministes. Elle ne se voit pas alors devenir un jour agricultrice. La vie fera qu'elle retournera finalement à la terre, d'où elle mènera nombre de combats en faveur des paysannes.

Ce monde-là, il nous attirait, on voulait aller vers la lumière, à ce moment là je n'avais qu'une envie, de foutre le camp. Anne-Marie Crolais, extrait Femmes de la terre

On découvre aussi Anne-Marie Crolais, 72 ans. Fille d’agriculteurs, l’aînée de huit enfants, est revenue travailler à la ferme à 18 ans. "Quel décalage entre ce que l'on voyait à la télévision et nous, c'était un autre monde. Ce monde-là, il nous attirait, on voulait aller vers la lumière, à ce moment là je n'avais qu'une envie, de foutre le camp". Syndicaliste, elle deviendra la première femme à présider un centre départemental de jeunes agriculteurs en 1976.

Sans oublier Jeannette Gros, devenue militante malgré elle. À la suite de l'accident de son mari, elle va se battre pour la prévention des accidents au sein de la mutuelle MSA, dont elle deviendra la première femme présidente. Elle sera à l'origine de la création de maternelles dans les campagnes, mais aussi de la retraite complémentaire obligatoire.

Un combat social dont Christiane Lambert, 62 ans, a repris le flambeau. Lorsqu'elle a dix-neuf ans, elle exploite seule à Massiac dans le Cantal quelques hectares avec un troupeau de vaches laitières et une quarantaine de truies. Difficile d'imaginer alors qu'elle sera la première femme à présider la FNSEA (Fédération nationale des Syndicats d'exploitants agricoles), l'un des plus grands syndicats agricoles jusque-là toujours dirigés par des hommes. "Il y a eu des railleries, des surnoms qui m'ont blessée", mais ces attaques lui ont donné le gout de la revanche. Depuis septembre 2020, Christiane Lambert est à la tête de la Copa, le plus important syndicat agricole européen, dont elle est aussi la première femme dirigeante. Elle continue de défendre les agriculteurs-trices, comme on a pu le voir lors de la mobilisation de janvier en France, qu'elle a souvent commentée dans les médias.

Congé maternité (2019 !), statut salarial et droits administratifs. Les agricultrices leur doivent de nombreuses avancées. 

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La modernité et les machines, pas pour les femmes

La révolution agricole des années 50-60 est venue bouleverser les campagnes françaises. Mais lorsque les nouvelles machines rutilantes, tout juste importées des Amériques, font leur apparition dans les exploitations, le modernisme améliore les conditions d'exploitation, mais rien ne change derrière les murs des fermes. Les femmes sont à la tâche, aussi bien ménagère, à l'éducation des enfants, à la cuisine, qu'à la traite tôt le matin, ou encore à la culture maraichère.

La modernité, c'est pour les champs, pour les hommes. L'une d'elles regrette que ces machines aient été réservées aux "costauds""Le fait d'avoir abandonné la mécanisation aux hommes, je pense que c'était une erreur", regrette l'une des intervenantes du film. La technologie n'arrivera que bien plus tard à la maison : machine à laver, four, et même carrelage, "ah, le carrelage, bien plus simple à nettoyer que le ciment !". "On en voulait partout", raconte-t-elle encore.

Autre domaine resté longtemps masculin, celui des études agricoles. "Moi, j'aurais rêvé faire une formation agricole, mais il n'y en avait pas pour les filles", confie la doyenne de la famille Picard, qui souffle, avec son mari, leurs 80 ans dans le film. Jusqu'en 1960, les lycées agricoles n'acceptent pas les filles. Pour elles, c'était l'école ménagère, dès l'âge de 13 ans, pour devenir de "bonnes fermières, de bonnes épouses"

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"Que des bonhommes dans les cafés !" Les femmes n'avaient que le perron de l'église le dimanche pour se retrouver un peu et échanger. Si les hommes avaient une vie sociale, "des copains", leurs épouses devaient tenir la maison, sans jamais s'arrêter. "Mon père il avait le droit de jouer aux cartes, mais nous, il fallait qu'on ait quelque chose dans les mains (...) Il fallait qu'on tricote, soit réparer les vêtements, on devait faire quelque chose, on devait travailler", raconte l'une des agricultrices qui témoigne dans le documentaire.

"On était la conjointe de notre mari et c'est tout". Dans les années 70, le statut d'agricultrice relevait du statut marital et n'était pas reconnu comme une profession. Il faudra attendre 2010 pour parvenir à une réelle égalité de statut.

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La relève

Il y a aussi Anne-Cécile, Lucie, Claire ... La trentaine, elles sont éleveuses de vaches ou de poules pondeuses, mais elles coiffent aussi d'autres casquettes, comme consultante en cabinet de conseil en stratégie agroalimentaire ou administratrice de coopérative agricole.

Les agricultrices de 2024, on les retrouve à la tête d’exploitations agricoles, d'organisations syndicales, de coopératives ou de chambres d’agriculture. Au travail ou dans leur famille, en combinaison (désormais adaptée aux femmes, et aux couleurs vives ...), au volant d'un tracteur ou dans les comités de soutien, parfois non-mixtes comme Les Bottées en Vendée, ou postant des story sur les réseaux sociaux, elles creusent les sillages pour les générations futures, revendiquant haut et fort leur indépendance, durement conquise. 

L'avenir, il se profile à travers les yeux de Marion, 16 ans, étudiante en lycée agricole, impatiente de prendre les commandes d'une moissonneuse-batteuse. Ou de sa cousine, Angéline, 12 ans, qui enfile les bottes dès la sortie du collège pour rejoindre l'étable, auprès des bêtes. "Les devoirs ? C'est après, c'est moins important (...) Les devoirs c'est chiant !", lance-t-elle, non sans provocation, la fourche à la main. 

Entretien avec Frédérique Lantiéri, journaliste, réalisatrice et co-autrice du documentaire Femmes de la terre. 

Terriennes : agricultrice cela voulait dire femme d'agriculteur jusqu'à peu de temps encore et même encore aujourd'hui, est-ce que ça a vraiment changé ? Sont-elles encore les "femmes de" ?

Les femmes que l'on a rencontrées, ce ne sont pas des femmes de, ça, c'est très clair. Ce sont des femmes indépendantes, qui ont pris en charge la ferme elles-mêmes. Ce n'est pas du tout des femmes de, mais ce qui est sidérant, c'est que encore en 2010, on ne pouvait pas être à égalité sur la ferme avec son mari ou son compagnon ! C'est absolument hallucinant !

Agricultrice, ce n'était pas une profession ? 

Le mot n'apparait dans le dictionnaire qu'en 1961. Jusqu'en 1985,  c'est la première fois où l'on accepte qu'elles aient un début de statut, mais elles ne sont que aide familiale et sans profession pour l'administration. C'est à dire que sur une ferme, on ne peut pas être mari et femme à cotiser, rien n'est prévu d'un point de vue administratif. Il faut bien le comprendre et donc elles sont ... rien ! A partir de 1985, on commence à cotiser, même si pas mal d'agriculteurs considéraient que ça coutait cher et que franchement, est-ce qu'il ne fallait pas mieux mettre l'argent de la cotisation dans une nouvelle moissonneuse-batteuse ou je ne sais quoi ... Les femmes elles-mêmes quelque fois se sont laissées faire, elles n'ont pas exigé de cotiser au même titre que leur mari. En 99, il y a eu un nouveau élargissement, mais la vraie égalité, elle date de 2010, en sachant que pour le congé maternité, par rapport aux autres femmes, c'est 2019. Là, c'est invraisemblable !

Ce sont les agricultrices qui ont du combattre pour leurs droits, pas les agriculteurs ? Les hommes n'ont pas joué de rôle ...

Non, ils se sont laissés faire, on va dire. (sourires) Quand ils n'ont pas mis peut-être des bâtons dans les roues pour empêcher que ça se fasse. C'est ce que raconte Marie-Paule Méchineau, et pourtant, elle était dans la Confédération paysanne où les "mecs" étaient quand même plutôt d'accord avec elle. Elle raconte que dans les réunions, quand on demandait de parler du statut des femmes, on lui répondait "attends, là, il y a le prix du lait, c'est plus important". 

Cela a mis beaucoup de temps, et je me demande si l'exode rural massif et le fait que les hommes se retrouvent célibataires, tout seuls, ils ne se sont pas dits qu'il fallait accorder des choses aux femmes pour qu'elles acceptent de venir sur une ferme. Je pense que cet exode massif a contraint les hommes à revoir leur position et à accepter au bout du compte qu'elles aient le même statut. 

La mécanisation, c'était pour les machines dans les champs, mais pas dans les maisons !

Anne-Marie Crolais le raconte dans le film, je crois qu'ils n'ont eu l'eau courante qu'à la fin des années 50 ou même dans les années 60, et pareil pour l'électricité. C'était délirant. On est encore au Moyen-Âge. C'est invraisemblable à quel point le retard est vraiment très important. C'est aussi parce qu'elles tenaient les comptes, parce que les hommes se sont déchargés de tout ça en leur disant "allez les femmes, c'est à vous de le faire". Elles-mêmes ont donc fait les comptes, et elles allaient aussi vendre leur petite production sur les marchés. D'un seul coup, elles se sont rendu compte qu'elles rapportaient de l'argent ! Et qu'elles ne pouvaient pas accepter de ne rien gagner en échange. Ce n'était pas possible ! Et donc elles se sont mis à exiger à avoir l'eau (courante), une machine à laver le linge. Je crois que la machine à laver, c'était une revendication générale pour toutes ces femmes, qui sinon allaient au lavoir, par tous les temps. Vous imaginez en plein hiver d'aller au lavoir laver le linge de toute la famille, c'était par rien. 

Il y a aussi une histoire de transmission des terres. Là aussi, la tradition, sur fond de culture patriarcale, résiste : les femmes, les filles d'agriculteurs passent au second plan. 

C'est traditionnel. On va pouvoir donner quelques vaches ou un troupeau à une des filles pour la dédommager, mais la transmission de la terre se fait par les hommes. Néammoins, une des filles qui témoignent dans le film, Lucie Ménart, qui élève des poules rousses, raconte quelque chose d'intéressant. Peut-être le fait que les femmes ne viennent pas sur les terres de leurs parents, ça les rend plus libres. D'une certaine façon, elles peuvent innover dans la taille de la ferme, ou dans les méthodes qu'elles vont employer.

C'est peut-être pour ça que les femmes sont plus actives dans la transition écologique, qu'elles sont plus dans le bio. Ce qu'elles disent toutes c'est que lorsqu'un homme a 100 ha, il en veut 200 ! Alors qu'elles, avec 100 ha, elles se disent "qu'est-ce-que je peux faire avec ?". 

Les jeunes générations, elles le font par passion et elles transforment ce métier ? 

Oui, c'est vrai et cela m'a beaucoup plu cette espèce d'amour passionné pour la nature, pour la liberté. Elles sont dehors, à l'air libre, elles font naitre la vie et cette idée, cette sensation les comble. Et en même temps, elles sont prêtes à prendre des vacances, des week-ends, elles sont pour une nouvelle organisation. Elles sont aussi beaucoup sur les circuits courts pour retrouver un lien. Par exemple, toutes celles qui sont sur youtube ou TikTok etc, elles veulent recréer un lien entre le consommateur et la ferme, pour que tout le monde comprenne ce qu'est ce métier. Il y a cette volonté non seulement d'être, elles visibles mais que ce métier-là soit visible, elles y mettent beaucoup de passion pour que ça puisse générer des vocations et que d'autres puissent se dire, c'est un métier génial à découvrir. 

L'agriculture, ça reste un "métier d'homme" ? 

Non pas du tout. La mécanisation a permis de faire toutes les taches. Les agricultrices racontent que lorsqu'elles n'y arrivent pas, elles trouvent des trucs, pour adapter le matériel et cela va profiter à tous. Comme les hommes, elles ont le dos cassé comme tout le monde, et donc si elles arrivent à faire autrement elles le font. 

En revanche, cela reste un secteur d'activité qui est beaucoup plus masculin que dans le reste de la population. Les femmes sont environ 48% dans tous les secteurs, et là, elles ne sont que 26%. Cela dit, dans les nouvelles installations, il y a 30% de femmes, donc ça augmente un petit peu. 

Les nouvelles générations d'agricultrices ont un rôle à jouer ?

Il faut qu'elles s'en emparent. Les femmes quand on vient les chercher, elles sont là. Une femme ne se dit pas "Tiens, il y a la présidence de la coopérative !", et elle va postuler d'elle même. Mais je pense que les nouvelles générations fonctionnent différemment. Aujourd'hui il n'y a aucune raison pour que les femmes s'impliquent moins que les hommes. Il y a un partage des taches qui commence à exister. 

Peut-on dire qu'elles sont l'avenir de l'agriculture ? 

Je pense que oui ! Elles ont le respect du vivant et par exemple, concernant les grands produits phytosanitaires, elles ont tendance à s'en méfier. Car il ne faut pas oublier qu'il y a beaucoup de maladies qui touchent les agriculteurs et que c'est un vrai problème. 

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