Fil d'Ariane
Une date. Une heure. Un moment. Tragique. Le témoignage de ces femmes, sœurs, mères, épouses d’un homme disparu pendant la décennie noire algérienne débute systématiquement par ce moment, celui de la disparition. 4 mai 1994, 31 décembre 1993, 29 mai 1994, 12 mars 1995, 21 juin 1995, les dates s’égrènent au fur et à mesure des paroles. Car après, il n’y a plus rien eu. Ou au contraire, leur vie a basculé.
Entre 1993 et 1998, plus de 8 000 personnes ont disparu en Algérie, selon leurs familles et les ONG, 7 000 selon le responsable de la CNCPPDH (Commission Nationale Consultative de Promotion et de Protection des Droits de l'Homme Algérienne) organe officiel algérien des droits humains. Aujourd'hui, elles ne sont plus qu’une poignée de femmes à réclamer « Justice et Vérité » pour leurs proches.
Chaque mercredi matin, quelques vingt membres de l’association SOS Disparus se postent devant le siège de la CNCPPDH situé sur les hauteurs d’Alger, puis se font déplacer par la police quelques centaines de mètres plus loin. Elles sont là, assises sur un muret, portant les photos de leurs proches, flétries par le soleil. La plupart sont très âgées, certaines, comme Nadia Bendjael, reprennent le flambeau de leur mère.
« Mon frère, Mourad Bendjael, est parti à la mosquée le 4 mai 1994. Quatre jours après, la police a perquisitionné notre maison, raconte-t-elle posément. Ils cherchaient des armes mais n’ont rien trouvé alors ils ont pris deux de mes frères. L’un deux, Marouane, a été emprisonné et torturé avec Mourad. Il a été jugé puis acquitté et libéré. Mais nous n’avons jamais revu Mourad. »
Débute alors l’enquête de la famille auprès des instances judiciaires. Le Procureur répond dans un premier temps que Mourad a été abattu le 28 mai alors qu’il tentait de s’échapper lors d’un transfert. Or, Marouane, son frère, affirme l’avoir vu vivant le 3 juin. De nombreuses années plus tard, Nadia trouve une tombe sans nom au cimetière El Alia d’Alger où l’administration lui affirme que son frère y est enterré. « Ils m’ont dit que mon frère a été abattu par des terroristes à Kouba, un quartier d’Alger. A la mairie de Kouba, on m’a confirmé que Mourad a été abattu le 12 août 1994 puis enterré le 14 août 1994. J’ai rencontré le fonctionnaire de la morgue qui a rédigé l’acte de décès. Il m’a alors dit que Mourad a été abattu par la police le 7 juin 1994 puis enterré le 15 août 1994. »
Nadia demande l’exhumation du corps pour s’assurer de son identité. Exhumation refusée.
Elle sort de son portefeuille l’acte de décès signé par ce fonctionnaire qu’elle a obtenu en novembre 2012. En le dépliant, elle soupire : « Comment le croire ? En 2014, ma mère et moi avons été convoquées à la gendarmerie où on nous a dit que Mourad était décédé au maquis en 2006. Mais nous ne savons pas où ni comment. Je me souviens que ma mère a dit : 'Combien de fois mon fils est-il mort ?' »
Ces femmes connaissent par cœur les méandres de l’administration qui se tait, inexorablement (voir encadré). Chacune a interpellé tour à tour la police, la gendarmerie, le procureur, la CNCPPDH et parfois les institutions internationales lorsqu’elles le peuvent. Elles sont aidées dans ces démarches par l’association SOS Disparus, antenne algérienne du CFDA (Comité des Familles de Disparus) né à Paris en mai 1998.
L’association répertorie les dossiers des disparus, plus de 5 500 à ce jour, et sensibilise la population à cette question. « Au début, les Algériens ne nous soutenaient pas car ils pensaient que nous étions des terroristes, explique Hacene Ferhati, un des rares hommes membre de SOS Disparus. Mais en 2005, nous nous sommes associés avec les associations de victimes du terrorisme Djazairouna et Somoud. Ce regroupement a surpris le pouvoir et la population nous encourage aujourd'hui : elle a perdu confiance en la Charte de la Réconciliation nationale de 2005 qui n’a apporté aucune réponse valable aux familles de victimes et qui fait perdurer l’impunité, à la fois des terroristes et de l’Etat. »
A Constantine, grande ville à l’Est d’Alger, la deuxième association de familles de disparus du pays, la CNFD (Coordination nationale des familles de disparus) n’a jamais été reconnue officiellement. Elle regroupe également principalement des femmes qui se réunissent chaque jeudi devant le siège de la wilaya (préfecture).
Naïma Saker, secrétaire générale de l’association, a vu son mari, Salah, se faire arrêter le 29 mai 1994 à son domicile. Professeur de mathématique, il est emmené par la police en tant qu’élu local du FIS. « Tous les membres du bureau exécutif du FIS ont été arrêtés, précise Naïma. Quelques-uns ont été libérés mais la plupart ont disparu. » Traitée pendant des années de femme de terroriste, elle défend son mari de tout intégrisme : « Il était ouvert et tolérant. Il a été arrêté alors qu’il préparait un bac blanc et ses amis professeurs se sont rendus chez moi après son arrestation pour prendre de ses nouvelles. »
Un an et demi après sa disparition, Naïma obtient un procès-verbal de la police judiciaire qui confirme l’arrestation de son mari et son transfert au CTRI (Centre de Recherche et d’Investigation de la Sécurité Militaire). Mais selon la CNCPPDH, Salah a été éliminé par un groupe terroriste. Face à ces deux versions contradictoires, elle créé en 1998 l’Association des familles de disparus forcés de Constantine avec le père de l’un de ces « évaporés ». En 2001, elle saisit de façon individuelle le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires de l’ONU qui condamne moralement l’Algérie en 2006 pour cette affaire - l’Algérie a encore été condamnée par l’ONU en 2014, pour la 19ème fois, pour des cas de disparitions forcées.
Depuis, Naïma est victime du harcèlement des institutions et a été jugée en 2008 pour « participation à une marche pacifique (en 2004) non autorisée ». « C’est une sorte de double peine, explique Wassila Benlatreche, la trentaine, sœur d’un disparu. Les conséquences d’une disparition sont très lourdes au niveau psychologique. D’autant plus que les femmes qui ont vu leur mari disparaître ne sont ni divorcées, ni veuves. Rares sont celles qui se sont remariées, alors que la plupart avaient entre 20 et 23 ans à l’époque des faits. » Wassila a repris des études de psychologie et travaille sur les conséquences de ces disparitions sur les enfants de disparus : « Ils souffrent systématiquement de symptômes post-traumatiques après avoir assisté à la disparition de leur père, raconte-t-elle. Certains préfèrent être dans le déni de leur mort et espérer qu’il est toujours en vie, plutôt que de connaître les conditions de leur décès. C’est pour cela que nous luttons pour connaître la vérité. Pour apaiser cette torture morale. »
La disparition forcée est un crime contre l’Humanité qui ne s’oubliera jamais
Naïma Saker
La délivrance d’indemnisation aux familles de disparus à partir de 2005 ravive cette douleur. « Une convocation a été envoyée aux familles, leur disant que la vérité leur serait révélée sur leurs proches et qu’une aide financière leur serait apportée, se rappelle Wassila. Or, le tribunal leur a uniquement délivré un jugement de décès par disparition, afin qu’ils puissent demander un extrait de décès puis une indemnisation. » Cet extrait de décès, qui indique la date de disparition comme date de décès, l’ensemble des familles de la CNFD ont accepté de le demander et ont suivi la procédure. Wassila explique : « De nombreuses femmes l’ont fait car elles souffraient financièrement. Les quatre familles qui l’ont refusé ont été harcelées par la gendarmerie et ont finalement reçu cet extrait de décès ».
A Alger comme à Constantine, inexorablement, les femmes se regroupent chaque semaine et profitent des commémorations nationales ou internationales pour se rappeler au bon souvenir de l’Etat. Et Naïma Saker de souligner : « La disparition forcée est un crime contre l’Humanité qui ne s’oubliera jamais. Même si nous mourons, nos enfants prendront la relève. »
Un Etat sourd aux demandes des familles
Dès 1998, l’Etat ouvre des bureaux dans l’ensemble des wilayas pour enregistrer les cas de disparition. Il indique alors y avoir recensé 4 880 cas sans donner davantage d’informations aux familles. En 2003, une commission dédiée aux disparitions forcées est créée au sein de la CNCPPDH mais elle ne dispose pas des pouvoirs d’enquête nécessaires pour les éclaircir. Le rapport de cette commission présenté en 2005 par Farouk Ksentini, le président de la CNCPPDH, précise que 6 146 personnes ont disparu entre 1992 et 1998. Ce rapport n’a jamais été rendu public mais préconise le versement d’une indemnisation financière aux familles. L’ordonnance du 26 février 2007 d’application de la Charte pour la Paix et la Réconciliation Nationale adoptée par référendum en 2005 prévoit enfin qu’ « aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des institutions de la République algérienne démocratique et populaire. Toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente. »
> En savoir plus avec le rapport d’Amnesty International « Un legs d’impunité, une menace pour l’avenir de l’Algérie »
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