Fil d'Ariane
Trois ans après la parution de son premier roman graphique Ne m’oublie pas, Alix Garin revient avec Impénétrable, un récit puissant qui brise ce qui reste, aujourd'hui encore, un sujet tabou de la sexualité féminine : le vaginisme. Entretien.
Alix Garin est née au pays de la BD, en Belgique. Dans son nouvel album graphique, elle brise le tabou du vaginisme.
Née en 1997 en Belgique, "biberonnée à la BD franco-belge", Alix Garin a suivi des études secondaires générales, avant de suivre un cursus de bande dessinée à l’École supérieure des Arts Saint-Luc, à Liège. "Ces trois années ont été extrêmement riches, à nourrir cette passion et à affiner ma démarche d’artiste, via l’exploration, le soutien de mes professeurs et l’émulation avec les autres étudiants", confie-t-elle.
Son premier roman graphique, Ne m’oublie pas, paru aux éditions Le Lombard en 2021, a été remarqué par le public et la critique, puisqu’il a reçu plusieurs prix et a été traduit en une dizaine de langues. Aujourd’hui, elle publie son deuxième album, intitulé Impénétrable, au sein de la même maison d'édition.
L'autrice belge Alix Garin.
Terriennes : Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans l’écriture et l’illustration de bandes dessinées ?
Alix Garin : C’était une évidence, dès mon plus jeune âge. J’ai toujours aimé dessiner et lorsque j’ai compris que le dessin pouvait servir à raconter des histoires, j’ai décidé que c’était ça que je voulais faire, toute ma vie. Je ne viens pas d’une famille d’artistes, mais la Belgique est un pays où la bande dessinée est omniprésente et, ayant baigné dans cet environnement, non seulement j’ai eu accès à beaucoup de lecture de BD, mais aussi à la certitude qu’on pouvait en faire son métier.
Comment se sont déroulés vos débuts dans le monde de la bande dessinée professionnelle ?
Alix Garin : J’étais une étudiante inquiète, anxieuse même, à l’idée de mon avenir. Me lancer dans la bande dessinée était le choix du cœur, de l’instinct, et il était conforté par le plaisir que j’y prenais – mais la peur de ne jamais trouver sa place, de pouvoir en vivre, planait constamment. Je n’avais pas de plan B.
Je me suis dit 'C’est maintenant ou jamais. C’est ta chance, ne la laisse pas passer. Vas-y au culot.' Alix Garin, autrice, dessinatrice
En troisième année d’études, j’ai participé au concours Jeunes Talents du festival Quai des Bulles, à Saint-Malo, et il se trouve que j’ai remporté la première place. Je m’étais rendue au festival pour l’occasion, et je me suis dit : "C’est maintenant ou jamais. C’est ta chance, ne la laisse pas passer. Vas-y au culot". Alors j’ai abordé tous les éditeurs, auteurs et professionnels dont je croisais le chemin pour leur montrer mon travail et leur tendre ma carte. Croyez-le ou non, ça a marché : quelques mois plus tard, Mathias Vincent, mon éditeur actuel, m’a écrit pour me proposer un rendez-vous. C’est suite à cela qu’on a signé le contrat pour publier Ne m’oublie pas, que j’étais alors en train d’écrire.
Impénétrable retrace avec minutie le cheminement de votre double littéraire, depuis la découverte du vaginisme dont elle est atteinte jusqu’à sa guérison. Quelle est la genèse de ce livre ?
Alix Garin : J’ai souffert de vaginisme pendant quatre ans. Quatre ans de déni, puis d’errance médicale, puis de traitements physiques et psychologiques, tout cela dans le plus grand secret – je n’en parlais qu’à quelques proches très intimes.
Je ressentais une immense solitude, avec pourtant l’intime conviction que mon histoire n’était pas unique, et que ce parcours, bien que singulier, catalysait énormément d’enjeux qui ont trait à la vie des femmes et des couples. Alix Garin
Je ressentais une immense solitude, avec pourtant l’intime conviction que mon histoire n’était pas unique, et que ce parcours, bien que singulier, catalysait énormément d’enjeux qui ont trait à la vie des femmes et des couples : la quête de soi, la fluctuation du désir, la souffrance liée aux injonctions (parfois contradictoires), le désir de liberté.
C’est à cette période que je me suis promis qu’un jour, je raconterai cette histoire, le moment venu ; car à l’époque j’ignorais quelle pourrait en être la conclusion, où cela allait me mener. Retrouverai-je une sexualité épanouie ? Mon couple allait-il résister ?
Quand la conclusion d’Impénétrable s’est jouée dans la vraie vie, j’ai tout de suite su que c’est comme ça que devait se finir le récit, sur “cette scène” (que je vivais alors en temps réel !). Et je me suis mise à écrire dans la foulée.
Extrait de l'album graphique Impénétrable d'Alix Garin (Editions Le Lombard).
Au-delà du vaginisme, Impénétrable traite aussi des injonctions qui pèsent sur les hommes et les femmes en matière de sexualité...
Alix Garin : Je pense que les gens sont bien trop entravés par de fausses croyances et de mauvaises représentations en matière de sexualité. La pudeur, voire les tabous, ou la honte, qui peuvent entourer la sexualité, enjoignent chaque individu à garder pour lui ses expériences et ses désirs dès qu’ils ne rentrent pas dans le schéma communément répandu – un schéma façonné bien plus par la pornographie, qui n’est pas une entreprise de philanthropie, mais bien une industrie capitaliste et patriarcale, que par une saine éducation sexuelle ! La seule façon de lutter contre cela est de lever le voile avec sincérité sur ce que tout le monde sait, mais que tout le monde tait. Je suis convaincue que beaucoup de gens, hommes ou femmes, seront soulagés de savoir qu’ils et elles ne sont pas les seules à ne pas trouver leur compte dans les modèles établis, et qu’il n’y a pas de mal à le reconnaître et à chercher ce qui nous conviendrait mieux, collectivement et avec bienveillance.
Impénétrable d'Alix Garin (Editions Le Lombard) met en lumière les injonctions auxquelles sont soumises les femmes, et les hommes, notamment sur le sujet de la sexualité.
Dans Ne m’oublie pas, une bande dessinée publiée en 2021, vous retracez le portrait d’une octogénaire atteinte de la maladie d’Alzheimer…
Alix Garin : C’était mon premier album. C’est l’histoire d’une jeune femme, Clémence, dont la grand-mère souffre de la maladie d’Alzheimer et est enfermée en maison de retraite. Sur un coup de tête, Clémence décide de kidnapper sa grand-mère et de partir en road trip en quête de sa maison d’enfance. Ce périple sera surtout un prétexte à se retrouver, à se dire adieu, et dessine en filigrane le récit d’un passage à l’âge adulte pour Clémence.
Comme Impénétrable, ce livre aborde un sujet de société : la difficile prise en charge des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer par les familles et certaines institutions spécialisées. Pourquoi ce sujet ?
Alix Garin : Je n’écris que sur des sujets qui me touchent profondément, m’émeuvent, me révoltent. C’est ce qui donne du sens à ma démarche : sa sincérité. Par ailleurs, je crois à la valeur de la représentation, et au pouvoir que cela donne à l’art et aux artistes – et par extension, une certaine responsabilité. Toutes proportions gardées, je veux proposer et défendre les valeurs qui me sont chères et auxquelles je crois afin de façonner le monde dans lequel j’aimerais vivre. Tout cela sans moralisme, sans donner de leçons, au contraire : en partageant un trouble, des doutes, des questions, et ce que j’ai humblement choisi d’en faire. Raconter, c’est partager une expérience ; c’est donner ce qu’on a reçu.
Comment qualifierez-vous votre travail ?
Alix Garin : Méticuleux. Je m’astreins à la plus grande rigueur quand je travaille – horaire, planning, délais – je crée un cadre strict qui me rassure et me permet alors une totale liberté.
Et votre style ?
Alix Garin : C’est toujours une question difficile, ça… Quelques mots sur la forme, d’abord, du roman graphique européen : le trait expressif, avec une grande place laissée au silence – la magie de la bande dessinée ; impossible en littérature ! – l’importance de la couleur comme élément narratif à part entière (le travail des ambiances me passionne…) Quant au fond : introspectif, explorant les liens qui unissent les gens à leur environnement, à leur mémoire, à leur trouble, avec une touche poétique.
Quelles sont les techniques de dessin et de mise en couleurs utilisées pour réaliservos livres ?
Alix Garin : Je travaille exclusivement en numérique, que ce soit pour le dessin ou la couleur. J’ai une tablette graphique, qui permet de transposer les gestes de ma main à l’écran, et j’utilise le logiciel Photoshop – surtout connu pour être un logiciel de retouche photo, mais c’est par ailleurs un remarquable outil de dessin, très répandu dans les milieux artistiques ou graphiques.
Quelles sont vos influences graphiques ?
Alix Garin : Comme je l’ai dit, j’ai été biberonnée à la BD franco-belge, cette BD grand public, expressive, d’aventure ou d’humour, et cette “efficacité narrative” m’est restée, bien que je ne sois pas dans cette veine. A l’époque, André Franquin était mon idole. Par la suite, à l’adolescence, puis au cours de mes études, j’ai été très marquée par les travaux d’Emmanuel Guibert, Alfred, Cyril Pedrosa, Aude Picault, Catherine Meurisse, Craig Thompson, ou plus récemment Marion Fayolle et Coco. Toutes et tous ont la particularité d’associer une poésie graphique à un vrai talent littéraire. Ça me plaît et m’inspire beaucoup.
Impénétrable et Ne m’oublie pas comportent des références à des autrices et des auteurs cités par les protagonistes (Jacques le fataliste de Diderot, La petite fille aux allumettes d’Andersen, Le jeune homme d’Annie Ernaux…). S’agit-il d’auteurs que vous aimez également ?
Alix Garin : Absolument ! Je songe particulièrement à Annie Ernaux. La lecture de son œuvre m’a profondément marquée et a renforcé ma conviction en la puissance de l’autobiographie, lorsqu’elle est sans concession. Ce talent pour raconter le particulier de façon qu’il résonne avec le général est remarquable, et suscite beaucoup d’identification chez les lecteurs et lectrices. Bref, c’est une autrice que j’admire pour la lucidité avec laquelle elle pose son regard sur sa propre expérience avant de nous la partager.
Au même titre que d’autres qui se distinguent par leur faculté à parler extraordinairement du quotidien : Antoine Wauters, Fernando Pessoa, ou Sophie Calle. Je ne suis pas une très grande lectrice en termes de quantité – mais je suis très sensible à ce que je lis, et ça me marque généralement pour toujours. Ça laisse une empreinte à jamais, comme un petit objet trouvé au cours d’une promenade qu’on a plaisir à glisser dans sa poche en se promettant qu’il ne nous quittera plus jamais.
J’aime la langue à la folie – non pas parce que c’est le français en soi, mais simplement en tant que merveilleuse interface entre l’abstraction et le monde. Alix Garin
Pour certains auteurs présents dans votre panthéon culturel, la littérature est aussi une affaire de langues. Quel rapport entretenez-vous avec les langues que vous parlez, notamment le français ?
Alix Garin : J’aime la langue à la folie – non pas parce que c’est le français en soi, mais simplement en tant que merveilleuse interface entre l’abstraction et le monde. Parler, c’est verbaliser, c’est pouvoir mettre des mots sur sa pensée, et c’est une faculté dont on ne peut que se réjouir, voire célébrer ! La langue, c’est à la fois l’expression donc, mais aussi la création ; en jouer, la détourner, la surprendre, la tordre pour obtenir quelque chose de plus proche de ce dont on a besoin…
C’est un matériau vivant, versatile, façonné par ses locuteurs et ses locutrices autant qu'il les façonne. Par ailleurs, le fait de parler plusieurs langues est aussi très intéressant, pour comparer entre elle des grammaires, des expressions, bref des façons de penser. Voire même comparer les dialectes qui déclinent une langue ! Au fond, tout ce qui a trait à l’humanité me passionne.
Avez-vous d’autres projets en cours ?
Alix Garin : Pas dans l’immédiat. J’ai envie de prendre mon temps… Le temps de s’imprégner de nouvelles expériences, de tester de nouvelles choses, et puis de laisser émerger une nouvelle histoire.
On peut tout faire, en bande dessinée, on jouit d’une liberté folle : non seulement parce qu’on travaille seul, sans avoir de comptes à rendre à personne, mais aussi parce que le dessin est un médium graphique où tout est possible. Alix Garin
Quelle est votre définition personnelle de la bande dessinée ?
Alix Garin : Le plus bel art du monde ! (rires) J’aime la bande dessinée de tout mon cœur, comme une amie. Elle m’a sauvé la vie, à bien des égards. C’est un art particulièrement protéïforme, encore jeune, qui échappe aux canons puisqu’elle en a peu ! On peut tout faire, en bande dessinée, on jouit d’une liberté folle : non seulement parce qu’on travaille seul, sans avoir de comptes à rendre à personne, mais aussi parce que le dessin est un médium graphique où tout est possible. Fond et forme offrent alors des possibilités infinies, surtout si on les fait travailler ensemble. On peut jouer avec le temps via le rythme du découpage, avec l’espace des pages, avec les mots du texte, avec les dessins, les couleurs… Je n’ai pas fini de vouloir en faire.
Quels conseils donneriez-vous à celles et à ceux qui ont envie de se lancer dans la BD ?
Alix Garin : Ayez du culot. Ne vous cachez pas, osez, tentez le coup : qui ne tente rien n’a rien. N’abandonnez pas et surtout, bossez. Trouvez ce qui vous procure du plaisir et travaillez-y, creusez, cherchez, testez sans cesse. “Tester, tout le temps ; échouer, souvent” est un post-it que j’ai longtemps gardé sur mon bureau. Et surtout, croyez en vous : qui, sinon, pour y croire ?
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