Alpinistes en robe longue : sur la trace des pionnières des hauteurs

Historienne, Marie-France Hendrikx voulait écrire sur les pionnières de l'alpinisme. Faute de sources, elle a opté pour les grands moyens. Elle s'est mise dans la peau d'une pionnière de l'alpinisme, l'Anglaise Lucy Walker, et s'attaqué au mont Cervin en jupons, dans les conditions du XIXe siècle. Un documentaire retrace son aventure.

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Marie-France Hendrikx en  Lucy Walker

L’historienne Marie-France Hendrikx dans la peau de l’alpiniste Lucy Walker, première femme à avoir gravi le mont Cervin. L’alpiniste Laurent Grichting incarne le guide Melchior Anderegg dans le documentaire Sur les traces de Lucy Walker.

©Facebook Hörnlihütte Matterhorn
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Rien ne prédisposait cette quadragénaire belge, enseignante chercheuse dans le Valais suisse, à se lancer dans l'aventure d'une reconstitution in situ de la première ascension par une femme de l'emblématique sommet italo-suisse, qui culmine à 4 478 mètres. L'"exploit" de Lucy Walker remonte au 22 juillet 1871, soit six ans seulement après la conquête du pic par son compatriote Edward Whymper, vers la fin de l'"âge d'or" de l'alpinisme.

Hendrikx

Photo de profil Facebook de Marie-France Hendrikx..

L'absence sidérante de sources

Pourquoi cette ascension n'a-t-elle laissé aucune trace, ou presque ? Rien dans les archives, ni dans les musées, pas même en Suisse, découvre Marie-France Hendrikx en 2019, lorsqu'elle décide de se pencher sur le sujet à l'approche du 150e anniversaire de l'ascension de Lucy Walker.

L’histoire a été faite par des hommes pour des hommes. Celle des femmes est une histoire en creux. Marie-France Hendrikx

"Dans l’historiographie, personne ne s’est jamais intéressé aux femmes. L’histoire a été faite par des hommes pour des hommes, c’est une histoire en creux. Donc comment fait-on quand on n’a pas de sources ?, souligne Marie-France Hendrikx, sidérée par l'absence de publications sur les femmes alpinistes". 

Première alpiniste professionnelle

Lucy Walker est issue d'une famille aisée férue de montagne – son frère Horace Walker réalisera lui aussi plusieurs exploits inédits à l'époque. Avec plus de 90 sommets à son actif, dont plusieurs "4 000 mètres" et des premières absolues dans les Alpes, elle mériterait pourtant d'être considérée comme "la première alpiniste professionnelle" selon les critères d'aujourd'hui, estime-t-elle.

Cette pionnière est âgée de 35 ans lorsqu'elle se lance à l'assaut du mont Cervin (ou Matterhorn en allemand) et porte probablement "un genre de robe de bal détournée", sans crinoline. "Comme elle venait d’un milieu très bien pensant, elle refusait absolument d’enlever ses jupes, c’était sans concession. Elle le faisait mais elle voulait le faire telle qu’elle était".

Lucy Walker au piolet

Lucy Walker

On n'en sait guère plus sur ses motivations. Les recherches ont été d'autant plus ardues qu'il était considéré inconvenant pour une lady de la société victorienne de la fin XIXe d'écrire ses mémoires. "On n’a rien, à part une lettre de sa main, c’est tout en source première", déplore la chercheuse.

Histoire expérimentale

Frustrée par "notre manière de faire de l'histoire", Marie-France Hendrikx décide alors de tenter une approche "expérimentale", similaire à ce qui se pratique en archéologie où les sources écrites sont également rares. Elle va se "glisser dans la peau de Lucy pour la comprendre de l'intérieur" en faisant reconstituer fidèlement son costume par une couturière spécialisée, puis en revivant certaines de ses prouesses.

En 2021, cette passionnée de montagne se lance à son tour dans l'ascension du Cervin avec un ami guide, lui aussi en costume d'époque, s'assurant avec des cordes de chanvre. La reconstitution a donné lieu à un documentaire, Sur les traces de Lucy Walker, sorti en 2022 en Suisse et en 2023 en France, ainsi qu'à un article pour le musée de Bagnes, en Suisse.  

Dans la peau de Lucy Walker, entre fous rires et héroïsme

Au-delà de l'exploit sportif, le documentaire montre aussi les fous rires de l'historienne lors des essayages de son costume de grimpe – trois jupes superposées, un corset, une grosse veste de laine, des chaussures en cuir. Il la montre à l'entraînement, puis le jour J : le départ en pleine nuit du refuge, au milieu de dizaines d'autres alpinistes en tenue hyper technique.
 
Je ne m'attendais pas à ce que ce soit aussi dur. Mais face à ce qu’elle a dû expérimenter, ce n’est pas grand-chose. Marie-France Hendrikx
Elle serre les dents lorsque sa jupe trempée l'empêche à chaque pas de voir où poser ses pieds sur la pente glacée quasi verticale. Elle et son guide parviendront au sommet au prix de gros efforts et de petits compromis comme porter un casque, des crampons et même une "doudoune de secours" par dessus le costume. "C'était dur, je ne m'attendais pas à ce que ce soit aussi contraignant. Mais face à ce qu’elle a dû expérimenter, je me dis que ce n’est pas grand-chose, conclut l'historienne. Lucy me semble encore plus héroïque".