Amber Heard vs Johnny Depp : retour de bâton post #metoo ?

Diffusé en direct à la télévision, le procès en diffamation intenté par Johnny Depp contre Amber Heard a déclenché un torrent de propos haineux contre l'actrice. Cinq ans après #metoo, ces réactions évoquent un effet de backlash, un retour de bâton contre les victimes qui osent prendre la parole. Féministes et organisations de lutte contre les violences conjugales s'inquiètent.

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Amber Heard
L'actrice Amber Heard attend le verdict au Fairfax County Circuit Courthouse à Fairfax, en Virginie (Etats-Unis), le 1er juin 2022. 
©Evelyn Hockstein/Pool via AP
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1er juin 2022 : les jurés du tribunal de Fairfax, près de Washington, aux Etats-Unis, rendent leur verdict à l'issue de six semaines de débats devant la justice entre la défense de l'actrice Amber Heard et les avocats de son ex-époux, l'acteur Johnny Depp. Tous deux s'accusent mutuellement de violences et de diffamation.

Diffusé en direct à la télévision et sur Internet, le procès a tourné au grand déballage sur la vie privée du couple au vu et au su du grand public. Les extraits relayés sur les réseaux sociaux ont alors donné lieu à des torrents d'injures contre Amber Heard et de messages misogynes devenus viraux, alors que Johnny Depp, qui a 22 ans de plus que son ex, bénéficiait, lui, d'une vague de himpathy – un phénomène que la philosophe australienne  Kate Manne décrit comme "la sympathie inappropriée et disproportionnée dont bénéficient les hommes de pouvoir dans des cas d’agressions sexuelles, de violences conjugales, d’homicides et d’autres comportements misogynes".

Soutien à Johnny Depp
Fans de Johnny Depp à l'annonce du verdict, le 1er juin 2022 à Fairfax, en Virginie (Etats-Unis).
©AP Photo/Craig Hudson

L'actrice de 36 ans a-t-elle diffamé son ex-mari dans sa tribune publiée en 2018 dans le Washington Post, où elle se présentait comme "une personnalité publique incarnant les violences conjugales", sans explicitement mentionner le nom de Johnny Depp ? Telle était la question à laquelle les jurés ont répondu en la jugeant coupable de "diffamation avec réelle malveillance" contre Johnny Depp. Amber Heard est condamnée à lui verser 10 millions de dollars, plus 5 millions de dommages et intérêts. Le jury a aussi condamné Johnny Depp à 2 millions de dollars en dommages et intérêts, considérant qu'il avait lui aussi diffamée son ex-femme dans le Daily Mail. 

Règlement de comptes

La guerre juridique et médiatique entre les deux ex-conjoints remonte à 2016. Amber Heard demande le divorce, accuse Johnny Depp de violences et obtient une injonction d'éloignement – accusations éteintes par un accord financier. En 2020, un premier procès en diffamation oppose l'acteur au journal britannique The Sun, qui a publié des propos d'Amber Heard l'accusant de violences. La justice estime que les accusations de l'actrice sont fondées, même si Johnny Depp incrimine lui aussi son ex-femme pour violences. S'ensuit la tribune de la jeune femme dans le Washington Post qui mènera au procès clôt le 1er juin.

D'un côté : Amber Heard présente des preuves d'ecchymoses et de scènes de violence, d'insultes et de menaces, en général sous l'emprise de l'alcool de la part de Johnny Depp. De l'autre : l'acteur produit des enregistrements où Amber Heard reconnaît l'avoir frappée et la preuve qu'elle a déjà été arrêtée en 2009 pour violences conjugales sur son ex, Tasya Van Ree. Au final : Johnny Depp déclare avoir accidentellement donné un coup de tête à Amber Heard en essayant de l'empêcher de l'attaquer. Elle justifie les violences auxquelles elle a pu se livrer en les qualifiant d'autodéfense.

Cela remet en cause l'idée que la violence envers les femmes doit être prise au sérieux.
Amber Heard, ex-épouse de Johnny Depp

Au delà du règlement de compte sans merci entre les deux parties d'un couple toxique, le procès de Fairfax, parce que livré en direct à la vindicte du public, a donné lieu à une vague de propos haineux contre Amber Heard, la femme par qui le scandale est arrivée, sous des mots-dièse parmi les plus partagés comme #AmberHeardIsAWIFEBEATER #AmberHeardIsAHusbandBeater #AmberHeardDeservesPrison et bien d'autres encore.

Et par ricochet sont ciblées toutes les victimes de violences conjugales qui osent dénoncer leur ex. Ainsi Amber Heard l'exprime-t-elle lorsqu'elle dit sa déception face au verdict : "Je suis dévastée par le fait que la montagne de preuves n'ait pas été suffisante pour faire face au pouvoir, à l'influence et à l'ascendant bien plus importants de mon ex-mari, a-t-elle déclaré après la lecture de la sentence. Je suis encore plus déçue par ce que ce verdict signifie pour les autres femmes. C'est un revers. Cela remet en cause l'idée que la violence envers les femmes doit être prise au sérieux".

Médiatisation toxique

La juge Penney Azcarate avait décidé d'autoriser la diffusion des audiences à la télévision de cette affaire ultra médiatisée, l'une des plus suivies au monde, malgré l'opposition des avocats d'Amber Heard. Ce fut "la pire décision prise par un tribunal depuis des décennies pour les victimes", pense Michele Dauber, professeure de droit à l'université de Stanford, en Californie, et militante contre les agressions sexuelles sur le campus. Une décision qui révèle "une profond méconnaissance des violences sexuelles de la part de la juge".

Moqueries, remarques sexistes et dénigrement ont un effet désastreux sur l'objectif d'encourager les femmes à porter plainte contre des conjoints violents.
Fatima-Ezzahra Benomar, militante des droits des femmes

Amber Heard a dû "décrire son viol présumé avec des détails crus à la télévision. C'est choquant et ça devrait offenser toutes les femmes et les victimes, qu'elles soient d'accord ou non avec le verdict...", explique Michele Dauber. De fait, le procès a fasciné un public mondial peu habitué à regarder les allégations d'agressions sexuelles au sein d'un couple, puisque la dernière fois qu'une victime de viol a dû témoigner publiquement remonte à 1983.

Quelles que soient les opinions sur le verdict, c'est un problème : "Je ne pense pas que notre société comprenne encore la dynamique des violences conjugales", déclare Ruth Glenn, présidente de la Coalition nationale contre les violences conjugales (NCADV), à l'AFP. Ce contexte n'a pas été suffisamment creusé lors des débats au tribunal, estime-t-elle. Pour elle, il n'y a "aucun doute" sur les types d'abus qui ont été révélés au procès. "Il faut s'assurer que les personnes présentes le comprennent. Mais tant que ce n'est pas le cas, ne montrons pas ce genre de choses à la télévision".

Dénigrement, injures, moqueries

"Chaque fois qu'Amber Heard a pris la parole pour détailler les violences conjugales dont elle accuse Johnny Depp, ses paroles, relayées sur les réseaux sociaux, ont immédiatement suscité moqueries, remarques sexistes et dénigrement, qui ont un effet incontestablement désastreux sur l'objectif d'encourager les femmes à porter plainte contre des conjoints, ou des personnalités publiques violentes," écrit sur Facebook la militante des droits des femmes Fatima-Ezzahra Benomar. "Comme c'est souvent le cas dans les affaires de violences sexistes et sexuelles, déplore-t-elle, l'actrice a été accusée de jouer la comédie quand elle pleure, ou au contraire de ne pas en faire assez quand elle ne pleure pas...."

Cette affaire est un désastre complet. Elle est potentiellement catastrophique
Michele Dauber, professeure de droit et militante

Désormais "chaque victime va réfléchir à deux fois avant de se manifester et demander une ordonnance d'éloignement ou de parler à quiconque des abus qu'elle a subis, déplore la professeure et militante Michele Dauber. Des femmes risquent d'être blessées, voire tuées, parce qu'elles n'ont pas appelé à l'aide. Cette affaire est un désastre complet. Elle est potentiellement catastrophique", conclut-elle..

Misogynie en force

La professeure de droit remarque, elle aussi, que l'opinion publique soutenait Johnny Depp, alors que son ex faisait l'objet d'insultes et de quolibets "ouvertement misogynes" sur les réseaux sociaux. Amber Heard a subi "métaphoriquement le supplice du goudron et des plumes", affirme-t-elle, alors que le jugement a été salué par la droite américaine. Des propos qui ont déclenché un tollé de propos haineux contre Michele Dauber – salope, pétasse, criminelle, mégenrée... – au point que l'un de ses comptes émetteurs a été bloqué par Twitter.

Ces messages d'insultes illustrent aussi l'opposition croissante aux droits des femmes aux Etats-Unis, dans un contexte de menace sur le droit à l'avortement par la Cour suprême. 

Retour de bâton après #metoo ?

La médiatisation de l'affaire Heard vs Depp pose la question de l'avenir du mouvement #MeToo, qui, depuis 2017, encourage les femmes à dénoncer les auteurs de harcèlement et d'agression sexuelles. Cinq ans après, l'irrésistible raz-de-marée marque le pas. "Il est impossible de ne pas y voir un retour de bâton pour #MeToo, les femmes sont allées trop loin. Mesdames, on vous a écouté et on a condamné quelques hommes. Ne soyez pas trop cupides", écrit ainsi un internaute sur Reddit.

D'autres, comme Ruth Glenn, du NCADV, veulent y voir une piqûre de rappel du travail qui reste à accomplir. Pour Tarana Burke, fondatrice de #MeToo, "le mouvement est tout à fait vivant. C'est le système qui est corrumpu". L'instigatrice de #MeToo appelle à se concentrer sur le courage de millions de femmes ayant dénoncé des violences plutôt que sur les batailles judiciaires, gagnées ou perdues.


Au paroles de Tarana Burke font écho celles d'Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes en France, qui a réagi aux milliers, voire millions d'insultes de tiktokeurs qui font payer à Amber Heard d'avoir écorné l'image de Johnny Depp, ce "mâle parfait". Pour elle, ce backlash ne stoppera pas le mouvement, car "#metoo ne peut se résumer à un procès et résonne partout sur la planète : rien ne peut arrêter un mouvement dont le moment est venu".

A l'issue du procès, l'avocate d'Amber Heard déclare que sa cliente ne peut "absolument pas" payer les plus de 10 millions de dollars de dommages-intérêts qu'elle est condamnée à verser à son ex-époux. Estimant que l'actrice a été "diabolisée" par la partie adverse, elle formalise, le 21 juillet 2022, sa décision de faire appel sur le fond, après avoir échoué à obtenir l'annulation du procès pour vice de forme. "Nous pensons que le tribunal a fait des erreurs qui ont empêché de prononcer un verdict juste, équitable et respectant le Premier amendement" de la Constitution qui garantit la liberté d'expression, expliquent les porte-paroles d'Amber Heard.