Fil d'Ariane
Solidarité, c'est justement l'un des mots que l'on retrouve au frontispice du tout nouveau "Réseau des femmes syndicalistes de Côte d'Ivoire (REFSY-CI)" dont la devise est : "Amour-Solidarité-Justice". Assez loin il faut le dire des habituelles revendications affichées, telles "Egalité, augmentations de revenus, conditions de travail"... Désormais présidente de ce "syndicat libre et indépendant pour les femmes". Mariatou Guiehoa, 65 ans dont 30 de militantisme, confie auprès de l'AFP que depuis l'indépendance du pays en 1960, seuls "des strapontins" ont été accordés aux femmes dans les mouvements syndicaux et "reléguées au second plan".
Dans les Eglises, où les femmes sont très nombreuses, plus que les hommes, elles ont pris l'habitude de prendre la parole, de se mobiliser, et cette dynamique se répercute ensuite dans des cadres séculiers
Lady Ngo Mang Epesse
Reste que le tryptique avancé "amour, solidarité, justice", proche du fameux "care" (soin) qui serait propre aux femmes, semble plus compatissant que revendicatif, des mots que l'on entendrait plus souvent dans un temple que dans une enceinte politique.
Même si les mots de "amour, solidarité, justice" ont un côté chrétien, ce sont de belles valeurs, que personne ne voudrait repousser. Certes, elles sont répétées dans les églises évangéliques (le poids des églises et sectes évangéliques est important en Côte d'Ivoire, qui compte environ un petit tiers de chrétiens, et un grand tiers de musulmans ndlr), mais elles en font autre chose, un combat contre la corruption par exemple, elles transforment ces mots répétés en combat pour leurs droits. Elles ne s'inscrivent certainement pas dans un monde de bisounours. Quand les femmes s'y mettent, elles y vont, jusqu'au bout. Reste la question de l'employabilité des femmes, qui sont moins nombreuses dans l'emploi que les hommes, souvent en bas de l'échelle, sans contrat. "
Ce qui est sûr c'est que cela traduit le ras le bol des femmes de voir que dans les syndicats mixtes, leurs revendications ne sont pas sérieusement prises en compte.
Constance Yaï, ancienne ministre des Droits des femmes en Côte d'Ivoire
Cette démarche "libératrice", passant aussi par les congrégations religieuses, comme cela fut le cas au 19ème siècle en Europe aussi, ne fait pas l'unanimité. Constance Yaï qui fut ministre des Droits des femmes en Côte d'Ivoire est plus réservée sur les apports de ce syndicat de femmes pour les avancées de leurs droits dans son pays, un point de vue développé à l'aune de l'universalisme versus le communautarisme, qu'elle affirme depuis longtemps, chez elle et ailleurs, dans des livres ou lors de rencontres publiques :
"J'ai une petite inquiétude par rapport à ce syndicat des femmes, j'ai peur que cela crée une confusion sur les revendications spécifiques des femmes, qu'elles soient d'abord celles de femmes avant d'être celles de travailleuses. Certes c'est une bonne chose que les femmes syndiquées prennent conscience qu'elles ont une place à prendre dans les organisations syndicales. Mais la présence d'un syndicat de femmes pourrait amoindrir leurs efforts au sein des centrales déjà existantes. Cette dispersion des forces m'inquiète lorsqu'il s'agira aussi de négocier avec les employeurs.
Ce qui est sûr c'est que cela traduit le ras le bol des femmes de voir que dans les syndicats mixtes, leurs revendications ne sont pas sérieusement prises en compte. Pour ma part, je me réclame du féminisme, mais aussi de la gauche pour les droits des travailleurs. Est-ce qu'en privilégiant le combat spécifique des femmes dans ce secteur, je ne renoncerais pas à me battre pour l'amélioration de la vie de tous ?
Elles ont raison de mettre le doigt sur la plaie, mais elles auraient dû le faire au sein de ce qui existe déjà, via une commission par exemple. Je crains un affaiblissement du syndicalisme et du féminisme. Je comprends que Mariatou Guiehoa, femme de convictions qui a milité si longtemps au sein de l'UGTI_CI soit meurtrie de n'avoir pu avancer dans la hiérarchie comme les hommes, de n'avoir pas assez été écoutée. Mais elle aurait dû mener son combat au sein de l'organisation.
Plutôt que 'amour, solidarité, justice', j'aurais préféré qu'elles choisissent 'égalité et amélioration des conditions de vie'. Elles auraient dû s'emparer du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, pour dénoncer les discriminations, mais à l'intérieur des syndicats. En plus, ce n'est pas un syndicat qu'elles ont créé, c'est autre chose, une structure de femmes syndiquées. En Côte d'Ivoir, les travailleuses sont très syndiquées, et c'est vrai qu'elles ne sont pas assez prises en compte. Et je ne suis pas sûre que cette structure soit efficace."
"Le mouvement syndical n'est pas un mouvement de complaisance où l'on donnerait des places à des femmes parce qu'elles sont femmes. Elles doivent le mériter", juge Théodore Gnagna Zadi, président de la Plateforme nationale, qui regroupe une cinquantaine de syndicats de fonctionnaires, à l'origine d'une grève d'un mois qui secoué le pays en 2017. Qui reconnaît cependant : "Il y a des obstacles à lever, comme le sexisme, le machisme et la phallocratie qui sont des réalités dans le mouvement. Mais cela ne devrait pas amener les femmes à se sectoriser."
Les membres du REFSY-CI multiplient pourtant les signes de bonne volonté, affirmant être plus préoccupées par la couverture sociale et sanitaire des Ivoiriennes que la concirrence avec leurs collègues masculins : "Nous ne sommes pas là pour dire que nous voulons prendre la place des hommes. Le REFSY-CI veut mériter sa place dans le milieu syndical", assure le programme du nouveau mouvement.
L’histoire nous rappelle que féminisme et syndicalisme sont souvent entremêlés tant dans l’union que dans la désunion :" La place des femmes dans le syndicalisme est difficile. Sont-elles des compagnes de lutte ou des concurrentes ? Ennemies ou alliées ? Ces nouvelles actrices dans la sphère productive dérangent et déstabilisent un certain ordre social et la division sexuelle du travail. Si les luttes féministes sont souvent intégrées à des luttes sociales notamment incarnées par le syndicalisme, c’est aussi contre une certaine culture du syndicalisme que s’affirment les mouvements féministes." nous rappelle la chercheuse québécoise Vanessa Gauthier Vela.