Fil d'Ariane
Vingt films courts projetés, une trentaine de photographies, quelques objets utilisés par l'artiste, bienvenue à l'expo "Ana Mendieta, Le temps et l'histoire me recouvrent".
Un titre emprunté à une interview de l'artiste alors qu'elle évoquait l'impact considérable de ses voyages au Mexique : ""En 1973, j’ai réalisé ma première pièce dans une tombe aztèque couverte de mauvaises herbes et de graminées. J'ai acheté des fleurs au marché, je gisais dans la tombe et j'étais couverte de fleurs blanches. L'analogie était que le temps et l'histoire me couvraient."
J'ai engagé un dialogue entre le paysage et le corps féminin.
Ana Mendieta
L'exposition permet aux visiteurs une immersion dans l'univers souvent dérangeant de cette artiste américano-cubaine qui privilégiait la nature pour s'y fondre, interpeller, et qui utilisait son propre corps comme surface pour créer son art : "J'ai engagé un dialogue entre le paysage et le corps féminin. Je pense que cela a été une conséquence directe du fait que j’ai été arrachée de ma patrie durant mon adolescence. Je suis submergée par le sentiment d'être jetée du ventre de ma mère. Mon art est un retour à la source maternelle. À travers mes sculptures terre / corps, je ne fais plus qu'un avec la terre… je deviens une extension de la nature et la nature devient une extension de mon corps ", expliquait-elle en 1996.
Ania Mendieta utilisait également des matériaux élémentaires - le sang, le feu, la terre et l'eau pour créer des tableaux "viscéraux et sculptures éphémères ".L'artiste explorait les thèmes de son oeuvre : la vie, la mort, la renaissance et la transformation spirituelle, fortement inspirée de sa religion natale, la Santeria, qui alliait des éléments catholiques à des rituels afro-cubains. Ainsi, l'un de ses films les plus célèbres, Chicken Piece tourné en Ioha en 1972 nous présente l'artiste nue, debout devant le mur blanc de la galerie et face au public . Elle tient fermement une poule décapitée agitée de soubresauts et qui éclabousse son corps avec des gerbes de sang.
La mort, dans son oeuvre, semble omniprésente. "Mais elle est aussi traversée par la vie", précise Nancy Berhier, professeure des universités à la Sorbonne, spécialiste des arts visuels des mondes ibériques et ibéro-américains contemporains. Dans ces civilisations afro-cubaines ou pré-colombiennes, la mort et la vie, c'est la même chose. Donc, toutes ces formes rituelles qu'elle adapte comme par exemple quand elle se met dans la tombe sur le site de Yagul, ce sont des morts qui renvoient à la vie. L'arbre est arbre de vie, le feu purifie. Et le sang, c'est pareil. Le sang des règles est lié à la vie, à la fertilité, à la fécondité..."
Laisser une poule décapitée asperger son corps du sang de l'animal, la performance, difficilement envisageable aujourd'hui, témoigne de la libre créativité d'alors, en ce début des années 1970.
Dans (Rape Scene, 1973 - Scène de viol), elle crée des images d'un corps féminin ensanglanté, maltraité et vulnérable.
Dans Sweating Blood (Sueur de sang) son visage est filmé en gros plan, les yeux baissés. Des gouttes de sang tombent à l'orée de ses cheveux jusqu'à ensanglanter peu à peu le visage tout entier. Démarche identique pour Self-Portrait with Blood (autoportrait en sang, 1973) où cette fois, quatre photos nous la montre ensanglantée comme après un tabassage.
Images saisissantes quand on sait que l'artiste, défénestrée, avait peut-être ce visage au moment fatal.
C'était le 8 septembre 1985.
Ana Mendieta avait 36 ans.
Cette tragédie, jamais clairement élucidée, fut l'ultime épisode d'une vie fertile en émotions.
Née dans une famille bourgeoise à La Havane en 1948, l'artiste aura passé la plus grande partie de sa vie en exil, loin de sa famille et de sa patrie. En 1961, à l'âge de 13 ans, ses parents décident de l'envoyer vivre aux Etats-Unis avec sa soeur Raquelín, de deux ans son ainée.
Fidel Castro a pris la tête du gouvernement révolutionnaire en février 1959. Voulant épargner leurs enfants des innombrables purges qui sévissent à Cuba, les parents bénéficient alors de l'Opération Peter Pan. Il s'agit d'un transfèrement à grande échelle. Sous la tutelle du Catholic Welfare Bureau, 14000 jeunes arrivent ainsi aux Etats-Unis. Les deux soeurs sont envoyées à l’église catholique St. Mary’s de Dubuque, dans l’Iowa (au Nord des Etats-Unis). Là, elles sont séparées et placées, chacune, dans une famille d'accueil différente.
Double déchirement pour Ana Mendieta qui dira : "Mon exploration, à travers mon art, de la relation entre moi et la nature a été le résultat clair de mon arrachement de ma patrie pendant mon adolescence. C’est une façon de récupérer mes racines et de ne faire qu’un avec la nature."
Elle ne reverra pas le reste de sa famille, ses parents et son frère, avant plusieurs années. Son père, un temps nommé à un poste au gouvernement, est finalement condamné à la prison pour avoir pris part à des "activités contre-révolutionnaires".
Il y restera jusqu'en 1979 et décèdera en 1983 dans des circonstances troubles.
Ana Mendieta quittera l'Iowa en 1978 pour s'établir à New York.
Elève brillante, elle aura obrenu sa maîtrise de peinture en 1972 avant d'entreprendre une maîtrise en arts visuels.
L'université invitait régulièrement d'autres artistes. Elle fait ainsi la connaissance de Vito Acconci, Hans Haacke, Allan Kaprow et Robert Wilson. L'heure est aux performances. Ana Mendieta découvre qu'un corps peut être aussi un matériau artistique et riche d'une puissance émotionnelle qu'elle ne soupçonnait pas.
En 1971, c'est la révélation. Elle accompagne l'un de ses professeurs lors d'une fouille archéologique au Mexique. Cette visite lui permet de se découvrir un lien très fort avec les cultures précolombiennes.
Ana Mendieta veut fusionner avec cette terre qui "lui parle" viscéralement.
Pour y parvenir, elle se met en scène directement à même la terre, la boue ou le sable. Au Mexique, elle va produire une série de photographies, de vidéos et de performances intitulée Silueta Works.
En 1980, elle reçoit une "bourse Guggenheim". Son travail est désormais présenté dans un certain nombre d'expositions. Elle fait ainsi partie des 26 artistes exposées dans "Femmes des Amériques: perspectives émergentes" en octobre 1982.
En mai 1985, ses œuvres sont incluses dans une exposition de peintures, de dessins et de sculptures dans le Connecticut.
Sa cote d'artiste commence enfin à décoller.
En janvier 1985, elle se marie avec l'Américain Carl Andre, 49 ans, l'un des fondateurs de l'école de sculpture minimaliste, passé aussi par l'école militaire. Selon John Russell, critique d'art au New York Times, son travail "consistait en une combinaison austère de plaques d'acier, de blocs de bois, de briques et d'autres matériaux prêts à l'emploi".
Le couple passe sa lune de miel sur le Nil. Il aime faire la fête en arrosant généreusement chacune de leurs soirées. Carl Andre possède une maison en Italie et Ana Mendieta s'y verrait bien y vivre à l'année.
En ce début du mois de septembre 1985, elle inaugure une exposition rétrospective de son travail au New Museum of Contemporary Art, dans le Lower Broadway, à Soho.
Mais quelques jours plus tard, le 8 septembre 1985, survient le drame.
Le corps d'Ana Mendieta fait une chute de 34 étages depuis l'appartement du couple à Greenwich Village.
Le procureur du district de Manhattan déclare qu'un passant a entendu des cris "concordants avec le fait que quelqu'un soit jeté par la fenêtre". De plus, il y a des signes de lutte dans l'appartement et des éraflures sur le nez de Carl Andre, ainsi que sur ses avant-bras.
Il est arrêté, accusé d'avoir défenestré sa femme.
Après versement d'une caution de 250 000 dollars, le juge de la Cour pénale ordonne qu'il soit libéré.
Ma femme avait "quitté" la fenêtre. (sic)
Carl Andre
Dans sa déposition à la police, le sculpteur explique qu'il a eu un différend avec sa femme et qu'elle s'est rendue ensuite dans leur chambre. Quelques minutes plus tard, il serait entré à son tour dans la pièce sans la voir. Et pour cause : le corps de sa femme repose sur un toit en extension du deuxième étage.
Au cours du procès, Elizabeth Lederer, la procureure adjointe, évoquera l'appel de Carl Andre au numéro 911, la ligne téléphonique d'urgence.
On y entend le mari déclarer : ''Ma femme est une artiste, et je suis un artiste, et nous nous sommes disputés sur le fait que j'étais plus exposé qu'elle-même. Et elle est allée dans la chambre et je suis aller la chercher et elle "avait quitté la fenêtre" (sic) ''.
Lors de l'audience, il est établi qu'Ana Mendieta avait consommé une quantité considérable d’alcool avant sa mort.
Pour l'accusation, les choses sont claires : "Il y a eu une bagarre, qui a dégénéré dans la chambre à coucher et Carl Andre l'a fait tomber par la fenêtre ".
Mais Carl Andre avance une deuxième version des faits.
Il affirme à présent qu'il regardait la télévision avec sa femme puis, après un moment, Ana Mendieta est partie se coucher, seule. Quand il a regagné la chambre, il a constaté qu'elle n'était pas là et que la fenêtre de la chambre était ouverte.
Cette nouvelle version jette un certain trouble, augmenté par la déposition d'un portier qui travaillait à proximité au moment du drame. Il affirme avoir entendu des cris ponctués de : ''Non ! Non ! Non !'' juste avant que le corps ne touche le sol. De plus, au moment du procès, il sera révélé que Ana avait une peur paralysante des hauteurs et qu'elle évitait les fenêtres.
Carl Andre le savait-il ?
Le doute profitera à l'accusé.
Carl Andre sera reconnu non coupable d'avoir assassiné sa femme en la poussant par la fenêtre de leur appartement du 34ème étage.
En rendant son verdict dans un procès sans jury, le juge Alvin Schlesinger de la Cour suprême de Manhattan déclare : "La culpabilité de l'accusé n'a pas été prouvée au-delà de tout doute raisonnable".
Carl Andre écoute le verdict les mains enfouies au fond des poches "sans aucun signe d'émotion" note le New York Times.
En quittant la salle d'audience, pendant que la mère et la soeur d'Ana Mendieta le traitent de meurtrier, il murmure à proximité des ascenseurs : "La justice a été rendue."
Raquel Harrington, la soeur d'Ana, affirmera que, lassée des infidélités de son mari, Ana envisageait de divorcer et qu'elle avait même engagé un détective pour le suivre. Sa soeur produit les documents pour attester ses dires. Contre toute attente, cette documentation relative aux infidélités présumées de son mari sera jugée irrecevable par le tribunal.
Mais la mémoire d'Ana Mendiata, son travail et son drame, continuent d'être vivaces, défendus et respectés. Les Women’s Action Coalition (WAC) et les activistes féministes de l’art, les Guerrilla Girls, organisent régulièrement des opérations en portant des t-shirts ornés du visage d'Ana Mendieta.
En 1995, quand le sportif O.J. Simpson a été acquitté du meurtre de son ex-épouse Nicole Brown, les "Guerrilla Girls" ont publié et affiché ce montage pour dénoncer les violences domestiques :