Fil d'Ariane
Première femme chancelière de l'histoire allemande, Angela Merkel tire sa révérence après 16 années de pouvoir. Incontestablement reconnue comme l'une des personnalités politiques les plus puissantes de la planète, incarne-t-elle pour autant une figure modèle pour les féministes ? "Oui et non", répond Alice Schwarzer, figure du féminisme allemand.
Seize, et longues, années à la tête du gouvernement allemand ... Elle est la première et unique à avoir fait se conjuguer au féminin, le terme de chancelier. On ne compte plus les photos de sommets internationaux où elle a dû poser, vêtue de son éternel blazer de couleur, seule et unique femme parmi un parterre de dirigeants masculins, enserrés dans leurs cravates et costumes sombres. Une image qui restera gravée dans l'histoire du combat des femmes pour accéder aux plus hautes marches du pouvoir. Et rien que pour la force de ce symbole, chacun-e pourra y voir une victoire féministe et en Angela Merkel, 67 ans, une féministe à sa façon, une féministe malgré elle et peut-être imparfaite sous certains aspects.
"Je suis féministe", a pourtant lâché à quelques jours des élections qui marqueront la fin de son mandat, celle qui jamais jusqu'ici ne s'était revendiquée féministe. "Sur le principe, (le féminisme consiste) essentiellement à dire que les hommes et les femmes sont égaux, dans le sens d'une participation à la vie sociale, à toute la vie", a-t-elle affirmé lors d'une conférence en Allemagne la réunissant sur scène avec Chimamanda Ngozi Adichie, célèbre écrivaine féministe nigériane.
“Essentially, it’s about the fact that men and #women are equal, in the sense of participation in society and in life in general,” Chancellor #AngelaMerkel said last week.“And in that sense I can say: ‘Yes, I’m a #feminist.'” pic.twitter.com/RXG1oz2Gwi
— WomenAcrossFrontiers (@WomenAFrontiers) September 15, 2021
"A l’époque, j’ai dit timidement les choses. Aujourd’hui, tout ça est plus réfléchi. Dans ce sens, je peux maintenant le dire : nous devrions tous être féministes !", déclare-t-elle encore. Quatre ans plus tôt lors du G20 des femmes, entourée d’Ivanka Trump, de Christine Lagarde et de la reine Maxima des Pays-Bas, Angela Merkel avait "botté en touche", comme le rappelle Le Monde. "Pour être honnête, l’histoire du féminisme est une histoire avec laquelle j’ai des choses en commun mais aussi des différences, et je ne veux pas me jeter des fleurs avec un titre que je n’ai pas", répondait-elle alors à une journaliste qui lui demandait si elle était féministe.
Aujourd'hui, "quelque chose à changé" comme elle a tenu à le préciser lors de cette rencontre (une conférence organisée le 8 septembre 2021 à Düsseldorf, ndlr) : "Il y a vingt ans, je n’aurais pas fait attention s’il n’y avait eu que des hommes à discuter sur une estrade. Aujourd’hui, je considère que ça n’est plus possible".
Une prise de conscience tardive reçue comme "une gifle" pour les femmes, selon Ines Kappert, directrice de la fondation Gunda Werner, spécialisée dans l'étude du féminisme et le genre. "Elle a eu 16 ans pour écouter les féministes et améliorer la situation des femmes en Allemagne mais elle a décidé de ne pas le faire", regrette la chercheure auprès de l'AFP. Si la carrière d'Angela Merkel "mérite le respect", elle n'a pas su utiliser son influence pour apporter des changements structurels en faveur des femmes dans la société allemande, selon elle.
"Ces dernières années seront plus tard vues comme une révolution sociale. Dans l’histoire de la République fédérale, il n’y a jamais eu autant de choses de faites pour les femmes que sous Angela Merkel en une législature", estimait au contraire Die Welt. En 2009, le journal dressait un bilan plus positif, saluant deux principales avancées : la multiplication des places en crèche et l’instauration d’un salaire parental.
Néammoins, l'écart de rémunération entre hommes et femmes en Allemagne reste parmi les plus élevés de l'Union européenne, s'élevant à 19% en 2019, en partie parce que de nombreuses femmes travaillent toujours à temps partiel. Une loi sur la transparence des salaires entre hommes et femmes n'a été adoptée qu'après de nombreuses tergiversations des conservateurs.
Ces derniers sont aussi restés sourds aux appels à réformer le système fiscal, favorable aux couples mariés. Celui-ci rend moins attrayant pour le conjoint gagnant le moins, généralement la femme, de travailler à temps plein.
Et ce n'est qu'en 2020 que le gouvernement a accepté la mise en place d'un quota obligatoire de femmes dans les conseils d'administration, une réforme poussée par les sociaux-démocrates. "Nous aimerions que les femmes soient mieux représentées dans la politique, la société et les entreprises parce que c'est un facteur d'attraction important", explique sur France 24, Evelyne de Gruyter, la présidente de la fédération des entrepreneuses allemandes (VdU).
Quant au Bundestag, la chambre basse allemande, il compte aujourd'hui moins de députées qu'au début de l'ère Merkel, baissant de 36% en 2013 à 31% aujourd'hui.
WATCH: As her time in power draws to a close, German Chancellor Angela Merkel makes her position on feminism clear: 'We should all be feminists' https://t.co/CZhUxX2zs4 pic.twitter.com/7eMhp3AuEN
— Reuters (@Reuters) September 20, 2021
Angela Merkel a grandi dans l'ancienne Allemagne de l'Est communiste, où la gratuité des services de garde d'enfants permettait aux femmes de travailler et où l'égalité des salaires était inscrite dans la Constitution. Elle a récemment déclaré que c'est grâce à ses études de physique que, fille de pasteur, elle a appris à s'imposer, se rappelant les bousculades pour obtenir une table pendant les expériences. Pour sa biographe, Ursula Weidenfeld, autrice de l'ouvrage Die Kanzlerin, "Elle a souvent dit qu'elle ne voulait pas se vanter des mérites de ces femmes qui se sont battues depuis les années 1960, alors qu'elle-même n'avait pas participé à cette lutte et à ces débats. (...) Ce féminisme qui a émergé en Europe de l'Ouest et donc en Allemagne de l'Ouest, lui a toujours été étranger".
La dirigeante "a découvert le féminisme tardivement dans son mandat", estime de son côté la politologue Sudha David-Wilp, directrice adjointe du German Marshall Fund, qui lui trouve des circonstances atténuantes: "elle avait la tête dans le guidon à résoudre crise après crise". Connue pour son sang-froid, elle a su tenir tête à des personnalités aimant établir des rapports de force virils, comme avec Recep Tayyip Erdogan, Donald Trump ou encore Vladimir Poutine.
Sous son mandat, Ursula von der Leyen, son ancienne ministre de la Défense, est devenue la première femme présidente de la Commission européenne. Son actuelle ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, avait brièvement été présentée comme sa dauphine avant plusieurs faux-pas préjudiciables.
Ce n'est "pas assez", estime cependant Ines Kappert pour qui la chancelière aurait dû davantage favoriser l'éclosion de femmes politiques progressistes et féministes. En conséquence, son parti, la CDU, subit selon elle un "retour de bâton patriarcal" qui voit "des hommes super sexistes et conservateurs revenir sur le devant de la scène".
Féministe Angela Merkel? "Oui et non", répond Alice Schwarzer, figure du féminisme allemand dans un long entretien avec le magazine Spiegel. "Non, parce que je ne pense pas qu'elle soit à l'aise avec le féminisme, en tout cas avec la façon dont elle l'imagine. Mais oui, en acte. Sa vie. Son destin. Son succès. C’est du féminisme pur. Elle a prouvé que les femmes peuvent arriver au sommet sans rien devoir aux hommes". "Le plus important, et pour moi ce qu’elle laisse de plus déterminant : un style politique totalement nouveau, sans prétention, porté vers les problèmes concrets, respectueux à l’égard des autres", ajoute l'éditrice et rédactrice en chef du magazine EMMA .
Trois candidats sont en lice pour le poste de chancelier : l'actuel ministre des Finances et vice-chancelier social-démocrate Olaf Scholz, le conservateur Armin Laschet et la cheffe de file des Verts Annalena Baerbock, qui d'après les sondages semble avoir peu de chances de se qualifier pour le sprint final. Dimanche 26 septembre, il est donc fort probable qu'un homme succède à Angela Merkel. De quoi se désoler peut-être que la "Mutti" de l'Allemagne n'ait finalement pas choisi ou trouvé une candidate pour suivre son sillage. En dernier recours, la future ex-chancelière a finalement accepté de faire campagne pour soutenir celui qui se présente comme son héritier naturel. Selon Armin Laschet, un chancelier pourrait jouer un rôle clé en faveur de l'égalité des sexes, "peut-être un homme plus qu'une femme". On prend le pari.