Fil d'Ariane
Anita Conti fut la première océanographe française. Elle fut aussi l'une des premières écologistes à une époque où la défense de l'environnement était loin d'être à la mode. Elle condamnait déjà des pratiques alors répandues, comme la pêche intensive et le gaspillage qui déciment les mers et les océans du monde.
Détail de la couverture du roman graphique Anita Conti, par Catel et Bocquet, parue chez Casterman.
Quelques semaines après sa naissance, le père d’Anita, un médecin hygiéniste, la plonge dans l’Atlantique, au large de Lorient. Celle que l’on surnommera la "dame de la mer" ne quittera plus le monde aquatique. Océanographe, photographe, cinéaste, journaliste, essayiste, Anita – devenue Conti par son mariage avec un jeune diplomate, dont elle se séparera au bout de quelques années – a cherché toute sa vie à percer les mystères de l’océan, de Terre-Neuve aux côtes mauritaniennes, de l’Adriatique à la mer de Barents.
Très tôt, sa passion pour la mer débouche sur un combat écologique. Dès les années 1930, journaliste à bord du premier bateau de recherche océanographique français, elle constate de visu les dangers de la pollution des eaux et de la surpêche, et lance l'alerte. "Tous les bateaux ramassent le poisson à l'aveuglette, écrit-elle. Tous rejettent des tonnes de 'faux' poissons : les inutiles, les sales gueules, les indésirables, les traînards, les hors-la-loi. Ailleurs des pays sont privés de nourriture... Quel gâchis !"
Dans les années 1940, après avoir participé à des expéditions de déminage en mer, Anita Conti sillonne les côtes d'Afrique à bord de différents navires océanographiques pour y étudier les conditions de pêche et de conservation des produits de la mer et pallier la pénurie alimentaire en France.
Extrait du roman graphique Anita Conti, par Catel et Bocquet, paru chez Casterman.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle installe avec sa compagne une pêcherie expérimentale en Guinée. Sa mission : l'auto-suffisance de production alimentaire pour la population locale. Avec son équipe de pêcheurs et de repris de justice locaux, elle se sent "en harmonie de pensée", autant qu'avec les pêcheurs de son pays natal, dit-elle.
Les années 1950 la mène pendant six mois aux confins des mers boréales à bord d'un chalutier de pêche. Elle en revient avec des milliers de photos, des centaines de mètres de film et un livre, Râcleur d'océans. Et quand on lui demande comment elle a réussi à se faire accepter des marins, elle, seule femme parmi un équipage exclusivement masculin, première femme océanographe, elle répond : "A bord, je m'applique à n'avoir jamais soif, jamais chaud, jamais froid, jamais le mal de mer, jamais demander à me laver. C'est simple."
Dans les années 1960, la dame de la mer tente d’apporter une réponse à la surexploitation de la nature. De sa collaboration avec Jacques-Yves Cousteau naissent les premiers élevage d’aquaculture, pour remplacer l'extraction du poisson des fonds marins et cesser de "gaspiller" les espèces prises dans les filets mais qui ne se vendent pas.
Anita Conti aura passé plus de temps sur mer que sur terre, partageant ses idées et ses espoirs avec le commandant Cousteau. Sa vie est une plongée au cœur d’un monde inconnu et sauvage, mais surtout un cri d’alarme universel : "Sur le sol terrestre, aujourd'hui, on produit, méthodiquement. Dans le milieu aquatique, on exploite, aveuglément", disait-elle en 1953, déjà. Et si les mers représentent les trois quarts de la surface de notre planète, son avenir, et celui de l'humanité, dépend de leur sauvegarde.
Anita Conti est morte à 98 ans ; ses cendres ont été dispersées sur l'océan. Transgressive, toujours, elle a passé ses dernières années avec un homme plus jeune qu'elle de plus de cinquante ans. Faute de pouvoir épouser, car son divorce n'a jamais été officiellement prononcé, elle va l'adopter. Aujourd'hui encore, il s'active pour faire connaître son travail et publier ses écrits.
Depuis la parution de leur première bande dessinée consacrée à Kiki de Montparnasse en 2006, le duo d’auteurs formé par la dessinatrice Catel Muller et le scénariste José-Louis Bocquet réhabilite l'une après l'autre les grandes figures féminines de l’histoire. Après une série de biographies consacrée à Olympe de Gouges, Joséphine Baker et Alice Guy, ils publient un roman graphique sur la vie et les exploits d’Anita Conti, la dame de la mer.
Terriennes : Trois ans après la parution de votre ouvrage sur Alice Guy, vous publiez un roman graphique qui retrace la vie et les exploits d’Anita Conti. Comment est né ce projet ?
José-Louis Bocquet : Tous nos projets sont en rapport avec notre vie privée, notre vécu. Au début des années 1990, j'avais eu la chance d'assister à un débat au festival littéraire Étonnants voyageurs à Saint-Malo, où Anita Conti était invitée avec deux scientifiques. Elle était drôle, pétillante, savante et surtout extrêmement modeste sur son action, mettant toujours les autres en avant plutôt qu'elle-même. J'avais été fasciné par ce personnage qu'on avait complètement oublié et dont on rééditait alors les ouvrages. Elle était restée comme une petite graine dans un coin de ma tête.
Elle était la première à se préoccuper d'écologie, à dénoncer ce qui se passait dans les océans comme la surpêche. C'était il y a déjà 100 ans. Catel Muller
Catel Muller : Des années plus tard, lorsque nous nous sommes installés à Fécamp, nous avons découvert l'existence, dans la commune, d'un lycée, d'un bateau et d'une rue portant tous le nom d'Anita Conti. Cela m'a donné envie de connaître un peu plus cette personne. J'ai lu ces livres et j'étais stupéfaite par sa modernité et son combat. On a eu l'envie évidente de parler de cette femme qui était la première à se préoccuper d'écologie, à dénoncer ce qui se passait dans les océans comme la surpêche. C'était il y a déjà 100 ans. Elle était tellement pionnière ! En plus d'être une lanceuse d'alerte, elle est devenue scientifique et a trouvé des solutions pour remédier à de nombreux problèmes. Les solutions qu'elle a trouvées continuent d'être appliquées, encore aujourd'hui. Elle nous a paru extrêmement moderne comme personnage.
Comment expliquez-vous sa détermination et son courage à une époque où les femmes avaient pourtant très peu de droits ?
Catel Muller et José-Louis Bocquet : Effectivement, c'est un moment où les femmes avaient peu de droits. Elles n'avaient pas le droit de vote, ni la possibilité de faire des études, surtout scientifiques. Mais Anita Conti avait une grande passion pour la mer depuis toute petite.
Son père, qui était médecin hygiéniste, l'a jetée dans l'eau peu de temps après sa naissance. Elle disait d'ailleurs qu'elle savait nager bien avant de savoir marcher. C'est d'abord ce qui a nourri cette passion pour la mer et l'océan, ce besoin de découvrir ce qui se passait sous l'eau. Ça l'intriguait à tel point qu’elle a quitté la vie qu'elle avait en ville et le métier de relieuse d'art, qui lui réussissait très bien.
A l'époque, les femmes n'avaient pas le droit de monter sur les bateaux. Catel Muller et José-Louis Bocquet
Elle est entrée dans la presse afin de pouvoir écrire sur la mer, et finalement devenir une scientifique de la mer en expérimentant, en se faisant engager sur des bateaux, quitte à pousser des coudes pour que la marine nationale et le gouvernement lui permettent de monter sur les bateaux. Parce qu'à l'époque, les femmes n'avaient pas le droit de monter sur les bateaux. Elles étaient considérées comme dangereuses, comme un problème, mais elle, elle y est arrivée. Et donc on pense que c'est parce qu'elle avait cette passion tellement forte, cette envie tellement forte d'être là que tous les moyens étaient bons.
Et c'est ainsi qu'elle deviendra une scientifique aussi, en expérimentant, en faisant des dissections, en comprenant la chaîne alimentaire avec des microscopes, en faisant des cartes de pêche, des études sur la salinité des eaux, elle a tout essayé pour avoir une importance qu'elle aura d'ailleurs puisque plus tard, elle se fera engagée par le commandant Cousteau pour toutes ces recherches.
Votre livre montre également son parcours en Afrique où elle aura un engagement impressionnant auprès des femmes et des populations locales…
Catel Muller et José-Louis Bocquet : Effectivement, ce sont les circonstances de la guerre qui l'amènent à découvrir le continent africain parce qu'à cause de celle-ci, la grande pêche ne peut plus se pratiquer dans le nord de l'Atlantique. Il y avait cette idée qu'au large des pays de l'Afrique occidentale française, qui étaient encore des colonies, il y aurait peut-être la possibilité de pêcher. Donc, elle est envoyée toute seule en avant-garde par l'office de la pêche française pour faire le relevé des côtes mauritaniennes et sénégalaises. Très rapidement, elle se passionne pour la population locale, pour leur manière de pêcher, et elle va vraiment intégrer leur relation à la mer dans son propre rapport à la mer.
Extrait du roman graphique Anita Conti, par Catel et Bocquet, paru chez Casterman.
Quels sont d’après vous les points communs entre Anita Conti et vos autres clandestines de l’histoire (Olympe de Gouges, Joséphine Baker, Kiki de Montparnasse, Alice Guy) ?
Catel Muller et José-Louis Bocquet : Ce sont des femmes libres dans un milieu extrêmement rigide, un carcan où les femmes peuvent difficilement sortir, où elles n'ont pas encore le droit de vote et donc pas de droit social. Elles sont assignées à un rôle qui est de faire des enfants, de rester à la maison, éventuellement de faire le ménage ou d'être assistantes d'un homme. Mais à aucun cas de vivre de leur passion et d'avoir des idées personnelles. Donc ces femmes, venant de loin, se sont émancipées et ont su braver tous ces obstacles.
Pour ces femmes libres, l'absence du père les oblige à se débrouiller par elles-mêmes, à devoir éventuellement gagner leur vie, à vivre de leur propre travail et à assumer leur liberté. Catel Muller et José-Louis Bocquet
L'autre chose qu'on a découverte comme point commun entre elles, c'est qu'elles ont toutes un rapport au père compliqué parce qu'il y a toujours une absence du père d'une manière ou d'une autre. Chez Anita Conti, on ne sait pas que ce qui s'est passé réellement, mais son père, qui était très présent à sa naissance, a disparu de sa vie radicalement du jour au lendemain. Du côté des autres, le père a toujours été absent, défaillant, violent ou abandonnant. C'est, peut-être, à ces moments-là qu'elles ont été obligées de prendre leur destinée en main parce qu'il n'y a plus de modèle masculin protecteur pour elles comme il pouvait y en avoir à cette époque. C'est-à-dire que ce patriarcat protecteur qui n'existe pas pour elles les oblige à se débrouiller par elles-mêmes, à devoir éventuellement gagner leur vie, à vivre de leur propre travail et à assumer en fait leur liberté.
Comment vos ouvrages sont-ils accueillis par le public, notamment la jeune génération ?
Catel Muller et José-Louis Bocquet : Depuis notre premier ouvrage, Kiki de Montparnasse, qui est paru en 2006, on s'est adressé à un public beaucoup plus large que le public classique de la bande dessinée. Peut-être d'abord, parce que la forme du livre ne ressemblait pas du tout au format d'une bande dessinée classique. C'était un format qui avait été plus facile à appréhender pour un nouveau lectorat.
Il y a aussi le fait qu'on était vraiment les premiers à raconter dans une bande dessinée de 300 pages la vie d'un personnage féminin ayant existé, mais qui avait été occulté par l'histoire de France écrite par les hommes. Ce qui fait qu'avec le temps, on a un lectorat très large, à la fois féminin et masculin, mais aussi de tous les âges. On s'en aperçoit régulièrement quand on fait des séances de dédicaces. On a aussi bien des femmes qui peuvent avoir 70 ans comme des collégiennes et des lycéennes puisque le livre consacré à Olympe de Gouges est beaucoup utilisé par les profs d'histoire pour amener les élèves à s'intéresser à la révolution française. Ce qui fait qu’on a un public extrêmement large et c’est tout à fait passionnant pour nous d’échanger avec lui, surtout au sujet d’Olympe de Gouges qui a été très importante dans l'histoire de France, mais aussi dans l'histoire de l'égalité que ce soit entre hommes et femmes, blancs et noirs. C'est la pionnière de l’égalité d'un point de vue humaniste.
Comme dans vos précédents bio graphiques, vous optez dans ce livre pour des techniques de dessin et d’encrage qui permettent d’entrevoir l’époque où se situe l’action. Il en est de même pour les vêtements portés par les personnages du livre. Comment s’est passée la documentation graphique ?
Catel Muller : C'est long parce que ça prend un an de travail avant de démarrer la bande dessinée, que ce soit pour le scénariste qui lit tous les ouvrages sur le sujet ou pour moi qui vais chercher des portraits du personnage et toute une documentation sur l'architecture, les costumes, les moyens de transport. Pour ce livre, je me suis beaucoup documentée sur la mer et les bateaux. Les capitaines de pêche à qui je soumettais mes dessins de bateaux pour être sûr que ça tenait debout me l'ont fait reprendre maintes fois pour qu'ils n'aient pas l'air de bananes molles dans l'eau. Rires.
Extrait du roman graphique Anita Conti, par Catel et Bocquet, paru chez Casterman.
Qu’en est-il de votre côté au niveau de la documentation scientifique, José-Louis Bocquet ?
José-Louis Bocquet : Anita Conti était une passeuse. Elle a écrit trois ouvrages dans lesquels elle vulgarise à la fois ses recherches et celles auxquelles elle a pu assister (Racleurs d'océans en 1953, Géants des mers chaudes en 1957, L'Océan, les Bêtes et l'Homme ou l'ivresse du risque en 1971). Ces écrits ont été une source précieuse pour nous.
Avez-vous d’autres projets en cours ?
Catel Muller : Oui, nous avons toujours des projets en cours séparément et ensemble. De mon côté, je travaille actuellement sur le tome deux du Roman des Goscinny. Le premier tome consacré à René Goscinny, le créateur d'Astérix, a été publié en 2019. Pour le deuxième tome, José Louis Bocquet me donne un coup de main au scénario. Je travaille également sur l'adaptation d'un livre de Colette avec Claire Bouilhac. Ce livre sera publié chez Dargaud comme Indiana, le précédent livre réalisé avec Claire Bouilhac à partir d'un livre de George Sand.
Lire aussi dans Terriennes :