Anna Lagréné-Ferret, porte-voix des "gens du voyage" : "écrire a libéré ma rage"

Il aura fallu presque quatre-vingts ans à Anna Lagréné-Ferret, Voyageuse, pour mettre des mots sur la rage qui l’anime. Une rage nourrie par son histoire personnelle et celle de sa communauté, et les discriminations qu’elle a vécues tout au long de sa vie et dont les "gens du voyage" sont encore aujourd’hui victimes. Rencontre. 

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Anna Lagréné-Ferret

Anna Lagréné-Ferret partage son histoire à travers une autobiographie « Mémoires manouches : les miettes oubliées de la Seconde Guerre mondiale » auxéditions Petra..

Crédit : Valentin Merlin
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"Je ne sais pas comment j’ai pu arriver à cet âge. C’est un miracle", rit Anna Lagréné-Ferret, bien installée dans sa caravane, stationnée près de Brest, en Bretagne. Car la vie de cette pétillante grand-mère n’a rien d’un long fleuve tranquille. Mais plutôt un long voyage sur des routes sinueuses et parfois hostiles. 

À 82 ans, elle vient de publier une autobiographie pour raconter ce parcours, Mémoires manouches, les miettes oubliées de la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle elle décrit son quotidien, fait de misère, d’entraide et de débrouille. Prendre la plume n’était pas une évidence pour celle qui n’a fréquenté l’école que deux ans, après la guerre. Mais Anna avait trop de souvenirs douloureux sur le cœur. Si elle n’a pas appris à écrire à l’école, elle a réussi à apprendre à lire, et c’est en lisant beaucoup qu’elle s’est formée, seule, à l’écriture.

Mon cœur était comme un encrier qui a explosé. Écrire m’a libérée de la rage qui m’habitait. Anna Lagréné-Ferret

Juste avant ses 80 ans, elle commence à rédiger ses mémoires, avec une ambition affichée : changer le regard de la société sur les "gens du voyage", dont elle est issue. "Les paroles s’en vont, mais les écrits restent, assure la Voyageuse. Mon cœur était comme un encrier qui a explosé. Écrire m’a libérée de la rage qui m’habitait."

De page en page, Anna déroule dans son livre le fil de ses souvenirs. La déportation, pendant la Seconde Guerre mondiale. La misère, le froid, la faim, qu’elle connaît trop bien dans ses jeunes années. Le rejet, auquel sa famille est confrontée lorsqu’elle s’arrête dans les villages. La douloureuse injustice d’être privée de droits et de reconnaissance. L’éducation, à laquelle elle n’a pas eu accès, mais dont elle sait qu’elle est la clé pour les générations futures… Et aussi l’espoir de jours meilleurs pour les siens, qu’elle porte ancré en elle.

Mémoires manouches

Mémoires manouches, les miettes oubliées de la Seconde Guerre mondiale, par Anna Lagréné-Ferret, aux éditions Petra. 12€.

Crédit : éditions Petra

Libérés des camps, puis chassés sans compassion

L’histoire d’Anna débute dans un camp de concentration en Belgique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les "nomades", ou les "tziganes", sont emprisonnés par les Nazis. Anna a deux ans lorsqu’elle est internée avec son frère et sa mère, qui donne naissance à sa sœur dans le camp. À la libération, Anna retrouve son père, enfermé dans un autre camp. "On ne nous a rien donné, on nous a laissé partir et on nous a ignorés et oubliés", déplore Anna, qui gardera un traumatisme de cette période. "Après ça, on se méfiait des ‘‘sédentaires’’."

Il fallait aller pointer dans les mairies de chaque village où on arrivait, comme des parias. Parfois, on nous disait ‘‘Hitler n’a pas fini le travail’’. Anna  Lagréné-Ferret

La famille s’installe sur un terrain vague à Lille, dans le nord de la France, et vit pendant deux ans du petit salaire que rapporte le père d’Anna, musicien de jazz manouche dans un cabaret parisien. Puis la famille reprend la route, mais peine à trouver de quoi se nourrir et se chauffer. Et se confronte au rejet des gens. "On partait avec nos chevaux et notre roulotte, se remémore Anna. Mais partout où on s’arrêtait, on nous chassait sans compassion. Si on ne partait pas, on était verbalisé. Parfois, même, le chef de famille était emprisonné pendant plusieurs semaines."

Les Voyageurs ne disposent pas, à cette époque, de documents d’identité officiels. "Il fallait aller pointer dans les mairies de chaque village où on arrivait, comme des parias. Parfois, on nous disait ‘‘Hitler n’a pas fini le travail’’. Alors qu’on ne demandait rien, juste la possibilité de s’arrêter, parce qu’on ne peut pas voyager tout le temps. Ce rejet me faisait très mal. J’ai voulu comprendre pourquoi on nous méprisait comme ça. Les gens ont peur de nous ; il y a beaucoup de préjugés, dont j’ai souffert toute ma vie."

Mari Anna Lagréné-Ferret

Michel Lagréné, le mari d’Anna, lui aussi rescapé des camps.  

Crédit : Anna Lagréné-Ferret

De nombreuses injustices et quelques avancées

Devenue mère de huit enfants, Anna survit avec sa famille en vendant sur les marchés les produits de vannerie que fabrique son mari, Michel, lui aussi passé par les camps et membre de la communauté évangéliste. Ils font aussi parfois les vendanges. Mais les injustices et les discriminations ne s’arrêtent pas. Anna subit les taux de crédits très élevés que sa famille doit accepter pour pouvoir acheter une caravane, le refus des assurances d’assurer leurs véhicules, les aides sociales auxquelles les gens du voyage ne peuvent pas prétendre, les préjugés qui persistent… 

Avant, on ne restait que quelques jours dans les communes et les écoles rechignaient à accueillir les enfants. On ne pouvait pas bien apprendre et on était ignorant de nos droits. Anna Lagréné-Ferret

Des injustices d’autant plus insupportables, que les Voyageurs n’ont pas les armes pour se défendre, faute d’éducation et d’information. "Il ne faut pas s’arrêter aux apparences, on n’a pas toujours la belle vie. Si on a une belle caravane, c’est qu’on s’est endetté pour l’acheter et on en prend soin, parce que c’est tout ce qu’on a. Et aujourd’hui, les gens du voyage travaillent pour payer tout ça", plaide l’octogénaire.

Malgré tout, sa méfiance envers les "sédentaires" s’apaise au fur et à mesure que la Voyageuse voit les choses évoluer pour sa communauté. Au début des années 2000, la loi Besson oblige les communes de plus de 5 000 habitants à construire des aires de stationnement pour les "gens du voyage". Ce qui permet aux familles de pouvoir notamment scolariser les enfants. "Avant, on ne restait que quelques jours dans les communes et les écoles rechignaient à accueillir les enfants. On ne pouvait pas bien apprendre et on était ignorant de nos droits."

Anna Lagréné-Ferret enfant

Anna Lagréné-Ferret et deux de ses huit enfants, ici pendant les vendanges auxquelles participait son mari, dans les années 1960. 

Crédit : Anna Lagréné-Ferret

Porter la solidarité au cœur de la société

Désormais grand-mère et arrière-grand-mère, Anna encourage ses petits-enfants à faire des études. "Les choses évoluent. À mon époque, on avait un enfant tous les ans ; c’était dur pour les femmes. Aujourd’hui, mes petites-filles travaillent ; elles font des ménages, parce qu’elles ont arrêté l’école trop tôt. C’est dommage, elles auraient pu viser de bons métiers. C’est ce que je voudrais : que les gens du voyage soient mieux intégrés dans la société et qu’ils puissent exercer des métiers comme médecins, avocats, gendarmes ou même préfet. Des métiers qui façonnent la société et grâce auxquels on pourrait mettre en avant la solidarité, une valeur qui est essentielle pour nous."

À mon époque, on avait un enfant tous les ans ; c’était dur pour les femmes. Aujourd’hui, mes petites-filles travaillent ; elles font des ménages, parce qu’elles ont arrêté l’école trop tôt. C’est dommage, elles auraient pu viser de bons métiers. Anna Lagréné-Ferret

Depuis 2015, les "gens du voyage" peuvent obtenir une carte d’identité ou un passeport. Une avancée importante aux yeux d’Anna Lagréné-Ferret. "Enfin, l’État a reconnu que nous étions français et on a obtenu le droit de vote." Un droit qu’Anna exerce désormais à chaque élection. Avec l’aide des assistants sociaux et des associations de défense des Voyageurs, elle s’est aussi beaucoup renseignée sur ses droits. Et n’hésite plus à les revendiquer. "Mais à chaque fois que je fais une demande, on me refuse tout. Ca ne fait rien, je continue de faire les demandes quand même", sourit la malicieuse grand-mère.

Anna Lagréné-Ferret s’agace aussi de ne pas pouvoir vivre avec les siens : "Il n’y a pas de terrains assez grands pour réunir les familles. Il faudrait un plan national qui prévoit la création de terrains familiaux un peu partout pour régler ce problème." Ses enfants vivent sur des terrains à proximité de l’aire d’accueil municipale qu’elle occupe depuis vingt-deux ans et viennent régulièrement l’aider. Certains membres de sa famille, comme beaucoup de jeunes Voyageurs, aimeraient se sédentariser. "Mais il faut pouvoir acheter un terrain et tous ne le peuvent pas, surtout qu’il est très compliqué de faire un crédit. Les banques refusent, explique Anna. Et quand les jeunes trouvent un terrain, ils se heurtent à de grosses contraintes, ont des difficultés pour obtenir l’accès à l’eau et à l’électricité. Et il y a toujours du rejet de la part des riverains…"

Anna Lagréné-Ferret couleur

"Pour nous déloger, il n’y a pas de barrièr ; en revanche pour nous loger, il en reste. J’en ris, mais parfois, ça me fait pleurer."

Crédit : Anna Lagréné-Ferret

Des réactions qui font dire à Anna que, même si la situation évolue, il y a encore beaucoup à faire. "Les barbelés sont enlevés, mais on a toujours des barrières, qui tombent petit à petit. Pour nous déloger, il n’y a pas de barrière ; en revanche pour nous loger, il en reste. J’en ris, mais parfois, ça me fait pleurer."

Anna Lagréné-Ferret travaille désormais à l’écriture d’un second livre, qui explorera d’autres souvenirs qui lui sont revenus en mémoire. Si, du fait de son âge, elle ne voyage plus depuis une vingtaine d’années, elle dit voyager dans sa tête grâce à ses souvenirs. Et promet : "Je me battrais jusqu’à ma mort pour améliorer la situation des Voyageurs."

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