Fil d'Ariane
Difficile d’y échapper cette semaine. Le « mommy porn » (ou porno pour maman) a envahi nos médias et nos rues pour la promotion du film 50 nuances de Grey, éponyme d’un roman à succès international vendu à 100 millions d’exemplaires et traduit en 50 langues. L’afflux de spectateurs dans les salles en cette Saint Valentin ne devrait pas démentir le succès en librairie du roman de l’Américaine EL James.
Quelle est donc la recette d’un tel tourbillon médiatico-commercial juteux ? Les ingrédients n’ont rien d’original : Christian Grey, un millionnaire (milliardaire ?) sombre, torturé, enfant maltraité, adulte dominateur et très charismatique s’attelle à l’éducation sexuelle d’Anastasia, une étudiante vierge dont il tombe (oups !) amoureux.
Cette idylle deviendrait presque « fleur bleue » sans les scènes de sexes et épisodes sado-maso qui ponctuent l’ouvrage. De quoi émoustiller un lectorat principalement féminin mais pas de quoi faire progresser les questions sur le genre dans les bestsellers… Même s’il est vrai qu’Anastasia ne se laisse pas (tout le temps) faire.
Ce modèle de livre érotique, très cliché finalement, a fait des émules auprès d’une de ses lectrices : Anna Todd. A 25 ans, cette Américaine qui lâche très peu son portable et les réseaux sociaux est en passe de devenir une auteure à succès avec sa saga After (Après, éditions Hugo&Cie), une sorte de 50 nuances de Grey version université américaine.
On y retrouve un canevas et des personnages similaires : Tessa fait son entrée à la fac et son grand saut dans la vie. Cette blonde, optimiste, brillante (et vierge) va tomber sous le charme d’Hardin, mauvais garçon tatoué, bagarreur, alcoolique et très cultivé. Lui aussi, a connu une enfance malheureuse traumatisante. Lui aussi se veut dominateur (étouffant ?) et sombre. C’est avec lui que Tessa va découvrir le désir et sa sexualité. « Un instant, je le déteste et le moment d’après, j’ai envie de l’embrasser. Il me fait ressentir des choses que je n’aurais jamais imaginées, et pas seulement sur le plan sexuel. Il me fait passer du rire aux larmes, hurler de rire et de colère mais, plus que tout, il me fait me sentir vivante. »
Hardin est directement inspiré du chanteur Harry Styles, minet qui officie dans le groupe de musique pop anglais One direction et désormais la muse de l’auteure Anna Todd. C’est le principe de la « fan fiction » : écrire son propre récit à partir d’un livre, film, célébrité existante. 50 nuances de Grey était ainsi inspiré de la saga de vampires : Twilight.
Anna Todd use aussi d’érotisme dans son récit. Une manière de s’assurer le suivi des lecteurs ? « Je n’ai pas consciemment écrit des scènes de sexe pour les pousser à lire. Mais je pensais que cela rendait l’histoire meilleure », nous raconte-t-elle lors de son voyage de promotion à Paris en janvier. « Quand j’ai commencé à écrire After, je m’intéressais davantage à des livres érotiques pour adultes et donc ça m’a inspirée. » Pas question de surfer sur la vague érotico-sentimentale qui a réussi à 50 nuances de Grey ?
Dans After, Tessa voue un amour inconditionnel à un Hardin dont la dureté et parfois la méchanceté sont excusées par les tourments qui l’habitent: « J’aime ce salaud endommagé, qui se déteste, je l’aime tellement que je crains que cela ne me détruise. »
Dans leur rapport dominant/dominé, Tessa accepte beaucoup (trop ?) de choses du dangereux Hardin aux charmes irrésistibles qui attisent le désir extrême qu’il fait naître chez elle : « Aimer Hardin, c’est sauvage et excitant. »
Mais Anna Todd insiste, Tessa parvient progressivement (trop rarement ?) à s’en émanciper, à s’affirmer en jeune femme du XXIe siècle qu’elle est.
Le fanstasme du mâle dominant séducteur a de beaux jours devant lui même auprès d’une jeune auteure de 25 ans qui a des lectrices de son âge.
En écrivant, Anna Todd ne mesurait pas l’engouement des lecteurs qui allait accompagner la publication de chaque chapitre sur internet. Car le parcours du livre After est original. Rien ne prédestinait ce récit à passer du web au papier.
Anna Todd a grandi dans une petite ville de l’Ohio, puis déménage à 18 ans au Texas avec son mari soldat qu’elle épouse juste après le lycée. Grande lectrice, elle dévore notamment 50 shades of Grey, Twilight, et surtout les classiques : Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë et Orgueil et préjugés de Jane Austen… bien plus chastes qu’After dans lequel elle fait souvent référence à ces deux romans.
Puis, Anna Todd découvre l’application pour mobile Wattpad grâce à laquelle, les internautes peuvent écrire des textes tapés directement sur leurs téléphones et dont ils publient chaque chapitre sur le site internet de Wattpad. Ils sont ainsi mis gratuitement à la disposition de tous.
Sur le site, son audience est incroyable et largement médiatisée par Wattpad : plus d’un milliard de livres lus en ligne pour les trois « tomes ». Au fur et à mesure qu’elle poste un chapitre, les internautes qui la suivent commentent presque chaque ligne, influençant son écriture.
Grâce aux commentaires laissés par les internautes, l'auteur enrichit son intrigue de nombreux rebondissements.
C’est un nouveau type d’écriture qu’inaugure Anna Todd le « social writting » (l’écriture communautaire). Elle a ainsi l’assurance de séduire et de surprendre constamment ses lecteurs avides découvrir le prochain chapitre. Et ça marche. Le nombre de lecteurs aidant, Wattpad lui propose de publier son récit.
Et c’est la maison d’édition américaine Simon and Schuster qui décroche le contrat (juteux) pour publier After en 4 tomes, dans plus de 27 pays, et bientôt adapté au cinéma. Les droits ont été achetés par Paramount pour un montant resté secret.
Quelle différence entre la version numérique gratuite et le papier ? Pas grand chose assure Anna Todd, mises à part… des scènes de sexe étoffées (tiens, tiens..). Mais ne parlons pas de marketing.
En France, le premier tome paru le 2 janvier s’est vendu à 180 000 exemplaires sur 210 000 tirés. A titre de comparaison, Valérie Trierweiler a écoulé plus de 200 000 de Merci pour ce moment. Le deuxième opus d’After sorti le 5 février et publié à 160 000 exemplaires fera-t-il encore mieux ? L'auteure, forte de son succès, a déjà repris son téléphone et son personnage d'Hardin pour écrire l'avant After...pour les lectrices qui en redemandent.