Fil d'Ariane
C’est une voix, énergique, singulière aussi dans le paysage littéraire suisse, qui s’éteint avec Anne Cuneo. Une voix qui ne ressemblait à aucune autre, creusant un chemin à elle, une voix de femme, obstinée, batailleuse. Une voix populaire aussi: on se souvient du succès du Maître de Garamond où s’inventait l’imprimerie et surtout du Trajet d’une rivière, récit historique autour d’un musicien baroque qui la fit connaître bien au-delà des frontières suisses. Une voix doublée d’un très large sourire, qui a, aussi, habité les écrans romands. Anne Cuneo fut aussi journaliste, longtemps correspondante à Zurich de la Télévision Suisse Romande, racontant, par-dessus le rideau de Röstis, sa Suisse adoptive et plurielle. Une voix enfin, qui enveloppait, séduisait ses lecteurs, eux qu’elle disait tant aimer rencontrer en vrai, à l’occasion, par exemple, des salons du livre.
Je suis une immigrée. Lorsque je suis arrivée à Lausanne petite fille, venant d’Italie du Nord, je n’avais qu’une envie: m’intégrer
Anne Elise Cuneo est née à Paris le 6 septembre 1936, mais elle a grandi en Italie, dans la région de Milan, où sa famille retourne en 1939. Une drôle d’enfance, pas facile, avec déjà, dit la légende personnelle d’Anne Cuneo, une idée fixe: être écrivain. Un père, donc. «Qui était cet Alberto Cuneo, un mètre soixante-dix, cheveux gris, dents en avant, ingénieur-conseil, athée et antifasciste? Né en Ligurie au tournant du siècle?», S’interrogeait l’écrivain dans Portrait de l’auteur en femme ordinaire. «Quelqu’un avec qui je m’entendais bien», répond-elle. Ce père meurt en 1945, trop tôt, sans doute. Et Lydia, sa mère: «Un mètre cinquante-cinq, yeux et cheveux noirs, douée pour la musique et le théâtre, ménagère, sommelière, représentante de commerce, née à Trieste à l’époque où la ville était encore autrichienne». Là, Anne Cuneo ne parle plus «d’entente» ¬- les récits de la mère et de la fille ne coïncident pas ¬- mais plutôt d’une énergie partagée, de talents artistiques, d’une façon de faire face, toujours, dans l’adversité. Il en faudra du ressort à Anne Cuneo pour traverser son enfance: car depuis la mort de son père, elle passe de pensionnats en internats. Et dès 1950, elle se retrouve en Suisse, pays dont elle adoptera la nationalité plus tard, par mariage. «Je suis une immigrée. Lorsque je suis arrivée à Lausanne petite fille, venant d’Italie du Nord, je n’avais qu’une envie: m’intégrer – surtout qu’on ne me remarque pas. D’où un apprentissage accéléré de la langue, d’où une adoption enthousiaste de la mentalité ambiante», écrivait-elle dans Le Temps en 2012.
Un coup de frais dans cette jeunesse ballottée, la découverte, toute seule, de Londres, toute une année. Puis des voyages, nombreux, en Europe. Ses romans porteront la trace de ses années de formation. Le personnage de Zaida, par exemple, doctoresse pionnière du roman éponyme, voyage pour se former dans un monde d’hommes peu accueillant.
Les tout premiers textes d’Anne Cuneo, dans les années soixante sont marqués par le surréalisme. Mais très vite, le récit social, le livre documentaire, parfois à caractère autobiographique, l’emportent sous sa plume. Il y aura Mortelle Maladie ¬ récit autour d’un enfant mort, prématuré; Poussière de réveil, scènes de la vie conjugales, puis Le Piano du pauvre – la vie d’une accordéoniste lausannoise. En 1978, c’est le coup d’assommoir: un lui diagnostique un mauvais cancer, potentiellement mortel. L’écriture là encore intervient: ce seront Passage des Panoramas, parcours d’une femme, Une Cuillerée de bleu qui veut conjurer la maladie, livre combatif et grand succès populaire: plus de 100 000 exemplaires seront vendus. Il y aura encore ce Portrait de l’auteure en femme ordinaire, pour dire une vie, menacée.
Une histoire me frappe et j’ai envie de la raconter
Anne Cuneo reste en vie et continue d’écrire. Une nouvelle phase plus romanesque et historique s’ouvre avec Station Victoria, son premier roman publié chez Bernard Campiche en 1989, à qui elle restera désormais d’une fidélité sans faille. En 1995 Le Trajet d’une rivière, ode à un musicien oublié, se fait bestseller et se voit traduit en plusieurs langues. Hommage à Shakespeare aussi avec Objets de splendeur, au théâtre avec La Tempête des heures, au genre policier à travers les enquêtes de Marie Machiavelli. Il y eut encore quelques films, des pièces de théâtre, des scénarios aussi.
«Une histoire me frappe et j’ai envie de la raconter, disait Anne Cuneo dans une interview à Bonne Nouvelle en 2013. J’utilise alors les moyens les plus appropriés à la disposition pour la raconter.» C’est une femme de plume pragmatique, efficace, enthousiaste, parfois à l’emporte-pièce, une conteuse, en tout cas, qui s’en va.
Article original paru dans Le Temps de Genève