Fil d'Ariane
Prix Nobel de littérature 2022, Annie Ernaux est l'une des plus grandes autrices de la littérature française, ainsi qu'une grande voix féministe. Écrivaine de l'intime, la voici désormais se dévoilant sur grand écran. "C'est à la fois le récit de ma vie mais aussi celui de milliers de femmes", dit-elle pour présenter Les années Super 8, documentaire réalisé avec des images d'archives familiales.
A 82 ans, Annie Ernaux reçoit la récompense suprême. Un Prix Nobel de littérature attribué pour "le courage et l'acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle", selon le jury Nobel. Et c'est tout cela que l'on retrouve dans le documentaire qui sort ce mercredi 14 décembre 2022 au cinéma en France, Les années Super 8.
"Son œuvre est sans concession et écrite dans un langage simple, propre", a souligné l'Académicien Anders Olsson dans sa présentation de l'oeuvre de la lauréate. "Quand elle met au jour, avec courage et acuité clinique, les contradictions de l'expérience sociale, décrivant la honte, l'humiliation, la jalousie ou l'incapacité à voir qui l'on est, elle accomplit quelque chose d'admirable et qui s'inscrit dans la durée", a-t-il ajouté.
BREAKING NEWS:
— The Nobel Prize (@NobelPrize) October 6, 2022
The 2022 #NobelPrize in Literature is awarded to the French author Annie Ernaux “for the courage and clinical acuity with which she uncovers the roots, estrangements and collective restraints of personal memory.” pic.twitter.com/D9yAvki1LL
Pour l'Académie suédoise, "malgré un style littéraire consciemment ludique, elle déclare qu'elle est, je cite, 'ethnologue d'elle-même' plutôt qu'une écrivaine de fiction". L'écrivaine française est autrice de Les Armoires vides et de L'événement, qui relatent le parcours du combattant d'une étudiante pour avorter avant la légalisation de la contraception, de Une femme, la mort de sa mère, ou de Mémoire de fille, le récit de l'année de ses 18 ans.
Le site Franceinfo rappelle qu'elle a raconté l'enfance, l'adolescence, la jeunesse dans Ce qu'ils disent ou rien et sa famille, ses parents et son émancipation sociale dans La Place ou La Honte. La romancière a raconté son mariage, ses enfants, son travail de professeure dans La Femme gelée, la passion dans Passion simple, la mort de sa sœur avant sa naissance dans L'Autre Fille ; elle a aussi raconté sa ville dans Regarde les lumières mon amour, un journal de bord des moments qu'elle a passés dans son hypermarché Auchan. Annie Ernaux a livré une forme de synthèse de tout ça dans Les Années, paru en 2008.
Avec sa prose cristalline, Annie Ernaux faisait depuis longtemps partie des favoris des cercles littéraires, mais elle a assuré que c'était pour elle une grande "surprise", un "très grand honneur" et une "responsabilité" qui lui est donnée pour continuer à témoigner "d'une forme de justesse, de justice, par rapport au monde".
Larmes de joie. L’avoir tant espéré.
— Marie-Pierre Rixain (@RixainMP) October 6, 2022
Annie Ernaux c’est une histoire de femme dans l’Histoire des femmes.
C’est elle et c’est nous.
Et son écriture « au couteau ». #NobelPrize2022 pic.twitter.com/p5GRBaj531
Dans Les années super 8, un film coréalisé avec son fils et présenté à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 2022, Annie Ernaux fait le récit de sa vie, "mais aussi celui de milliers de femmes en quête de liberté et d'émancipation". Ce road movie intimiste concocté à partir d'images d'archives familiales nous emmène en voyage dans le temps, dans la France des années 1970. L'écrivaine raconte la décennie qui a fait d'elle une des plus grandes voix féministe de la littérature française.
Les années Super 8 est né de l'envie de se réapproprier des dizaines de films super 8 tournés entre 1972 et 1981 par son ex-mari, aujourd'hui décédé.
[CANNES 2022] "C’est en restant résolument écrivaine qu'Annie Ernaux permet l’assomption de ces images si banales, brillamment montées par son fils, en pur cinéma." #Cannes2022 #QuinzaineDesRéalisateurshttps://t.co/d0TjB9MwxX pic.twitter.com/vjF2mcimoo
— Les Fiches du Cinéma (@fichesducinema) May 25, 2022
Si l'idée de faire du cinéma ne l'a jamais vraiment intéressée, Annie Ernaux dit s'être laissée "prendre au jeu" : "Je me suis vraiment investie dans ce récit qu'on entend car c'était important pour moi de me raconter dans mes mots", précise celle qui a été finaliste du prestigieux prix Booker international en 2019. "Ces films étaient stockés dans un tiroir depuis des années et on les avait un peu oubliés. Un jour, nous les avons regardés avec mes fils et mes petits-enfants. C'est là, de fil en aiguille, que David m'a proposé d'en faire un film sur lequel j'accolerai un récit", raconte la romancière de 81 ans.
Annie Ernaux est l'une des plus grandes écrivaines françaises de sa génération. Hier au festival de Cannes, elle a présenté son premier film en tant que réalisatrice : « Les Années Super 8 », nous plongeant dans les années 70. Reportage dans le @19h30RTS. pic.twitter.com/TGTNbi1TFf
— RTSinfo (@RTSinfo) May 25, 2022
Dans le film, le spectateur découvre une Annie Ernaux mariée et mère de deux enfants en bas âge. A chaque fois, l'écrivaine est au premier plan, omniprésente. Mais à y regarder de plus près, c'est une femme frêle, mal à l'aise dans sa nouvelle vie que le public rencontre.
Une femme tiraillée entre ses devoirs d'épouse, sa vie bourgeoise, elle la transfuge de classe comme elle l'a racontée dans La place, et son désir irrépressible d'écrire. C'est d'ailleurs à cette époque qu'elle écrit son premier livre Les Armoires vides (1974).
Il ne s'agit pas d'un film de souvenirs, même s'il documente les années qui l'ont forgée comme écrivaine mais il décrit surtout une époque, celle des Trente glorieuse et la soif de vivre d'une génération en quête d'émancipation, de loisirs et de voyages.
Annie Ernaux aura pourtant mis plusieurs années à s'émanciper de sa vie domestique pour écrire. "Je peux affirmer que ces dix années sont les années majeures dans ma vie parce qu'elles vont confirmer mon désir d'écrire. Et puis aussi parce que je vais gagner ma liberté. Une liberté que je souffrais de ne pas avoir, même si je pense que j'ai fait, moi, un mariage d'amour".
"Je pense que pour le spectateur, c'est peut être un récit qui est nouveau, vraiment nouveau pour lui, de me voir et de m'entendre raconter des choses de mon intimité et en même temps, cette intimité appartient à tout le monde", poursuit-elle. Finalement, "c'est à la fois le récit de ma vie mais aussi celui de milliers de femmes qui ont elles aussi été en quête de liberté et d'émancipation".
Si plusieurs de ses films ont été adaptés au cinéma, dont L'événement, récit autobiographique sur l'avortement clandestin qu'elle a subi en 1964, qui a raflé le Lion d'or à la Mostra de Venise 2021, Annie Ernaux raconte ne pas être intéressée par ce médium.
La raison ? "J'écris avec les images intérieures, les images de la mémoire. Le processus d'écriture pour le cinéma est très différent", explique-t-elle.
Au moment où le droit à l'avortement est remis en question aux Etats-Unis, que pense celle dont l'oeuvre est traversée par ces questions ? "Je crois qu'on pouvait attendre cette vague conservatrice, car quand les femmes prennent le pouvoir .... ou plutôt quand leurs voix s'élèvent, les hommes sont solidaires entre eux", répond-elle. Et d'ajouter "qu'en France comme aux Etats-Unis, les femmes ne sont plus disposées à se laisser faire".
Véritable icône féministe pour plusieurs générations, Annie Ernaux confie simplement se sentir "femme. Une femme qui écrit, c'est tout".
"Je suis toujours étonnée que ce que j'écris dans la solitude ait un tel écho ! C'est vrai que rencontrer des lecteurs me donne du plaisir et une justification de l'écriture, tous les doutes se trouvent d'un seul coup effacés dans ce partage, et je me dis qu'on n'est pas seul", confie-t-elle sur France Inter.
Son dernier livre Le jeune homme est paru début mai chez Gallimard. Dans ce très bref récit de 40 pages écrit à la fin des années 1990, l'autrice raconte une relation qu'elle a vécue avec un garçon de 30 ans son cadet, lorsqu'elle avait 54 ans. Une histoire d'amour qu'elle vit tel un défi vis-à-vis de la société. En exergue au début du livre, on peut lire ces quelques mots : "Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu'à leur terme, elles ont été seulement vécues".
Un ouvrage, épisode de plus de l’entreprise autobiographique d’Annie Ernaux commencée il y a un demi-siècle, qui reçoit l'aval des critiques. Le Figaro salue "le rythme de la forme brève ernausienne, sa densité, fruit d’un long travail, le martèlement d’une lecture du réel ". L'écrivaine "réussit le prodige de mettre en relief, avec la simplicité et la densité de l’évidence, les aspects essentiels d’une expérience", selon L’Obs. Quant à L’Express, il conclut ainsi "Disons-le tout de go, un délice, un bonbon, un clin d’oeil à la vie".
Sacré clin d'oeil à la vie aussi que ce prix Nobel de littérature... Le comité Nobel n'avait pas réussi à la joindre pour la prévenir qu'il annonçait déjà au monde son choix. D'ailleurs, l'écrivaine n'y a pas cru lorsqu'on l'a prévenue. "Non ! Ah bon ? Je suis très surprise, vous êtes sûrs que je l’ai bien reçu ?", s’est-elle exclamée en recevant l’appel des journalistes de l’agence de presse scandinave TT Nyhetsbyrån, comme l’a relayé sur twitter la journaliste française Anne-Françoise Hivert.
"Non! Ah bon? Je suis très surprise, vous êtes sûre que je l'ai bien reçu ?" Annie Ernaux au journaliste de l'agence TT qui lui apprend qu'elle a été nobellisée. "Je travaillais ce matin et le téléphone n'arrêtait pas de sonner mais je n'ai pas répondu." https://t.co/ilnCFfLSy6
— AnneFrancoise Hivert (@afhivert) October 6, 2022