Fil d'Ariane
Par tribunes interposées, après les agressions sexuelles commises à Cologne le 1er janvier 2016, en Allemagne, en France et de l'autre côté de la Méditerranée, la polémique n'en finit pas d'opposer féministes, chercheurs et intellectuels que l'on pourrait pourtant croire du même bord. Jusqu'au paroxysme atteint autour d'un texte de l'écrivain Kamel Daoud. Martine Storti, féministe et intellectuelle française, tente de sortir de ce piège, une "impasse" écrit-elle.
L’émancipation des femmes est un enjeu politique et universel, pas identitaire
« Un double processus d’occidentalisation de l’émancipation des femmes est à l’œuvre, conduit par des courants politiques, religieux, idéologiques (tous les qualificatifs conviennent) en apparences opposés mais qui concourent, chacun à leur manière, à la construction d’une impasse.
L’actuel débat autour des articles de Kamel Daoud en est un exemple de plus, il n’est pas le premier et sans doute pas le dernier.
D’un côté s’énonce de manière tonitruante l’affirmation que la liberté des femmes, leur égalité avec les hommes sont une composante de l’identité française et plus largement occidentale. Depuis le lancement en 2009, sous présidence Sarkozy, du débat sur l’identité nationale, le processus d’identitarisation de l’émancipation des femmes n’a pas cessé.
Et après les agressions commises, en particulier à Cologne, la nuit de la Saint Sylvestre, par des centaines d’hommes, pour la plupart d’origine maghrébine, contre des centaines de femmes, nous avons pu constater à quel point la liberté des femmes a été présentée comme la marque de l’Occident, y compris par ceux qui, quelques mois plus tôt, avaient porté au pinacle « Le suicide français » d’Éric Zemmour, pourtant chantre agressivement nostalgique de la soumission des femmes à l’ordre patriarcal, ordre hélas mis à mal à partir des années 70 par les horribles militantes du MLF, à la fois féministes, gauchistes et soixanthuitardes, autant dire le nec plus ultra de l’infamie !
A retrouver dans Terriennes, sur le même thème :
> Après les violences de Cologne, penser le féminisme
Cette transformation de l’émancipation des femmes en marque identitaire est une aubaine pour celles et ceux qui, en apparence opposés aux précédents, font du féminisme l’autre nom de l’impérialisme, du néocolonialisme et le rendent synonyme de la « mission civilisatrice » jadis brandie par le colonialisme pour se légitimer.
L’émancipation des femmes n’est ni une donnée de l’Occident, ni l’autre nom du néo-colonialisme
Cette autre manière d’occidentaliser le féminisme est une vieille histoire, qui s’écrivait par exemple à Téhéran, en mars 1979, il y a donc 37 ans, lorsque par milliers des Iraniennes manifestaient contre le port du tchador prôné par l’ayatollah Khomeiny tout juste rentré de son exil en France. Et là encore, le processus se perpétue, jusqu’à instruire le procès du féminisme au nom de l’anti-impérialisme, de l’anti-racisme, de l’anti-islamophobie, de la défense du camp des « dominés ».
L’écrivain algérien Kamel Daoud au coeur d'une polémique - repères
Finaliste du Goncourt 2015 pour son roman "Meursault contre-enquête", l'écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud est au coeur d'une polémique des deux côtés de la Méditerranée pour avoir dénoncé le "rapport malade à la femme" dans le monde arabo-musulman.
Le 24 février 2016 dans le Quotidien d'Oran dont il est le chroniqueur régulier, il affirme vouloir désormais se consacrer à la littérature. Apès une tribune sur les agressions sexuelles commises dans la nuit du 31 décembre à Cologne (Allemagne), publiée dans la Repubblica , le Monde et le New York Times, il a été accusé par des chercheurs français, dans le Monde, de faire le jeu des tenants d'un "choc des cultures" et de véhiculer un orientalisme hérité de la colonisation.
Mais d'autres l'ont soutenu, comme Benjamin Stora, historien du Maghreb ou la romancière franco-tunisienne Fawzia Zouari, estimant qu'il a n'a eu que "le tort de pointer sans détour les travers des siens". En Algérie, journalistes et écrivains se divisent aussi.
Il faut dire non aux deux. En même temps. Dans un seul mouvement.
L’émancipation des femmes n’est ni une donnée de l’Occident, ni l’autre nom du néo-colonialisme.
Rabattre l’émancipation des femmes sur l’identité occidentale revient à faire fi des siècles de luttes sur de multiples fronts qu’il a fallu mener pour la réaliser. Ces libertés, cette émancipation, ont été conquises contre.
Contre des traditions, des préjugés, des religions, des grilles, des enfermements. Contre la morale établie, contre le contrôle du corps des femmes.
Les « occidentales » ont dû affronter leurs églises, leurs partis politiques, leurs pères, leurs frères, leurs camarades.
Elles ont dû faire face aux opprobres, aux injures, aux stigmatisations, aux refus déguisés en « plus tard », en « ce n’est pas le moment », en « ce n’est pas l’enjeu principal ».
Elles ont dû dénoncer les pactes démocratique et républicain qui pendant des siècles les a exclues. Et contrairement à ce qu’on entend ou lit ici ou là, les salons littéraires des siècles passés, aussi brillantes qu’y furent quelques femmes, la galanterie et la conversation, aussi grand que soit leur charme, ne valent pas émancipation !
Celle-ci est le produit de combats constants, et elle exige une vigilance permanente, tant la tentation n’est jamais loin de rogner les droits acquis, les libertés conquises, en particulier d’ailleurs celles qui renvoient à la maîtrise par les femmes de leur corps et de leur sexualité, ainsi que l’atteste l’opposition, jamais éteinte en Europe, à l’avortement, pour ne prendre que cet exemple.
Au lieu de figer l’émancipation dans une identité, il faut lui rendre son historicité.
Au lieu de figer l’émancipation dans une identité, il faut lui rendre son historicité. Car l’historiciser, c’est la rendre possible pour d’autres. D’autres qui ont aussi à se battre contre leurs religions, leurs traditions, leurs préjugés, leur enfermement dans une communauté ou une culture. D’autres qui, depuis des décennies, se battent pour le droit à la subjectivité, à la singularité, à l’individualité. Et qui continuent. Et qui ainsi prennent souvent le risque de leur vie.
Les combats sont les mêmes, parce que l’égalité, la liberté ne sont ni des marques identitaires, ni des enjeux de mœurs, de modes de vie.
Ils sont des principes politiques. Et comme tels, leur valeur, leur portée sont universelles. Et c’est ainsi que de surcroît, ils font ressemblance et assemblage. Et qu’ils permettent d’avancer ensemble contre l’essentialisation des différences que tant de voix, en apparence opposées mais en réalité convergentes, s’emploient à construire. »
Ce texte a d'abord été publié dans le Monde du 2 mars 2016
Martine Storti est une journaliste et écrivaine française. Elle fut très engagée dans le mouvement féministe des années 1970/1980, avant d'être chargée de mission auprès de Laurent Fabius alors Premier ministre en 1984, et Inspectrice générale de l'Education nationale. Elle a mené aussi de nombreuses missions pour promouvoir l'éducation des filles en Afghanistan, en Arabie saoudite ou en Indonésie.
Elle tient un blog martine-storti.fr et son nouveau livre (mars 2016) « Sortir du manichéisme, des roses et du chocolat. » (Ed. Michel de Maule) tente lui aussi de sortir des querelles dogmatiques et des polémiques parfois stériles qui empêchent de penser le présent et le futur.