Après les violences de Cologne, penser le féminisme

Près d'un mois après les violences sexuelles contre les femmes à Cologne et dans d'autres villes allemandes, dans la nuit du 31 décembre 2015 au 1er janvier 2016, la sidération règne toujours outre-Rhin et provoque des divisions entre féministes, autant dans l'analyse que dans les moyens à mettre en oeuvre. Des divergences qui se font sentir aussi en France.
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Alice Schwarzer et Anne Wizorek
Les féministes Alice Schwarzer et Anne Wizorek : deux générations, deux origines, la première de Cologne, la deuxième de l'Est, et deux réactions aux événements de Cologne
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Les plaintes continuent d'affluer dans les bureaux de la police en Cologne, mais pas seulement. D'autres villes allemandes auraient été le théâtre des mêmes événements : des bandes de jeunes gens très violents, dont beaucoup d'origine maghrébine, prenant pour cible des femmes, dans un mélange d'agressions sexuelles et de vols à l'arraché. Des scènes vues pendant la révolution égyptienne, après 2011, place Tahrir, mais pas encore vécues en Europe en ce début de 21ème siècle.

Sur les faits eux-mêmes, et sur l'attitude de la police, beaucoup continuent à s'interroger, tant les "preuves" médiatiques habituelles - images tournées avec des portables, celles des caméras de surveillance, etc -, manquent. Mais un rapport de la policé fédérale révèle que douze des seize régions ont été touchées par ce phénomène. Plus d'un millier de plaintes ont été déposées dans un seul Länder, celui de Rhénanie du Nord-Westphalie (Cologne, Düsseldorf et Bielefeld). Dans une moindre mesure, des cas similaires ont été enregistrés en Hesse (centre, 31), en Bavière (sud-ouest, 27), dans le Bade-Wurttemberg (25), à Brême (nord, 11) et Berlin (est, six).

Violences à Cologne
Dans la nuit du 31 décembre 2015 au 1er janvier 2016 des bandes de "mauvais garçons" attendaient devant la gare de Cologne leurs proies, des jeunes femmes , qu'ils ont agressées sexuellement et volées.
Markus Boehm/dpa via AP

Face à ces violences en bandes organisées, autant le gouvernement que les associations de défense des droits des femmes et plus généralement les féministes, hésitent à trouver les mots et les actions, pour désigner ce qui s'est passé et pour penser les moyens d'enrayer le phénomène. Derrière ce désarroi (pas pour toutes) se profile différentes conceptions de la lutte pour l'égalité entre les sexes, différents modèles, qui épousent peu ou prou les évolutions du monde.

Quatre courants occupent ainsi, avec plus ou moins de présence selon le degré de visibilité des "actrices", la sphère politique et médiatique post événements de Cologne. Sur le devant de la scène, apparaissent les "jeunes"  activistes de l'Internet et des réseaux sociaux, opposées aux "mères", voire grands-mères du Mouvement de libération des femmes. En arrière plan, les travailleurs sociaux, les militantes, les intellectuelles tentent de faire entendre leurs voix.

Les tenantes du "parler vrai"


Au lendemain du 1er janvier, lorsque l'ampleur des actes a été connue, les médias du monde entier se sont tournés vers Alice Schwarzer. Avec une évidence habituelle : la journaliste/écrivaine féministe, excellente francophone, vit et travaille à Cologne où elle a installé, voilà déjà 40 ans, dans une vieille tour au bord du Rhin son journal Emma, une publication aux bonheurs variés et à la périodicité fluctuante au gré des engouements pour les droits des femmes. Qui mieux que cette co-fondatrice du MLF au début des années 1970 pouvait réagir à ce qui s'était produit dans sa ville-même ?

Mais les journalistes ont dû faire rapidement volte-face : de l'autre bout de l'Allemagne surgissaient Anne Wizorek (35 ans) et ses co-signataires d'un appel circulant à la vitesse cybernétique sur les réseaux sociaux . Ces nouvelles venues contredisaient avec force les analyses de la célèbre septuagénaire. Au point que l'hebdomadaire Der Spiegel (Le Miroir), a organisé un entretien croisé entre les deux porte-voix de visions féministes très opposées. Avec quelques réparties à fleuret moucheté...

Question de Christiane Hoffmann and René Pfister du Spiegel : "Considerez vous, Mme Wizorek, que Alice Schwarzer est raciste ?"
Wizorek : C'est raciste si l'on agit seulement lorsque ce sont des migrants qui commettent ces agressions sexuelles. J'aimerais vraiment que l'on s'en tienne à un débat plus nuancé sur la violence sexuelle. Une telle violence est un problème pour toute la société, pour tous les genres, et  désigner les seuls migrants comme responsables ne peut devenir la norme des discussions sur ce sujet.
Schwarzer : La bonne décision c'est d'aller y regarder de plus près. Bien sûr qu'en Europe nous sommes frappées par une violence sexuelle structurelle et endémique. La violence est toujours la face sombre de la domination. Les hommes qui viennent désormais chez nous en provenance de cultures islamiques sont façonnés par des conditions plus archaïques qu'ici. C'est un problème que nous avons trop longtemps ignoré. Au nom de la fausse tolérance, nous avons accepté que les femmes soient gardées comme des prisonnières, et forcées au mariage.
Wizorek : Mais maintenant nous avons atteint le coeur du sujet. Nous devons engager un débat sur l'intégration pas sur l'exclusion.
Schwarzer  : Mais qui donc mène ce débat sur l'exclusion ?
Wizorek  : La majorité de la société allemande.
Schwarzer : Je vais vous dire quelque chose à propos de cette majorité. Il y avait et il y a depuis 25 ans un malaise croissant dans cette majorité, et c'est le résultat de cette fausse tolérance. Des mondes parallèles ont émergé. Une jeune femme ne peut plus se promener dans certains entourages sans qu'un jeune homme ou un autre crie "salope !". Des amis à moi qui vivent à Kreuzberg (un quartier cosmopolite de Berlin, ndlr) me l'ont raconté.
Wizorek : Je vis à Berlin et je n'ai jamais rien entendu de tel à Kreuzberg.
Schwarzer : Alors vous avez eu de la chance. Mais si nous continuons à nier cela, ces problèmes avec les hommes venus d'ailleurs, alors nous laisserons le peuple dans les mains des dirigeants populistes. Si les partis politiques sortent de l'aveuglement et de la banalisation, il n'y aura pas de Pegida (le parti xénophobe très actif à Dresdes - Est de l'Allemagne, ndlr) ou de Alternative für Deutschland, AfD (parti d'extrême-droite et anti européen, ndlr).
Wizorek : Je ne nie pas qu'il n'y a pas de structures patriarcales plus présentes dans certains pays qu'en Allemagne. Mais le coeur du problème n'est pas l'Islam, c'est le patriarcat.
Schwarzer : Alors voici que vous interprétez le Coran. Je vais vous dire : je ne l'ai jamais fait moi-même, parce que c'est inutile. J'ai lu la Bible et j'y trouve aussi des choses très mauvaises. Toute religion peut être mauvaise. Nous ne parlons pas ici de religion ou de foi. Nous parlons de la politisation de l'Islam qui exerce d'ailleurs en premier lieu sa pression sur les Musulmans pacifiques qui vivent en Allemagne. (.../...)
Wizorek : La violence sexuelle existait avant les réfugiés. Elle n'a pas été importée.
Voir l'entretien croisé complet en anglais

Sur son compte twitter, @marthadear, Anne Wizorek n'est pas certaine que cet échange ait été très constructif...

tweet wizorek

Un ‘musulman’ est-il forcément un prédateur sexuel?
Alice Schwartzer

Alice Schwartzer dans un texte mis en ligne sur son site, avant cet entretien croisé, avait déjà dénoncé "la fausse tolérance" à l'oeuvre en Allemagne, celle qui a permis les violences du nouvel an. Elle y accusait celles et ceux qui, au nom de l'antiracisme, ont permis à l'islam politique, comme celui des Frères musulmans, de se développer, responsable selon elle de la misogynie agressive qui s'est manifestée. Un point de vue repris en France par Elisabeth Badinter, autre féministe historique, qui n'a pas peur d'être qualifiée d'islamophobe, et qui place cette religion aux sources des maux modernes, en particulier des violences faites aux femmes. 

« Un ‘musulman’ est-il forcément un prédateur sexuel ? » s’interroge donc Alice Schwarzer dans ce texte très polémique. Avant de proposer l'alternative à laquelle la réponse semble vouée : « La seule question qui vaille et que n’a pas posée la police : est-ce que ces quelque mille hommes impliqués dans le réveillon du nouvel an à Cologne étaient réunis de façon aléatoire, ou bien n’y a-t-il pas dans l’islamisme une violence sexuelle politique intrinsèque ? Nous avons donc le choix. Version 1, le ‘musulman’ en soi est porteur de violence sexuelle, décuplée s’il est avec des centaines d’autres, qui s’exprime contre des femmes autonomes. Version 2, ces centaines de musulmans ne s’étaient pas rassemblés ce soir-là par hasard sur la place de la Gare, et ils sont venus avec des mauvaises intentions spécifiques. »

La variante 1 serait, pour la célèbre journaliste de Cologne, raciste, puisqu'elle désignerait des Nord-Africains ou des Arabes. La deuxième variante est selon elle, en revanche, politique, puisqu'elle ne désigne pas tout musulman, mais seulement les adeptes d'un islam politique qui irait grosso-modo des salafistes à l'Etat islamique en passant par les Frères musulmans.

Des analyses qui, en plus d'être confuses avec cette assimilation de l'islam aux seuls arabes, semblent en contradiction avec les "contre-enquêtes" menées sur les fauteurs de troubles, des bandes de jeunes ultra-violents, le plus souvent très peu éduqués, très peu croyants, et très fortement alcoolisés (ce qui se combine mal avec les interdits de l'islam).

Violence sociale


Dans le quotidien français libération, le professeur de l'Université de Dortmund Ahmet Toprak  qui a travaillé sur les violences liées aux migrations décrit les agresseurs : "ce sont des hommes, pour la plupart maghrébins, en situation d'échec. Ils sont venus (en Allemagne), avec un projet précis, chargés d'une mission :  : envoyer de l’argent à leur famille. Ces hommes sont sous pression. La réalisation de ce projet s’avère rapidement impossible en Allemagne pour des Maghrébins qui n’ont aucune chance d’obtenir le statut de réfugié politique. Ils n’ont donc pas le droit de travailler, sont exclus des cours de langue et d’intégration, ne peuvent pas choisir leur lieu de résidence, sont contraints de vivre dans l’illégalité. Je ne veux en rien les excuser, mais ils n’ont d’autre choix que de tomber dans la criminalité. (.../...) Lorsque des migrants viennent de sociétés patriarcales, et plus particulièrement de régions agricoles, avec un faible niveau d’éducation, la probabilité est grande qu’ils soient choqués par l’indépendance et la confiance en soi des femmes allemandes. Je ne cesse de répéter qu’il faut aborder ces questions dans les cours d’intégration, répéter que lorsqu’une femme vous sourit ou vous adresse la parole, ce n’est pas une invitation à une relation sexuelle."

La jeune Anne Wizorek propose une autre analyse, avec les co-signataires de son appel, et le mot dièse #ausnahmslos (que l'on pourrait traduire par #sansexception) qui fait flores sur twitter depuis sa mise en ligne. Se référant à un autre texte qu'elle avait lancé en 2013, accompagné d'un autre hashtag #aufschrei (#criertrèsfort) afin de dénoncer la prégnance des violences conjugales en Allemagne, la jeune activiste entend ainsi relancer le combat contre les violences sexuelles quels qu'en soient les auteurs.

Cela est dangereux pour tous si le féminisme est exploité par des extrémistes
Anne Wizorek et autres

Pour cette professionnelle des réseaux sociaux, les ressorts de cette violence sont identiques chez un père de famille allemand, bourgeois et parfaitement bien socialisé et chez un jeune immigré, exclu et sans emploi. Elle a rallié autour d'elles des trentenaires allemandes, de tous les milieux sociaux, de toutes origines, certaines s'affichant grand sourire aux lèvres et foulard sur les cheveux, un mélange difficilement imaginable en France. L'appel a également reçu des soutiens de poids comme celui de la la ministre allemande chargée de la famille et des femmes, Manuela Schwesig (Parti social-démocrate) et de l'icône révolutionnaire américaine Angela Davis.

Extrait du manifeste #ausnahmslos : "La lutte continue contre la violence sexuelle d'où qu'elle vienne est une priorité essentielle. Il est dangereux pour nous tous si le féminisme est exploité par des extrémistes dans le but d'inciter au rejet de certains groupes, comme c'est le cas depuis les incidents de Cologne.
Il est faux de se focaliser sur la violence sexuelle uniquement lorsqu'elle est perpétré par des personnes perçues comme "les autres" : musulmans, arabes, noirs ou nord-africains, c'est à dire désignés comme non allemands par les extrémistes. En outre, la violence sexuelle ne doit pas être dénoncée seulement lorsque des femmes blanches en sont les victimes présumées.

Nous voulons une société dans laquelle chacun-e, indépendamment des origines, de l'orientation sexuelle, du genre, de la religion ou du mode d'expression, pourra se sentir en sécurité et à l'abri de toute attaque verbale ou physique : dans la rue, à la maison, au travail ou sur internet. Ce sont les fondements d'une société libre."

Oktoberfest à Munich, nouvel an à Cologne, même causes, mêmes effets ?

A l'appui de ses thèses, la jeune communicante cite les méfaits commis année après année lors de la fête de la Bière de Munich, Oktoberfest  en allemand. Selon elle, au moins 200 viols et crimes y seraient perpétrés à chaque édition, ce que semblent démentir les chiffres officiels des plaintes, pas plus d'une dizaine en 2015. Anne Wizorek rétorque que, à cette occasion, les agressions sexuelles sont présentées comme "normales", "gauloises" dirait-on en France avec un petit sourire indulgent, par exemple lors des très arrosées fêtes estivales de Bayonne, et que sans doute les femmes qui y participent ne songent pas à porter plainte. Les témoignages semblent aller dans son sens : nombre de femmes présentes à l'Oktoberfest racontent que le simple fait d'aller aux toilettes peut se transformer en chemin de tous les risques et de tous les gestes déplacés.
 

Oktoberfest, Munich septembre 2015
Oktoberfest, la fête de la Bière à Munich, en octobre 2015, lieu de tous les excès, une comparaison affichée par certaines, rejetée par d'autres
AP Photo/Matthias Schrader

Changer les lois

Cette dispute entre "jeunes" et "âgées", entre anciennes et modernes, laissent assez froides d'autres féministes qui ne se retrouvent ni dans les propos "xénophobes" de la directrice de Emma, ni dans ceux trop "angéliques" de la jeune communicante. Le collectif "Lila" rassemble des associations de défense des droits des femmes de Cologne, qui refusent d'être "instrumentalisées par l'extrême droite" et qui appellent d'urgence à "une réflexion sociale". Elles pointent aussi du doigt l'absence de moyens alloués à la réception des migrants, leur concentration systématique dans des lieux transformés en zones de non droit, et le hiatus entre un affichage d'images hyper sexualisées, par exemple dans la publicité, et les interdits.

Dans un long commentaire, en réponse à une interrogation de fond posée par une blogueuse "Après Cologne. Le féminisme a-t-il échoué ?", une travailleuse sociale tente d'expliquer aux unes que la récupération raciste lui fait horreur, et aux autres que refuser de voir la spécificité des événements du nouvel an n'est pas pertinent. Celle qui se présente comme "une travailleuse sociale, féministe depuis 30 ans, en rupture d'église, électrice rouge-verte, et qui a caché une jeune fille de 17 ans d'origine turque que l'on voulait forcer au mariage",  trouve "stupide", par exemple, la comparaison entre les événements de Cologne et ce qui se passe à la Fête de la Bière de Munich.

Les trois courants présentés ci-dessus se retrouvent cependant sur un point : une législation inadaptée vis-à-vis des violences sexuelles. En Allemagne, pour poursuivre un violeur, il faut que la victime prouve qu'elle a explicitement refusé cette relation sexuelle, qu'elle s'est défendue, ce que la terreur empêche souvent. Quant aux attouchements, même très insistantes, ils ne sont pas sanctionnés... 
 

Migrants à Cologne
Un réfugié se tient dans l'ombre du préfabriqué d'un centre pour arrivants à Cologne
AP Photo/Martin Meissner


On n'ose à peine conclure cette revue de réactions féministes par celles de personnalités en vue, élue ou éditorialiste, qui veulent, ou semblent vouloir, résolument se démarquer des droits des femmes. On rappellera ici le "bras de distance" auquel devraient se conformer les femmes, une sorte de ceinture de sécurité de protection vis-à-vis des hommes, proposé par Henriette Reker, maire (droite) de Cologne depuis quelques mois et qui a suscité les moqueries jusque dans ses rangs. Et on évoquera du bout de la plume, la journaliste Brigit Kelle, de Focus (hebdomadaire plutôt "conservateur") qui, tout en tirant à boulets rouges sur les étrangers à l'origine des tous les maux, vilipende l'agressivité de certaines féministes contre une sorte de machisme mou, et leur soi-disant silence dès qu'il s'agit de migrants...

Reste que la discussion est toujours stimulante, et qu'elle conforte, en ces temps troublés, l'image d'une Allemagne, ouverte au monde, et offensive sur la scène mondiale intellectuelle...

Manifestantes contre les violences sexuelles à Cologne
"Une femme est une femme, est une femme, est une femme" Des manifestantes à Cologne, contre le sexisme et le racisme à Cologne, le 9 janvier 2016
AP Photo/Juergen Schwarz