En 2018, l’Arabie saoudite levait le voile sur la conduite féminine. En août 2019, les femmes étaient autorisées pour la première fois à voyager et à demander un passeport sans l’accord de leur tuteur légal. Mais pour Dua, 22 ans et Dalal Al-Showaiki, 21 ans, tout cela n'a rien changé.
C’est lors des vacances en famille à Istanbul en juillet 2019, que les deux soeurs décident d'échapper au mariage forcé et à l'emprise de leur père malgré les risques qu'elles encourent. Cela fait des années qu'elles y songent. Elles profitent de l'absence de surveillance pour quitter leur chambre d'hôtel et ne plus jamais revenir. Dua et Dalal lancent un appel sur les réseaux sociaux pour que la communauté internationale leur vienne à l’aide, se retrouvant sous le feu des médias.
Pour les soeurs Al-Showaiki, la fuite est la seule solution pour vivre leur vie: être des femmes libres, passer le permis et surtout étudier sans avoir à demander à une tierce personne.
«En Arabie saoudite tout nous était imposé. On ne pouvait pas vivre notre vie, prendre des décisions, même sur les détails les plus petits. Sortir seules dans la rue, ne pas porter l'abaya, même notre mère nous frappait si l'on voulait enlever notre abaya. S'enfuir c'était la première décision que l'on a prise », expliquent-elles à Envoyé spécial.
Partir coûte que coûte
Elles vivent aujourd'hui grâce à des dons provenant d'une cagnotte en ligne sur les réseaux sociaux ainsi qu'à des donateurs plus conséquents, anonymes. Ces dons devraient leur permettre encore de subvenir à leurs besoins plusieurs mois.
Pour raison de sécurité, Dua et Dalal Al-Showaiki voudraient quitter la Turquie et cherchent un nouveau pays pour les accueillir.
«L'UNHCR a identifié un pays où elles peuvent s'installer et ce pays a accepté», explique leur avocat Toby Cadman, mais d'après la loi, les autorités turques doivent d'abord donner leur accord, comme pour tous les réfugiés qui sont passés par leur sol.
«Elles sont donc encore en période de transition à Istanbul. ce processus est en cours depuis quelques mois. Ils n’ont pas dit non, mais ils n’ont pas dit oui », nous précise le magistrat, avocat au barreau de Londres.
Actuellement, les deux soeurs bénéficient d'un
«système de protection, jusqu'à ce qu'elles n'en aient plus besoin, en attendant, elles font très attention et essaient de changer d'endroit le plus souvent possible.» L'avocat précise bien que
« ce n'est pas une situation idéale mais pour l'instant ça les maintient en sécurité», et que bien évidemment il préfèrerait bien les voir dans un autre pays.
Sur le papier, elles ne peuvent pas être contraintes de retourner en Arabie saoudite,
« la Commission des Nations unies pour les réfugiés leur a accordé le statut de protection en Turquie. Mais, elles pourraient être expulsées de force et nous savons que les autorités saoudiennes n'hésitent pas à prendre des mesures extraordinaires pour faire revenir leurs ressortissants. »Arabie saoudite : ouverture ou stratégie de communication ?
L'Arabie saoudite qu'elles dépeignent n'est pas celle revendiquée par le prince héritier Mohammed Ben Salmane qui s’efforce de communiquer sur une ouverture et une modernisation du pays. En autorisant les femmes à conduire, en leur permettant d'entreprendre des démarches administratives, le souverain compte bien changer l'image donnée à son pays. Néammoins, d'autres règles discriminatoires relatives à la tutelle sont toujours en vigueur.
D’après leur défenseur, la nouvelle loi n'a pas eu d'effet sur le sort des deux jeunes Saoudiennes. Il faut
«regarder comment évolue la vie des femmes de manière individuelle en Arabie saoudite. Nous parlons d’une culture d’oppression des droits des femmes. Même si les principes s’appliquent à un passeport, il y a des façons dont ce droit n’est pas effectif, en raison de la culture de domination masculine.»«Comme vous le savez Mohammed Ben Salmane a été très actif sur cette communication et les relations publiques font tout pour faire changer l'image que donne l’Arabie saoudite au monde occidental», conclut-il.
Entretien avec Alice Gauvin, journaliste qui a suivi les deux jeunes femmes depuis leur "évasion", et dont les témoignages font l'objet d'un reportage intitulé « Les fugitives ».
Terriennes : Avez-vous des nouvelles de Dalal et Dua al-Showaiki ?Alice Gauvin : On a échangé régulièrement, après c’est un peu compliqué parce qu’elles ont des moments de résiliation et d’abattement pendant lesquels il est difficile d’échanger avec elles. Elles sont toujours coincées à Istanbul et réfléchissent aux deux scénarios possibles: soit elles arrivent à quitter la Turquie ou soit elles y restent. Tout en sachant que leur souhait le plus grand serait d’étudier dans un pays occidental.
Dans quel état d'esprit sont-elles ? Il y a une forme de déception qui est venue relativement vite, parce que pour les autres jeunes femmes qui ont été médiatisées, que ce soit Rahaf Mohammed ou les soeurs Maha et Wafa Al-Subaie (qui elles aussi ont fui l'Arabie saoudie, ndlr), la situation s’est débloquée beaucoup plus vite, donc elles espéraient vraiment qu'en interpellant le monde entier sur Twitter elles trouveraient réellement une solution. Elles n’avaient pas conscience que la législation turque était différente de celles d’autres pays. Puis il y a eu sans doute un peu d’incrédulité. Elles le disent à la fin du reportage. Leur plus gros rêve était d’arriver à s'échapper d’Arabie Saoudite et elles ont réussi. Quoiqu’il arrive, elles sont aujourd'hui plus libres que ce qu’elles n’auraient jamais pu imaginer en restant en Arabie Saoudite.
En août 2019, l'Arabie saoudite autorisait les femmes à faire des démarches administratives sans leur tuteur et notamment le droit de voyager et d'obtenir un passeport, est-ce que ça change quelque chose à leur sort ?À leur sort non, car quand elles sont parties, il fallait encore l’accord d'un tuteur pour quitter le pays, donc elles ont enfreint la loi. C’est un peu le même exemple que pour le permis de conduire, MBS et l’Arabie saoudite ont communiqué sur le fait que les femmes avaient le droit de conduire. Dans les faits, c’est toujours sous l’autorisation du tuteur, Dua dit d’ailleurs dans le reportage qu’elle a demandé à son père qui a refusé. Le jour où cette loi a été divulguée, ils ont mis en prison les militantes féministes, qui se sont battues pour obtenir le droit de passer le permis de conduire. Elles y sont toujours, ça va faire deux ans. Elles ont été torturées, agressées sexuellement.
Il est difficile de mesurer combien de femmes ont réellement profité de cette autorisation de voyager. Ce qui est sûr, c’est que tant que le système de tutelle masculine existera, un gardien pourra aller voir la police et dire que leur fille a fugué et la police ira les chercher.
Tous les observateurs pensent que si Dua et Dalal mettent un pied au consulat d’Arabie saoudite, on ne les reverra jamais. Leur père qui est leur tuteur légal, n'a pas "digéré" le fait qu’elles se soient enfuies.
Il y a une volonté de montrer qu’ils sont normaux, dans la réalité c’est toujours une prison à ciel ouvert pour les femmes où elles sont soumises à l’autorité légale d’un homme
Alice Gauvin, journaliste et réalisatrice
La place de la femme en Arabie saoudite change-t-elle vraiment ou est-ce une utopie ?
Je pense que ce qui est important, c’est de montrer que c’est une opération de communication de l’Arabie Saoudite, qui nous dit : "on a changé, on s’ouvre, on se modernise". Pour les femmes, le sort n’a pas changé. On pourrait se faire avoir facilement par les effets d’annonce. Par exemple sur le permis de conduire, le « Dakar » (le rallye automobile, ndlr) , l'autorisation du tourisme.
Dans la réalité, c’est toujours une prison à ciel ouvert pour les femmes. Elles restent soumises à l’autorité légale d’un homme qui a tous les pouvoirs sur elles. La mentalité des hommes saoudiens n’a pas changé parce qu’il y a eu des petits changements dans la loi.