Fil d'Ariane
On aurait aimé qu’elle s’appelle Héloïse ou Sœur Gwendoline, enfin, un nom du Moyen Âge invitant à la rêverie. Hélas, on n’en sait rien. Les scientifiques ne sont ni poètes ni romanciers. Ils l’ont nommée B78, du numéro de fouilles de la tombe où ils l’ont trouvée.
Avant d’être des ossements, B78 fut pourtant une personne. Elle vivait au nord-ouest de ce qui forme aujourd’hui l’Allemagne. D’un milieu sans doute aisé, elle eut peut-être des parents aimants, une famille nombreuse et, pourquoi pas ?, un soupirant. Des bonheurs, des abattements, des espérances. Fut-elle habitée d’une foi fervente, d’une vocation ? Contrainte par la pression économique ou celle de l’usage ? B78, en tout cas, semble bien avoir pris un jour le voile. Nous sommes à la fin du XIème siècle.
C’est sur le site allemand de Dalheim, une petite ville de Rhénanie, que sont trouvés ses restes, en 2014. Rien d'exceptionnel. Ils reposent dans ce qui fut le cimetière d’un ancien ensemble religieux unissant une église et un monastère. Ce dernier, aujourd’hui disparu, paraît avoir été actif entre le IXème et le XIVème siècle. Il abritait une communauté de chanoinesses obéissant à la règle de Saint-Augustin.
B78 fut rappelée à Dieu vers son âge mûr, entre 45 et 60 ans. Une longévité commune, en ces temps. D’après les chercheurs qui l’examinent au microscope sept ou huit siècles plus tard, elle n’a pas connu de traumatisme ni de maladies graves. Elle n’a pas dû être astreinte à de rudes travaux physiques. Il lui manque, banalement, deux molaires.
Ses dents, en bon état, intéressent les archéologues. Le tartre qui s’y trouve déposé a la particularité de conserver généralement les traces des micro-organismes mastiqués et donc de mieux connaître les aliments consommés.
Et là, surprise. Outre les débris végétaux attendus, les scientifiques découvrent des centaines de particules d’un bleu éclatant. On les analyse. Il s’agit de lazurite : un composant du lapis-lazuli, qui permet la fabrication d’un pigment : le "bleu outremer". Minerai rarissime, alors extrait uniquement dans ce qui est devenu l’Afghanistan. Comment et pourquoi est-il parvenu sur les dents de notre chanoinesse ?
Un emploi médical ne peut être exclu mais nulle trace écrite n’évoque de telles mixtures en ces lieux. Réponse plus plausible : dans les livres. Le pigment venu de la lazurite, qui valait plus que de l’or, servait principalement à décorer des manuscrits particulièrement précieux. On l’emploie, en particulier, pour colorer le manteau de la Vierge Marie, bleu selon la tradition.
Mais comment ce pigment se retrouve-t-il dans la bouche de B78 ? Celle-ci aurait-elle poussé la dévotion jusqu’à lécher ou embrasser les enluminures ? Ce n’est pas l’usage en Occident, et il en aurait fallu beaucoup pour que s’incruste un tel dépôt.
Des conclusions plus crédibles s’imposent aux archéologues, qui publient aujourd’hui leur étude dans Science Advances : que la religieuse ait eu le minerai en bouche soit en tant que préparatrice, soit en tant qu’utilisatrice du bleu outremer. Dans le premier cas, elle aurait pu avoir régulièrement aspiré le lapis-lazuli lors de ses manipulations mais la supposition reste hasardeuse. Elle correspond mal, en outre, à ce que l’on sait de la division du travail dans ces communautés.
"D’après la distribution du pigment dans sa bouche, nous avons conclu que le scénario le plus probable était qu’elle peignait elle-même avec le pigment et léchait le bout du pinceau en peignant”, explique l’une des auteures de l’étude, Monica Tromp, de l’Institut Max Planck. Si c’est le cas, elle était donc copiste.
Il s’agirait, observe leur rapport, de "la première preuve directe de l'utilisation de ce pigment rare et coûteux par une femme religieuse en Allemagne". La plupart des manuscrits médiévaux ne sont pas signés, a fortiori leurs enluminures. On a supposé un peu vite qu’ils n’étaient l’œuvre que d’hommes.
Sans marquer une révolution dans la recherche, le témoignage posthume de la moniale de Dalheim rappelle le contraire. "Cela ne m’a pas surprise, cela m’a ravie, raconte sur le site Popular Science Alison Beach, professeur d’histoire de la Ohio State University et co-auteure de l’étude. Cela suggère que beaucoup de choses sans signature ont été produite par des femmes", remarque-t-elle.
Ainsi Claricia, une enlumineuse allemande du XIIIe siècle signait-elle, malicieuse, non pas de ses initiales, mais d'un autoportrait subtilement glissé dans son oeuvre - au début du psaume Quid gloriaris in malicia qui potens es in iniquitate, ses mains soutenant l'œil de la lettre et son portrait formant la "queue" de la lettre Q.
Claricia, 13th-century German illuminator who included a self-portrait in a South German psalter in which she portrays herself forming part of the letter Q #womensart#SelfPortraitSaturday pic.twitter.com/aqVi7pb1F5
— #WOMENSART (@womensart1) 2 février 2019
Une lettre d'époque, mentionnée par l’étude sur B78, détaille un échange "entre un dirigeant d'un monastère d'hommes et sa communauté de sœurs pour ordonner la réalisation d'un livre liturgique, pour lequel il envoie des parchemins, du cuir, de la soie et des pigments". Des communautés religieuses de cette époque, en Allemagne, étaient composées de nobles et de femmes de la haute société, réputées en matière de copie et d’illustration. Que B78 ait manipulé une matière aussi précieuse que le lapis-lazuli indique qu’elle était d’un très haut niveau, réputée pour son art.
"Les historiens médiévaux ont si peu de sources pour les gens ordinaires. Cet indice du lapis-lazuli ouvre toute une fenêtre sur la vie d’une jolie femme ordinaire à une époque où nous n’avions pratiquement aucune source , se réjouit Alison Beach. Ce n’est pas une reine, ni une duchesse. Elle est juste une personne qui a vécu et travaillé et qui est morte." Une femme en bleu et une artiste, qui mérite peut-être aujourd’hui, message transmis, de retrouver son repos.