Fil d'Ariane
Alors que les spectateurs insouciants du Buenos Aires Lawn Tennis Club scrutent la petite balle jaune frappée à pleine violence par les raquettes des joueurs de tennis de l’équipe d’Argentine et des États-Unis en pleine Coupe Davis, à quelques kilomètres de là, 14 mères désœuvrées se réunissent pour la première fois dans l’indifférence sur la place de Mai. Elles veulent obtenir des informations sur la disparition de leurs enfants auprès des autorités militaires qui ont pris par la force le pouvoir le 24 mars 1976. En signe de protestation, elles tournent autour de la pyramide au centre de la place. C’est le début des fameuses rondes des mères de la place de Mai. C'était il y a 40 ans.
Il n’y avait que nous et les pigeons !
Haydeé Gastelú, mère de disparu
« Il n’y avait que nous et les pigeons ! » dit Haydeé Gastelú présente lors de ce premier rassemblement. Haydeé est la mère d’Horacio, un jeune homme qui a été séquestré en août 1977 par un groupe armé alors qu’il se trouvait dans la maison de sa petite-amie dans la banlieue de Buenos Aires. Horacio étudiant en biologie était en train de réaliser son service militaire et, selon sa mère, il était surveillé car on le soupçonnait d’appartenir à une organisation politique de gauche ; un « crime » pour les militaires en cette période de guerre froide et de lutte armée contre les « subversifs » communistes soutenu par les États-Unis au sein du plan (ou opération) Condor visant à supprimer les militants à travers toute l'Amérique du Sud, en Argentine, au Chili, en Bolivie, au Brésil, ou encore au Paraguay et en Uruguay.
Comme les autres mères, Haydeé se souvient des moindres détails de ce premier rassemblement qui a donné lieu aux fameuses rondes sur la place de Mai juste en face de la Casa Rosada (la Maison Rose). Le siège du pouvoir exécutif argentin. « Nous savions que le dictateur Jorge Rafael Videla (auteur du coup d’état et décédé en 2013 en prison) n’était pas là », raconte Haydeé Gastelú. « Il était parti en visite dans la ville de Cordoba (à 800 km a nord-ouest de Buenos Aires) et de toute façon, comme tous les autres responsables, il refusait de nous parler. »
J’ai fait ma première ronde en mai 1977, quelques semaines après la toute première car pour être honnête au début je n’en comprenais pas encore l’importance
Marta Ocampo Vásquez, mère de disparue
Dans son salon cossu du quartier chic de Recoleta à Buenos Aires, Marta Ocampo Vásquez, présidente de l’association des Mères de la place de Mai-ligne fondatrice (une autre association des mères qui a été créée après la dictature en 1986 en raison de nombreux différents idéologiques avec d’autres mères de la Place de Mai) s’assoit avec difficulté dans son canapé. Elle tend le bras et attrape posé sur un meuble une petite boite de laquelle elle sort son fameux foulard blanc. Elle le met sur sa tête et le noue en regardant droit devant elle juste au dessous du portrait peint de sa fille disparue, Maria Marta, quand celle-ci était encore enfant. « J’ai fait ma première ronde en mai 1977, quelques semaines après la toute première car pour être honnête au début je n’en comprenais pas encore l’importance. J’y suis allée sans peur, mais mon mari lui était paniqué. Il craignait qu’il m’arrive quelque chose. On commençait tout juste à être plus nombreuses, une vingtaine à peu près, et je me souviens que des policiers en civil nous avaient encerclées car ils ne voulaient pas nous laisser accéder à la place. L’un d’entre eux avait arrêté une mère par le bras et je l’ai attrapé par sa veste. Son pistolet est tombé par terre, il l’a récupéré et il s’est enfui. Au début nous n’avions pas encore le foulard blanc avec les noms de nos enfants disparus dessus. C’est en octobre 1978 que nous l’avons utilisé pour la première fois lors d’une pérégrination religieuse à Luján (banlieue de Buenos Aires) pour nous reconnaître entre mères. Car un jeune homme du nom de Gustavo Niño qui s’était fait passé pour un frère de disparu a gagné notre confiance, surtout celle d’Azucena Villaflor, et il nous a trahies. C’était un agent infiltré de la Marine du nom d’Alfredo Astiz. Les informations qu’il a données à ses supérieurs ont permis l’arrestation d’Azucena Villaflor et de deux sœurs religieuses françaises, Alice Dumont et Léonie Duquet. On a retrouvé les restes d’Azucena dans un cimetière en bord de mer de la province de Buenos Aires en 1984. Mais c’est seulement en 2005 que l’équipe de médecins légistes a confirmé qu’il s’agissait bien d’Azucena Villaflor et qu’en raison de nombreuses fractures que comportaient son squelette on en a déduit qu’Azucena a passé ses derniers instants dans un vol de la mort (procédé qu’utilisaient les militaires pour exécuter leurs victimes en les jetant dans la mer depuis un avion, transmis par des officiers français, nostalgiques de la colonisation, qui l'avaient "testé" durant la guerre d'Algérie) ».
Je pensais, comme toutes les autres mères d’ailleurs, que j’allais revoir ma fille et mon gendre
Marta Ocampo Vásquez, mère de disparue
Marta Vásquez fait une courte pause. Agée de 90 ans, elle a le souffle court et a de plus en plus de mal à parler. Elle reprend sa respiration, après quelques longues secondes, et continue son récit : « Je me souviens que lorsque j’ai participé à la ronde je pensais, comme toutes les autres mères d’ailleurs, que j’allais revoir ma fille et mon gendre. Ils ont tous les deux étaient enlevés le 14 mai 1976 chez eux. Je vivais à Mexico car mon époux travaillait en tant que diplomate à l’ambassade d’Argentine. Il était cinq heures du matin, heure locale du Mexique, quand nous avons été réveillés par un coup de téléphone d’un de nos enfants. Il était affolé et il m’a dit : Maman ! Ils ont enlevé Maria Marta et César ! Nous ne comprenions pas pourquoi ils les avaient enlevés » dit Marta Vasquez en soupirant.
Cette nuit là, les militaires ont réalisé une opération d’envergure en enlevant sept personnes. Ils avaient tous un point commun. Ils apportaient de l’aide aux familles qui vivaient dans le bidonville du quartier de Flores à Buenos Aires. Il n’en fallait pas plus pour être enlevé par les militaires en cette période de dictature. Maria Marta, la fille de Marta Vásquez, était psychopédagogue et donnait des cours de soutien aux élèves en difficulté du bidonville. Selon une des amies qui travaillait avec elle, María Marta était enceinte quand elle a été enlevée dans la nuit du 14 mai 1976. « Quand la démocratie est revenue, dit Marta Vásquez dans son canapé, des journalistes étrangers m’ont interviewée. Ils ont été très surpris quand je leur ai dit que ma fille allait revenir. Cette réaction de leur part m’a énormément blessée. »
Marta Ocampo Vasquez est morte le 18 novembre 2017, sans jamais avoir eu de traces de sa fille et son gendre.
Je n’oublierai jamais ce premier rassemblement. Quand je suis arrivée, j’ai vu au dessus d’un groupe de personne, la photo de mon fils Ricardo. Il souriait et il avançait. J’ai vraiment cru que mon fils était vivant
Elsa « Chicha » Massa, mère de disparu
À 300 km de Buenos Aires, près de la rivière aux couleurs argentées du Parana, Elsa « Chicha » Massa se souvient de la première fois où elle a participé à un rassemblement des mères de la place de Mai dans sa ville de Rosario. « Au début je ne voulais pas y participer car je tremblais de peur. Quand les militaires de la Triple A (Alliance Anti-communiste Argentine) sont venus chez moi pour enlever mon fils Ricardo, ils ont détruit notre maison avec une bombe. Mon mari et moi avions peur pour la sécurité de notre fille qui était enceinte. Mais quelques années plus tard, je ne me souviens plus de la date exacte, je suis allée à un rassemblement des mères de la place de Mai. Antérieurement, des militants m’avaient demandé de leur donner une photo de mon fils disparu pour faire un panneau. Je n’oublierais jamais ce premier rassemblement. Quand je suis arrivée, j’ai vu au dessus d’un groupe de personne, la photo de mon fils Ricardo. Il souriait et il avançait. J’ai vraiment cru que mon fils était vivant et qu’il venait me voir. Je me suis effondrée en pleurant » dit Elsa Massa, âgée de 92 ans, au téléphone.
Son fils, Ricardo a été enlevé le 26 aout 1977. Il avait juste 30 ans. Ricardo était un jeune médecin et un fervent militant péroniste (mouvement politique dit « populiste » crée autour de l’ex président Juan Perón) qui avait de l’influence dans son entourage et de l’ambition. Pour alléger sa peine son défunt mari lui susurrait à l’oreille que son fils se cachait à l’étranger. Pendant des années, Elsa Massa a guetté le téléphone en espérant que son fils l’appelle pour lui dire : « Maman, je suis en Europe. Je suis vivant. Ne t’inquiète pas. » Mais en vain. « Je vis depuis 40 ans avec la douleur de cette perte dans mes entrailles » ponctue Elsa Massa avant de raccrocher.
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Aujourd’hui c’est jeudi. Le jour de la semaine où les mères de la place de Mai continuent à se rassembler pour faire la ronde depuis maintenant 40 ans. Hebe de Bonafini est encore dans son bureau, quelques minutes avant la ronde. Cette femme qui épouse l’histoire des Mères de la Place de Mai, amie des défunts Hugo Chavez et Fidel Castro, a perdu deux de ses enfants pendant cette dictature. Jorge le 8 février 1977 et Raúl le 25 mai 1978. Hebe de Bonafini dit avoir participée à la toute première ronde mais plusieurs témoignages affirment le contraire. Ses premiers rassemblements dateraient de mai 1978. Peu importe, car Hebe reste un symbole. « Pour nous, faire la ronde autour de la pyramide de la place de Mai c’était une manière de rendre visible nos enfants disparus ! » crie cette femme arborant le célèbre foulard blanc sur sa tête avant d’être interrompue par un de ses jeunes assistants.
« Au fil des rassemblements et des rondes, on est passées d’une vingtaine à plus d’une soixantaine de mères en moins de deux mois. Je me souviens que lors d’une de mes premières rondes en 1977, la police a commencé à nous taper avec des matraques pour nous disperser. Ça a été le commencement des répressions à notre encontre et nous avons terminé plus d’une fois détenues et envoyées en prison. Je n’oublierai jamais ces mères qui insultaient et repoussaient les policiers qui nous chargeaient dessus avec leurs chiens et chevaux » conclut d’un ton ferme Hebe de Bonafini avant d’aller participer à sa deux-mille-trentième ronde sur la place de Mai.